Enjeux de société

La sensibilisation aux changements climatiques au prisme de la preuve photographique : le cas des groupes environnementaux

Dès le début des années 1990, les groupes environnementaux ont commencé à créer des campagnes afin de rendre les faits scientifiques sur les changements climatiques intelligibles pour les publics non spécialisés. Ces images, conceptualisées en quantité considérable, permettent de concrétiser les enjeux et les impacts du phénomène. Différentes tactiques sont employées pour inviter directement les spectateur.rice.s à agir rapidement. Certaines sont régulièrement convoquées : les images-savoir qui révèlent des données (graphiques, cartes, diagrammes), la mise en scène de protagonistes engagé.e.s dans la crise climatique ou encore les images spectaculaires visant à provoquer une réaction émotionnelle chez les spectateur.rice.s (Catellani, 2016). Néanmoins, une stratégie se démarque en raison de son usage récurrent pour contourner l’incertitude climatique et pour pallier le caractère intangible des phénomènes en cause. Il s’agit de l’usage de la photographie pour fournir des preuves visuelles. Cet article décortiquera la manière dont la photographie acquiert le statut de preuve afin de communiquer par l’image la gravité des impacts de la crise climatique, en plus de l’urgence d’agir. Une brève analyse de la rhétorique visuelle permettra de comprendre comment les changements climatiques sont perçus et rendus significatifs comme discours socialement et culturellement construit dans ces images de sensibilisation.

Contourner l’incertitude climatique

La sensibilisation aux changements climatiques est marquée par une relation particulière entre le domaine scientifique et les groupes environnementaux. Le premier a d’abord admis la détection du phénomène par l’accumulation et l’analyse de données sur le climat. Les seconds se sont appuyés sur ces connaissances scientifiques afin d’attirer l’attention des publics non spécialisés sur les enjeux de la crise climatique, par la conceptualisation de matériel visuel ou discursif dévoué à la sensibilisation. Ce même matériel s’avère nécessaire afin de fournir des preuves pour contrer la notion d’incertitude qui marque l’histoire des changements climatiques. Cela est expliqué par le fait que les projections sont incertaines et que les impacts varieront en fonction de différents contextes et facteurs.

Cependant, cette même notion d’incertitude fut reprise comme outil politique par certains acteurs afin de décrédibiliser le discours et les connaissances scientifiques (Gelbspan, 1997; Doyle, 2016). Mentionnons à titre d’exemple la fondation de la Global Climate Coalition (GCC) créée un an après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1989, qui comprenait des puissances industrielles américaines comme Exxon, Ford et Chevron. Jusqu’en 2002, l’objectif du GCC visait principalement à nuire à la crédibilité de la science des changements climatiques par un discours qui exagérait son caractère incertain, tout en faisant pression sur le gouvernement américain contre la réduction des gaz à effet de serre (Gelbspan, 1997; Doyle, 2016). Cette entreprise a eu un impact considérable sur la reconnaissance de la gravité du phénomène par les publics non spécialisés, étant aussi combinée à une couverture médiatique très faible en plus de reportages journalistiques qui altéraient le consensus scientifique sur la crise climatique, en attribuant une attention égale aux climatosceptiques et aux scientifiques du climat (Doyle, 2016). Dans ce contexte, les groupes environnementaux ont eu un important rôle à jouer pour communiquer la gravité des impacts des changements climatiques hors de la communauté scientifique, afin de s’opposer aux stratégies visant à décrédibiliser la crise. Différentes actions militantes ont été réalisées à cet effet, telles des cascades publicitaires par lesquelles des activistes se sont suspendu.e.s en harnais ou des actions de mobilisation audacieuses comme des blocages aériens. Parmi les nombreuses stratégies sollicitées par les groupes environnementaux pour contrer la persistance de l’incertitude, la photographie est souvent favorisée en raison de sa capacité à enregistrer de manière dite objective1 ce qui se trouve devant l’objectif de l’appareil photographique.

Le rôle de l’image dans l’historique de la sensibilisation environnementale

L’image occupe un statut particulier dans l’historique de la sensibilisation de nombreux groupes environnementaux, et ce, depuis bien longtemps. À cet égard, Greenpeace est un cas probant. L’organisation se démarque des autres par l’attention qu’elle accorde à la création et la diffusion de clichés. L’image accompagne les différentes activités de mobilisation de l’organisation dès ses balbutiements dans les années 1970. Elle est sollicitée pour attirer l’attention du public sur les problèmes environnementaux tels que la pollution des océans ou la déforestation, qui sont très souvent ignorés par les médias traditionnels. Ses premières opérations sont ainsi marquées par la réalisation et le partage de photographies de ses membres en action. Ces clichés (qualifiés d’image-évènement) sont créés dans le but de marquer la conscience collective, afin de transformer la manière dont le public interprète et visualise le monde qui l’entoure (DeLuca, 1999). Ces images-évènements documentent ainsi des actes politiques de résistance partagés massivement dans les médias de masse. C’est pourquoi Greenpeace a recours dès ses premières activités aux technologies de communication, comme la photographie ou la vidéo, qui permettent une diffusion massive et rapide de leurs images dans les médias. Ces stratégies de sensibilisation axées sur l’image favorisées par Greenpeace connaissent un succès (DeLuca, 1999), si bien qu’elles sont imitées et reprises par d’autres groupes environnementaux, tels qu’Extinction Rebellion.

Photographie et changements climatiques : l’image comme preuve

Le rôle attribué à l’image par les groupes environnementaux devient prépondérant dans le contexte de la crise climatique. Celle-ci ne permet plus uniquement de partager les actions de ses membres, mais elle agit désormais comme véritable preuve visuelle de l’impact des changements climatiques grâce au médium photographique. La photographie permet de surpasser la nature complexe et difficilement visible des changements climatiques, afin de la rendre tangible et visible par l’image. Pour ce faire, des tactiques fondées sur l’idée voulant qu’il soit nécessaire de «  le voir pour le croire  » (seeing is believing) sont utilisées. Très présente en Occident, cette idée met de l’avant le fait que nous vivons dans une société fortement médiatisée par l’image. C’est particulièrement grâce à la visualité que nous arrivons à traiter les informations. La photographie occupe une place particulière dans ce système où l’image agit comme preuve. Cela est notamment expliqué par une association entre le fonctionnement de l’œil et l’appareil photographique (Lavoie, 2017). Le discours climatique s’inscrit donc dans cette idée de preuve par l’image, alors que l’argumentation visuelle est essentielle afin de contourner deux difficultés importantes. Il se trouve que la temporalité complexe du phénomène, en plus de sa nature difficilement visible expliquée par la difficulté de voir ses impacts au quotidien, ont une incidence considérable dans la visualité des changements climatiques (Doyle, 2016). D’une part, la temporalité du phénomène est un enjeu majeur lorsqu’il est nécessaire de communiquer sa réalité visuellement, puisque celle-ci se situe sur différentes modalités du temps. Plus précisément, cette temporalité se situe dans le passé où le phénomène prend source, dans le présent en fonction de la compréhension scientifique, et dans le futur lorsque ses impacts se feront plus concrètement ressentir. D’autre part, la condition difficilement visible de la crise climatique pour les publics non spécialisés ne participe pas à son intelligibilité, en raison de la prédominance de données scientifiques complexes sur le climat actuel et passé. Ces deux contraintes font en sorte qu’il est très difficile de communiquer la réalité de la crise. C’est pourquoi les campagnes cherchent à concrétiser les risques et les enjeux, en privilégiant la visualisation d’évènements spécifiques par la photographie. Les images réalisées selon ce principe documentent les dommages environnementaux et font la promotion de la beauté visuelle des lieux menacés par les impacts. Le médium photographique est ainsi favorisé, car il permet de dévoiler par la visualité cette nature menacée.

Par conséquent, une stratégie couramment employée par les groupes environnementaux tels que Greenpeace est l’usage de la photographie pour documenter les effets dommageables des changements climatiques sur les glaciers.

La documentation de la fonte des glaciers pour visualiser les impacts de la crise

Les photographies qui documentent la fonte des glaciers sont des exemples significatifs de ce processus par lequel l’image est investie de l’idée de preuve visuelle. Il importe de souligner que la figure du glacier occupe plus largement une position fondamentale dans les discussions entourant les changements climatiques, particulièrement lorsque le glacier est représenté comme fragilisé et menacé de disparaître (Rastad Bjørst, 2010). C’est ainsi que la documentation par la photographie des glaciers est favorisée dans les campagnes de sensibilisation des groupes environnementaux. La campagne réalisée en 2002 par Greenpeace avec le photographe suédois Christian Åslund reflète ces considérations (Figure 1).

Figure 1. Greenpeace/Christian Åslund, Glacier Retreat, 2002. Photographie en noir et blanc: Sigvald Moa, Isbre i Kongsfjorden Svalbard, 1918, Institut polaire norvégien à Trømso.

Bien qu’elle fût réalisée il y a près de vingt ans, cette campagne est encore souvent partagée par Greenpeace ou d’autres organisations comme preuve irréfutable de l’impact du phénomène2. Réalisée sur l’archipel de Svalbard dans l’océan Arctique, elle met en scène le glacier Blomstrandbreen. La série consiste en sept photographies comparatives procédant de la même manière. Celles-ci sont des comparaisons visuelles entre deux clichés d’un même site pris à deux époques différentes. Deux photographies du même lieu sont ainsi mises en miroir ; une première de 1928 tirée des archives de l’Institut polaire norvégien à Tromsø, puis une seconde prise en 2002 par Åslund. Les caractéristiques visuelles sont quasi identiques, seulement la taille du glacier et la couleur de l’image varient (Figure 1). Cette mise en scène temporelle vise à incarner la fonte du glacier en raison des activités anthropiques, sur une période d’environ quatre-vingts ans. Les spectateur.rice.s peuvent donc observer la disparition progressive du glacier. Par ailleurs, les qualités esthétiques des images définissent la série. Autrement dit, les photographies tirées des archives ne furent pas seulement choisies pour leur capacité à dévoiler l’évolution du glacier au fil du temps. En réalité, elles incarnent la beauté ou même l’attrait des lieux. Les clichés sont ainsi savamment construits, puisque le point de vue est soigneusement choisi pour dévoiler la beauté naturelle du site (Figure 2). Cela permet aux spectateur.rice.s de prendre conscience de la splendeur du territoire. Dès lors, ces photographies s’inscrivent dans un registre émotionnel. Elles font preuve d’un souci esthétique censé susciter une réponse émotive chez les spectateur.rice.s, les encourageant à s’engager dans la lutte contre les changements climatiques.

Figure 2. Greenpeace/Christian Åslund, Glacier Retreat, 2002. Photographie en noir et blanc: Ebbe Arneberg, Kongsfjorden Svalbard, 1939, Institut polaire norvégien à Trømso.

En plus de rendre tangible le phénomène en dévoilant par la visualité ses impacts, ce type de clichés axé sur la documentation des glaciers agit aussi symboliquement (Doyle, 2016). La perception habituelle des régions polaires, considérées comme un territoire préservé et intouché par les activités humaines, est mise en opposition avec les dommages visibles sur le glacier. Cela est d’autant plus flagrant dans la captation de la première preuve photographique de la présence des changements climatiques, réalisée par Greenpeace en 1997 (Doyle, 2007). Il s’agit d’un cliché ayant pour sujet le fractionnement de la banquise Larsen B en Antarctique (Figure 3). La menace environnementale pesant sur l’Antarctique est ici soulignée par le cadrage serré de l’image, qui met l’accent sur l’immensité de la fissure du glacier. Cette immensité est d’autant plus exacerbée par la petitesse de la figure humaine se trouvant tout juste à côté. L’opposition visuelle entre la figure humaine et les dommages sur le glacier dans l’image révèle aussi une opposition morale (Doyle, 2007), c’est-à-dire que les impacts négatifs des activités humaines sont mis en évidence par les dommages visibles sur le glacier, en représentant l’humain comme une intrusion dans ce paysage naturel.

Figure 3. Greenpeace/Steve Morgan, Crack in the Larsen B Ice Shelf, 1997.

Conclusion : les limites des preuves visuelles

Somme toute, ces preuves photographiques insistent sur la nécessité de dévoiler par la visualité la beauté des lieux menacés par les impacts des changements climatiques. Ces images, comme celles documentant la disparition des glaciers, peuvent entraîner un sentiment de nostalgie chez les spectateur.rice.s qui constatent la perte de ces joyaux naturels. Les preuves ont pour effet de construire des vues nostalgiques d’un paysage perdu à tout jamais, alors qu’elles ont plutôt pour intention initiale d’inscrire le phénomène dans le présent, tout en montrant que les impacts des changements climatiques se font ressentir depuis le début du XXe siècle (Doyle, 2009). En effet, la photographie documentaire vient apposer des limites temporelles sur un phénomène dont la temporalité est complexe.

C’est particulièrement le cas pour les photographies comparatives qui ont pour but d’illustrer la fonte des glaciers (Figure 1 et Figure 2). Les changements climatiques sont représentés comme un évènement à court terme dont la temporalité est fixe (sur un intervalle d’une centaine d’années, par exemple), plutôt qu’une crise environnementale continue (Doyle, 2009). Cette temporalité de la photographie visant à documenter un moment précis entre donc en conflit avec celle du phénomène, créant du même coup une distance temporelle avec les spectateur.rice.s qui interprètent ces images comme des photographies avant/après. Cela est également accentué par le contraste entre l’image en noir et blanc et celle en couleurs des photographies comparatives. Par ailleurs, la rhétorique utilisée démontre une propension à inscrire les changements climatiques dans un registre polaire. Le discours de la crise est ainsi localisé dans l’Arctique ou l’Antarctique, ce qui ne rend pas compte des enjeux globaux de la crise. L’expérience humaine est d’autant plus mise de côté par ces campagnes. Les vastes paysages polaires quasi exotiques semblent totalement déconnectés de la sphère sociale, ce qui empêche l’individu de faire un lien avec son propre contexte. En somme, l’analyse de la rhétorique visuelle de ces campagnes nous permet de comprendre l’influence qu’elles peuvent avoir dans la définition et la communication des changements climatiques, en ce sens où elles favorisent un discours qui peut éloigner de la compréhension des causes et enjeux. Celui-ci devrait être compris puis visualisé comme une crise appartenant autant au présent qu’au futur, en plus d’avoir un impact sur l’ensemble du vivant, et ce, peu importe le territoire. Des campagnes de sensibilisation qui reconnaîtraient et choisiraient avec précision leurs spectateur.rice.s cibles favoriseraient la prise d’actions concrètes. En s’écartant de ce registre polaire, les campagnes pourraient fournir des exemples locaux plus près des réalités actuelles et quotidiennes des individus, afin qu’ils prennent conscience du rôle qu’ils peuvent jouer dans la lutte aux changements climatiques (O’Neill et Hulme, 2009).

Le caractère objectif de la photographie fut démonté à de nombreuses reprises par les historien.ne.s de la photographie. Ils et elles affirment qu’il ne s’agit pas d’une réplique de la réalité, mais bien d’une représentation construite par l’humain, c’est-à-dire par le ou la photographe. Pour plus d’informations, voir l’ouvrage La preuve par l’image dirigé par Vincent Lavoie (2017).

Cette campagne connait une diffusion massive depuis 2002. Elle fit l’objet de nombreux articles (notamment pour le National Geographic) et elle fut reprise dans un discours de Sheldon Whitehouse au Congrès américain

Nos partenaires

Université de ShebrrookeGériqQuébecCUFEPIRESS
© Le Climatoscope Conception et programmation: Balise
Le Climatoscope