Dossier - Limites Planétaires

Les déchets: angle mort des limites planétaires

En 2015, le programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) publiait le Global Waste Management Outlook (GWMO). Il s’agissait de la toute première étude scientifique ayant pour objectif d’offrir un bilan de la gestion mondiale des déchets municipaux. C’était également un appel à l’action destiné à encourager les gouvernements à reconnaître que la gestion rationnelle des déchets et des ressources contribue à la fois au développement durable et à l’atténuation des changements climatiques. En mars 2024, le PNUE rendait public le second GWMO. Dès l’introduction de ce nouveau rapport, les personnes l’ayant rédigé constatent que « peu de choses ont changé [depuis 2015]. Au contraire, l’humanité a reculé – générant davantage de déchets, davantage de pollution et davantage d’émissions de gaz à effet de serre (GES) » [notre traduction] (PNUE, 2024). En dépit de ces données accablantes, les travaux de l’équipe ayant développé le concept de « limites planétaires » (LP) semblent avoir ignoré l’importance de la production de déchets, de la relation entre les déchets et les neuf LP et, plus généralement, l’incidence des déchets sur l’ensemble des processus terrestres.

Déchets, gaz à effet de serre et changements climatiques : quelle relation ?

Cette ignorance serait en partie due au fait que nous ne disposons pas de données complètes et fiables sur la production de déchets. En effet, les chiffres et statistiques qui suivent ne visent qu’un seul type de déchets, soit le déchet municipal. Or, en 2012, par exemple, les déchets municipaux comptaient seulement pour environ 3 % de l’ensemble des déchets solides produits au Canada. Les 97 % restants étaient constitués principalement de résidus de sables bitumineux, de résidus miniers et de déchets agricoles à propos desquels les données sont au mieux parcellaires (Statistique Canada, 2012). Le Global Waste Management Outlook 2024 précise que les déchets municipaux comprennent les déchets résidentiels et commerciaux (ex. : petits détaillants), mais excluent les déchets industriels, agricoles, médicaux et ceux issus de la construction à propos desquels «  les données font cruellement défaut  » (PNUE, 2024). Par conséquent, ces chiffres sous-estiment l’ampleur de la production mondiale de déchets et donc de leurs effets réels et potentiels sur le système terrestre.

Sachant cela, quelles sont les conclusions du GWMO ? À l’échelle mondiale, seulement 19 % des déchets municipaux sont recyclés ou compostés, 11 % sont incinérés, 37 % sont éliminés dans des décharges et 33 %, c’est-à-dire le tiers des déchets municipaux produits annuellement, sont dispersés dans l’environnement sans autre modalité ou tout simplement brûlés en marge de tout contexte réglementaire. Par ailleurs, on estime que la production mondiale de déchets connaîtra une croissance de plus de 70 % au cours des trois prochaines décennies, passant de 2,3 milliards (G) de tonnes (T) en 2023 à une estimation de 3,8 GT en 2050 (PNUE, 2024). Excluant les émanations issues des transports, en 2018, les émissions de gaz à effet de serre (GES) produites par ces tonnes de déchets comptaient pour environ 5 % des émissions globales de GES. Les projections du PNUE (2024) pour 2050 suggèrent que la mauvaise gestion des déchets coûtera annuellement environ 640,3 G de dollars à l’ensemble de la planète. De ce montant, 443 G de dollars, soit près de 70 % du montant total, serviront uniquement à payer les externalités négatives générées par cette mauvaise gestion, dont celles associées aux problèmes de santé publique et aux changements climatiques. En 2020, ce montant était de 361 G de dollars. Au Québec, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) remarquait en 2022 que les lieux d’enfouissement du Québec (qui reçoivent environ 96 % des matières résiduelles générées annuellement dans la province) avaient émis, en 2018, près de 2,5 millions (M) de tonnes d’équivalent CO2, soit 3 % des émissions totales de GES du Québec (BAPE, 2022). L’exemple du plastique illustre bien la place croissante qu’occupera la gestion des déchets dans les bilans mondiaux de GES. En 2020, 367 M (millions) de tonnes de plastique ont été produites. Cette production est appelée à connaître une croissance soutenue au cours des prochaines décennies. Des travaux récents estiment qu’environ 6 GT métriques de plastique ont été utilisées et jetées au rebut depuis 1950. Ce chiffre devrait atteindre 26 GT métriques d’ici 2050. Contrairement à d’autres déchets, tels que le verre ou l’aluminium, seulement 9 % de tout le plastique produit aurait été recyclé. De tous les plastiques générés depuis 1950, 79 % se seraient retrouvés au dépotoir alors que 12 % auraient été brûlés. Si l’on considère l’entièreté du cycle du plastique (extraction, transport, raffinage, production, déchets et dispersion dans la nature), les émissions mondiales annuelles de GES dues au plastique sont d’environ 4,5 %. On estime par ailleurs que la demande mondiale de plastique pourrait doubler d’ici 2050 et plus que tripler d’ici 2100, avec une augmentation presque équivalente des émissions de GES (OCDE, 2022). De cet amas de chiffres apparaissent deux évidences sur l’horizon 2050 : la production mondiale de déchets connaîtra une forte croissance et elle s’accompagnera d’une croissance tout aussi forte à la fois de la quantité, mais aussi de la diversité des gaz à effet de serre (CO2, méthane et polluants organiques persistants ou éternels). Alors, pourquoi le concept de « limites planétaires » ignore-t-il largement les déchets ? La suite de cet article présente deux hypothèses pouvant expliquer cet état de fait.

Les limites planétaires et les déchets : un problème méthodologique

La première hypothèse s’intéresse aux fondements conceptuels et méthodologiques des limites planétaires. En 2020, une équipe internationale et multidisciplinaire de recherche constatait que le concept de «  limites planétaires » offrait une image incomplète de ce qu’est l’espace de fonctionnement sûr pour l’humanité, car le modèle employé sous-estime l’importance voire ignore non seulement la production de déchets, mais aussi la relation entre les déchets et les neuf LP et, plus généralement, les conséquences des déchets sur l’ensemble des systèmes terrestres. Selon cette étude, bien qu’il soit rarement évoqué, le succès de toute dynamique environnementale durable est toujours assujetti à la (mauvaise) gestion des déchets qui détermine, ultimement, où se trouvent les valeurs limites, chose que ne fait pas le concept de LP. Toujours selon la même étude, l’accumulation de déchets serait la cause principale du dépassement d’une majorité (6/9) des limites planétaires. Autrement dit, les LP seraient donc aussi liées à la capacité d’assimilation des déchets par les différents systèmes terrestres (Downing et al., 2020). De plus, ces mêmes limites planétaires n’ont pas été imaginées de façon à pouvoir intégrer la répartition régionale des causes et des conséquences de la transformation du système planétaire, de l’évolution historique de celles-ci, des dynamiques expansionnistes, des relations de pouvoirs, des processus de verrouillage sociaux ou encore de la portée des enjeux et débats sociaux relatifs, par exemple, à la justice, aux inégalités ou encore au droit qui exercent une influence déterminante sur le comportement des gens, des sociétés et des institutions. Ce sont ces mêmes systèmes et phénomènes sociaux qui organisent la production et la dispersion des déchets qui sont aussi générateurs de relations sociétales non durables avec la nature. Finalement, en se focalisant de façon étroite sur le maintien des conditions héritées de la période de l’Holocène, les LP ignorent en quelque sorte les problèmes, tels que ceux induits par les déchets de plastique, qui n’existaient pas dans le monde préindustriel de l’Holocène.

La production d’ignorance à propos des déchets

La seconde hypothèse s’intéresse aux conditions de la production de données et d’information à propos des déchets. À ce titre, le traitement que l’équipe de scientifiques aux origines du concept des limites planétaires réserve aux déchets n’est pas unique, mais plutôt symptomatique de la relation que nous — personnes, sociétés et institutions — entretenons avec les déchets : nous les ignorons largement et pour cette raison, nous en savons encore très peu à leur sujet. Comment peut-on expliquer cette ignorance ?

Classiquement, l’ignorance entendue comme non-connaissance découle d’une information incomplète ou absente qui est corrigée par de nouvelles données scientifiques et de nouveaux faits. Par exemple, le journal britannique The Guardian (2024) rapportait que l’analyse d’images satellitaires par une équipe internationale de recherche avait permis de détecter, de 2019 à 2023, 1 256 énormes fuites de méthane issues de décharges au Pakistan, en Inde, au Bangladesh, en Argentine, en Ouzbékistan et en Espagne. Ces nouvelles données permettront notamment d’améliorer les pratiques de gestion des déchets et de mieux comprendre les conséquences de l’enfouissement des déchets sur les changements climatiques. Dans d’autres cas, l’ignorance est considérée comme une caractéristique intégrale et donc normalisée du mode de fonctionnement d’une institution ou d’une organisation. On parlera ainsi d’ignorance institutionnelle ou organisationnelle, car elle marginalise ou invisibilise des connaissances et des savoirs potentiellement inconfortables, mais qui existent. Par exemple, les émissions militaires de GES ne sont jamais ouvertement évoquées dans les négociations sur le climat. Les États jouissent ainsi d’un haut degré de flexibilité dans le choix des types d’émissions nationales qu’ils déclarent. À titre illustratif, en 2017, la production de GES par l’armée américaine était équivalente à la quantité totale de GES produite par des États industrialisés tels que la Suède, le Danemark ou encore le Portugal (Crawford, 2022). De plus, les données relatives à la production mondiale de déchets militaires (pensons notamment aux déchets générés par les conflits armés) demeurent, quant à elles, encore approximatives, mais potentiellement très importantes.

Par ailleurs, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les incidences sur les droits de l’homme de la gestion et de l’élimination écologiquement rationnelles des produits et déchets dangereux dénonçait justement le fait que les « États ont institutionnalisé l’externalisation [des déchets] au moyen de lois nationales discriminatoires et d’un système dépassé de gestion mondiale des produits chimiques et des déchets » (Rapporteur spécial, 2020).

Finalement, l’ignorance peut aussi être « mobilisée comme une ressource, permettant de détourner, d’obscurcir, de dissimuler ou d’amplifier la connaissance de manière à accroître la portée de ce qui reste inintelligible » [notre traduction] (McGoey, 2016). Par exemple, en décembre 2023, la Cour fédérale du Canada rendait une décision dans laquelle elle annulait le décret du gouvernement fédéral visant à ajouter le plastique à la liste des substances toxiques au titre de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement de 1999 (Cour fédérale, 2023). Cette affaire a non seulement mis en évidence le rôle croissant des tribunaux nationaux dans la gouvernance mondiale de la pollution plastique, mais aussi comment les institutions judiciaires, tant nationales qu’internationales, peuvent être stratégiquement mobilisées par les intérêts de l’industrie du plastique pour retarder l’adoption de réglementations et ainsi détourner l’attention des méfaits sanitaires et environnementaux causés par le plastique. Les travaux et recherches de Statistique Canada, du BAPE, du PNUE, de l’OCDE ou encore les enquêtes journalistiques nous permettent de rattraper les retards accumulés dans la production de données et d’information relatives aux déchets et d’ainsi mieux comprendre les répercussions des déchets sur la production de GES et, plus généralement, sur les systèmes terrestres. Les deux derniers exemples révèlent, quant à eux, comment ces mêmes données peuvent être marginalisées, détournées ou encore occultées pour des raisons diplomatiques ou encore économiques. Bref, la production et la mobilisation des connaissances à propos des déchets ne sont pas qu’un problème scientifique; elles sont aussi un enjeu politique et sont constitutives des rapports sociaux de pouvoir qu’il nous est aujourd’hui impossible d’ignorer.

Conclusion

En effet, les déchets tout comme les pollutions, les contaminations et autres radiations sont désormais les nouveaux communs négatifs planétaires pesant lourdement sur chacune des limites planétaires. Comme le souligne le Rapporteur spécial des Nations Unies cité plus haut, « les stratégies de décarbonation et de détoxification doivent être intégrées et devraient être mises en œuvre dans le respect des droits humains ». L’humanité devra ainsi adopter des règles destinées à améliorer la gestion de ces déchets et à assurer une redistribution juste de leurs effets de façon à garantir un espace opérationnel et existentiel réellement sûr pour l’humanité. Seules une meilleure connaissance et une réelle prise en compte des conséquences environnementales et sociales des déchets permettront d’atteindre ces objectifs sur une planète où le déchet est sur le point de devenir le marqueur stratigraphique annonciateur d’une nouvelle ère géologique : le « Molysmocène », ou l’ère des déchets.

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