Dossier - Enjeux nordiques

Développer la bioénergie pour atténuer les gaz à effet de serre dans les collectivités nordiques et autochtones du Canada

Le contexte énergétique des collectivités nordiques hors réseau

Les collectivités nordiques, dont la plupart sont autochtones, font face à de nombreux défis, notamment le coût élevé et fluctuant de l’énergie. Le manque d’accès à une énergie stable et abordable limite le développement économique et augmente le stress environnemental dans de nombreuses collectivités isolées dans le Nord canadien. Il existe environ 200  collectivités isolées qui ne sont pas connectées au réseau électrique nord-américain, et qui dépendent du diesel pour répondre à leurs principaux besoins en électricité et en chauffage (Ressources naturelles Canada, 2018). En 2020, 682  millions de litres de diesel ont été utilisés pendant l’année pour la production d’énergie dans les collectivités hors réseau (Pembina Institute, 2020). Ceci représente des émissions de deux millions de tonnes équivalent CO2 par an pour une population d’environ 200  000  habitants. On parle donc de 10  tonnes équivalent CO2 par personne et par an, soit plus du double du Canadien moyen, qui génère 4,1  tonnes équivalent CO2 par an en électricité et en chauffage domestique (Statistique Canada, 2018).

Dans le contexte de la lutte aux changements climatiques, le Canada s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effets de serre (GES) de 40 à 45  % sous les niveaux de 2005 d’ici 2030. Le remplacement du diesel par la bioénergie dans les collectivités nordiques fait partie de la stratégie canadienne de transition vers les énergies renouvelables à faibles émissions de carbone. L’utilisation du diesel dans les collectivités crée aussi de nombreux problèmes économiques, environnementaux et sanitaires. Le diesel est souvent transporté sur des milliers de kilomètres, sur des routes hivernales qui ne sont praticables que lorsque la glace est suffisamment épaisse pour le transport ou à l’inverse sur des rivières qui ne sont navigables que durant les périodes de dégel. En raison de ces longues distances de transport et de l’instabilité des conditions de transport, le prix de l’énergie dans les collectivités éloignées peut être jusqu’à deux fois plus élevé que ce que paie le Canadien moyen (Heerema, 2019). De plus, les problèmes de santé sont fréquents en raison des infrastructures précaires, des maisons mal isolées ou des fuites dans les réservoirs de diesel, qui peuvent entraîner une contamination du sol ou des eaux souterraines, avec des répercussions sur la qualité de l’air et l’approvisionnement en eau.

Le gouvernement du Canada a mis en place des programmes de subventions pour aider les collectivités éloignées et autochtones à lutter et à s’adapter aux changements climatiques. La bioénergie fait partie des programmes d’énergies renouvelables prioritaires, avec l’objectif d’investir dans les infrastructures et des systèmes de chauffage à la biomasse ou des systèmes de production combinée de chaleur et d’électricité (appelée cogénération) pour remplacer le diesel. Cependant, l’utilisation des systèmes de bioénergie est encore relativement récente, la plupart des collectivités n’ayant au plus que quelques saisons d’expérience opérationnelle. Par conséquent, il est essentiel de documenter davantage la filière bioénergie dans les écosystèmes nordiques afin de mieux comprendre les différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement en biomasse ainsi que le potentiel d’atténuation des GES. Dans cet article, nous présentons brièvement les résultats d’études réalisées en collaboration avec des communautés autochtones afin de mettre en perspective les défis ainsi que leur rôle majeur dans cette stratégie d’adaptation aux changements climatiques.

L’importance de la durabilité des chaînes d’approvisionnement en biomasse

La biomasse forestière est une ressource renouvelable qui peut être utilisée comme substitut aux combustibles fossiles (charbon, diesel, gaz naturel) dans la production de chaleur, d’électricité et de carburants de transport, et qui peut donc atténuer les émissions de GES. Selon les données de l’Agence internationale de l’énergie, la bioénergie à base de biomasse représente environ 10  % de la production énergétique mondiale et 70  % de la chaleur fournie par les énergies renouvelables, et sa consommation mondiale devrait augmenter rapidement au cours des prochaines décennies. Au Canada, la bioénergie est la deuxième source d’énergie renouvelable du pays après l’hydroélectricité et représente environ 5  % de l’approvisionnement énergétique total. Alors que les politiques énergétiques cherchent à augmenter la capacité des énergies renouvelables en encourageant les développements à grande échelle comme le cobrûlage de la biomasse dans les centrales au charbon, on observe un intérêt croissant pour le développement alternatif des énergies renouvelables à l’échelle communautaire ou locale, appelé micro-réseau. Les motivations de la transition bioénergétique menée par les communautés sont diverses et visent non seulement la réduction des GES, mais aussi à promouvoir le développement économique rural et à atteindre l’indépendance et la sécurité énergétique (Zurba et Bullock, 2020).

Pour s’assurer que la filière bioénergie soit durable et profitable environnementalement et financièrement, il est primordial de comprendre les différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement en biomasse. La chaîne d’approvisionnement en biomasse forestière se divise en plusieurs opérations dont l’ordre peut être modifié selon le contexte géographique et les besoins des fournisseurs et des utilisateurs (Figure 1). Généralement, les étapes sont les suivantes : récolte, traitement ou transformation, transport, conditionnement et entreposage, combustion. Il est à noter que les étapes peuvent varier selon le type de biomasse utilisé. Au Canada, la majorité de la biomasse forestière utilisée dans la filière bioénergie provient de résidus de coupes, résidus de sciage ou résidus provenant des forêts perturbées par les feux ou les insectes ravageurs (Mansuy et al., 2018). Ces résidus sont ensuite transformés en granules de bois avec des taux d’humidité très faibles et sont brûlés dans des fournaises à haut rendement énergétique pour produire de l’électricité et de la chaleur. Afin de respecter ses engagements en matière de gestion durable des forêts, le Canada ne récolte pas d’arbres vivants pour la filière bioénergie, et la récolte des résidus provenant des coupes forestières est généralement inférieure à 50  % du total disponible. Les conséquences écologiques de la récolte de biomasse à des fins de bioénergie sont donc minimes au Canada.

Figure 1. Schéma simplifié des chaînes d’approvisionnement en biomasse et en combustibles fossiles.

Évaluer les possibilités de réduction des GES et leurs incertitudes

La bioénergie n’est pas carboneutre, c’est-à-dire qu’il y a des émissions de carbone lors du transport et de la combustion de la biomasse. En outre, lorsque la forêt repousse, le carbone est stocké dans les arbres et dans les sols, compensant ainsi pour le carbone émis par combustion. L’évaluation du potentiel d’atténuation des GES avec la bioénergie est donc complexe et dépend de nombreux facteurs, tels que le combustible fossile remplacé, le type de biomasse utilisé, les distances de transport, l’efficacité de conversion des fournaises à bioénergie et le taux de croissance et de décomposition de la forêt où la biomasse a été récoltée (Laganière et al., 2017). Ainsi, l’analyse du potentiel de réduction en GES pour la bioénergie requiert toujours de comparer un scénario utilisant la biomasse à celui utilisant un scénario de combustible fossile dit de référence (Figure 1). Le temps à partir duquel on peut observer une diminution des GES entre le scénario fossile de référence et celui de la bioénergie peut être très variable et est appelé le temps de parité de séquestration du carbone. Il s’agit du temps écoulé entre la récolte de la biomasse pour la production de bioénergie et le moment où le bilan carbone du système compense la perte de carbone qui aurait été stockée si la biomasse n’avait pas été récoltée.

Pour déterminer la durée de cette période qui est primordiale pour déterminer l’efficacité du système, les analyses de cycle de vie ont souvent été utilisées, car elles permettent de considérer les facteurs d’émissions des GES durant les différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement en biomasse et celle du combustible fossile. Dans le cadre d’un projet financé par le Bureau de recherche et de développement énergétiques (BRDE), des analyses de GES ont été menées dans la localité de Fort McPherson, qui se trouve dans les Territoires du Nord-Ouest (Figure 2). Fort McPherson a été choisie parce que cette collectivité est située à plus de 100 km au nord du cercle arctique et importe des granules de bois provenant de l’Alberta depuis plusieurs années pour son système de bioénergie (Buss et al., 2022). De plus, la collectivité dispose de ressources forestières locales non exploitées qui sont actuellement à l’étude pour la filière bioénergie. Par conséquent, la collectivité représente une opportunité unique d’évaluer les bénéfices de la bioénergie dans des conditions extrêmes nordiques éloignées.

Figure 2. Situation géographique de Fort McPherson dans les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O) ainsi que la route utilisée pour acheminer la biomasse par camion. Fort McPherson fait partie de l’entente territoriale des Gwich’in et dispose de ressources forestières locales sans valeur pour la foresterie commerciale. Des analyses sont en cours pour évaluer leur potentiel pour la bioénergie sous condition de pratiques durables.

Les analyses ont montré que les réductions des GES peuvent être rapides, même pour une collectivité située à 100 km au nord du cercle arctique (Figure 3). Dépendamment des scénarios testés, les réductions de GES peuvent être obtenues dans un délai de 2 à 37  ans pour les granules de bois produit à base de résidus de scierie à 2 900 km de la collectivité ou 1 040 km. Pour les copeaux de bois récoltés et produits à proximité de la collectivité (de 3,3 km à 50 km), selon les scénarios, le délai passe de 0 à 20 ans. En plus du type de biomasse utilisée, certains paramètres, comme les distances de transport, l’efficacité de la fournaise ou encore le climat doivent être pris en considération avec attention, car ils peuvent influencer les délais de séquestration de carbone. Néanmoins, ces résultats démontrent que l’utilisation de la biomasse forestière locale ou importée pour remplacer le diesel des collectivités nordiques peut générer une réduction des GES dans un délai qui correspond aux préoccupations actuelles en matière de changements climatiques.

Figure 3. Estimation du temps de parité de carbone pour huit différents scénarios. Pour les copeaux et granules, l’efficacité de conversion (EC) de la fournaise a été testée à 65 %, 75 % ou 90 % et des distances variant de 3,3 km à 2 900 km. Les valeurs en dessous de 0 indiquent une réduction des émissions de GES relative au scénario fossile comparé en fonction du temps.

Des retombées économiques et sociales pour les communautés

En plus des objectifs de réduction des émissions de GES, la bioénergie offre des retombées socioéconomiques pour les communautés autochtones. Cependant, les communautés font souvent face à des obstacles économiques, opérationnels, socioculturels et environnementaux pour mener à bien les projets de bioénergie. Les barrières identifiées comprennent un investissement initial élevé, les défis logistiques et opérationnels liés au développement durable et rentable d’une chaîne d’approvisionnement en bois et les possibilités limitées de leadership communautaire (Buss, Mansuy et Madrali, 2021 ; Zurba et al., 2020).
Les défis liés aux risques environnementaux sont moins importants ; cependant, les communautés s’accordent à dire que les changements climatiques sont le principal facteur environnemental qui perturbe la chaîne d’approvisionnement en bioénergie. Pour maximiser les chances de succès des projets de bioénergie d’un point de vue environnemental, mais aussi socioéconomique, il est donc primordial de développer le leadership et l’engagement des communautés. Cette étape nécessite souvent la collaboration avec un «  champion  » local pour développer le projet. Son rôle comprend la coordination avec les consultants externes et les représentants du gouvernement pour sécuriser du soutien financier grâce à des programmes de subventions gouvernementaux. Il est aussi important de motiver les membres de la communauté et de former les personnes qui souhaitent s’impliquer dans les activités quotidiennes comme la gestion de projet, assurer le bon fonctionnement des équipements ou mettre en place des pratiques de récolte de biomasse durables. Cette étape est fastidieuse, mais ne doit pas être négligée, car elle est la clé pour susciter l’intérêt des membres de la communauté, et s’assurer ainsi que les investissements et les bénéfices environnementaux et socioéconomiques profitent à la communauté sur le long terme.

Les projets de bioénergie dirigés par les Autochtones visent également à promouvoir la gestion communautaire des ressources et l’autonomie dans le développement et la gestion de l’énergie. Le transfert des prises de décision aux autorités locales permet ainsi de réduire la dépendance d’une communauté vis-à-vis des ressources externes telles que la main-d’œuvre, l’expertise et la matière première, comme la biomasse importée. L’utilisation d’une matière première et d’une main-d’œuvre locale peut créer des emplois locaux et des possibilités de formation pour la gestion de la biomasse locale (c’est-à-dire la récolte, le stockage, la gestion de la fournaise) plutôt que de dépendre sur une expertise externe. Dans l’étude de Buss et al. (2022), il a ainsi été estimé que l’utilisation de la biomasse locale pour la bioénergie pourrait créer jusqu’à 642  jours d’emploi à temps plein à Fort McPherson. En plus de la création d’emploi, les revenus et les dépenses provenant de la production et de la vente de bioénergie restent dans la communauté et le coût de l’énergie se trouve réduit. Le coût estimé de l’énergie pour les copeaux de bois locaux varie de 34  $ à 56  $/GJ et de 29  $ à 41,52  $/GJ pour les granules de bois importés, contre 45  $/GJ à 62  $/GJ pour le diesel importé.

Intégrer la bioénergie aux écosystèmes nordiques

Les écosystèmes nordiques, et les populations qui y vivent sont particulièrement vulnérables aux conséquences des changements climatiques. Les répercussions y sont déjà perceptibles sur la productivité et la répartition d’écosystèmes, le régime de perturbations comme les feux de forêt, la biodiversité, ainsi que sur les infrastructures, l’économie et la santé des collectivités. Certaines communautés ont déjà mentionné les changements climatiques comme barrière majeure au développement de la bioénergie, considérant les conséquences sur l’accessibilité de la biomasse, sa qualité, la productivité des forêts, le transport et les infrastructures de stockage (Buss, Mansuy et Madrali ; 2021). Dans un contexte de changements rapides des écosystèmes nordiques, il est donc nécessaire d’intégrer la filière bioénergie comme partie intégrante des stratégies d’adaptation aux changements climatiques afin de concevoir et de mettre en œuvre des pratiques durables et politiques adaptées aux conditions futures. Par exemple, afin de diminuer la pression sur ces écosystèmes déjà vulnérables, certaines communautés autochtones récoltent la biomasse en suivant les pratiques traditionnelles et ancestrales de gestion du territoire et d’éviter ainsi la compétition avec les autres valeurs et services du paysage. Certaines collectivités sont particulièrement exposées au risque de feu de forêt et réfléchissent à la façon d’intégrer de façon proactive la récolte de biomasse pour la bioénergie à la gestion du combustible forestier à risque afin de mitiger l’augmentation du risque de feu de forêt.

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