Dossier - Limites Planétaires

Les limites planétaires: garder la Terre dans des conditions viables pour les sociétés humaines

Pourquoi des limites planétaires ?

L’état, le fonctionnement naturel et la stabilité de la planète sont régis par les propriétés d’un ensemble de sous-systèmes terrestres bien connus : l’atmosphère, l’hydrosphère (océans, lacs et rivières), la lithosphère (la croûte terrestre), la cryosphère (glaciers et banquises) et la biosphère (le monde vivant). Ces sous-systèmes sont le siège de processus essentiels tels le climat (effet de serre, moussons, courants marins et atmosphériques, etc.), les cycles des éléments naturels (phosphore, azote), le cycle de l’eau, la photosynthèse par les êtres vivants, etc. Ces mécanismes sont complexes, interreliés et régulent les conditions environnementales de la planète, par exemple la température moyenne qui y règne, la fréquence et l’intensité des précipitations et des événements météorologiques extrêmes (ouragans, sécheresses, inondations, feux de forêt, canicules, etc.), la chimie des océans, l’abondance et le type d’espèces vivantes ou la disponibilité de l’eau potable.

Quoique la Terre ait constamment évolué au cours des 4,6 milliards d’années de son histoire, les conditions ont peu fluctué durant les 10 000 dernières années. Cette période géologique appelée Holocène a vu les sociétés humaines prendre leur essor. Or, comme toute espèce, l’être humain interagit avec son milieu. Mais l’expansion humaine et ses activités ont acquis une telle ampleur que notre incidence sur la nature interfère avec les processus terrestres naturels, de sorte que certaines modifications sont déjà observables sur les plans climatique, hydrologique et biologique (GIEC, 2021). Ce constat amène des scientifiques à conclure qu’on ne peut exclure qu’à force de perturber les processus naturels, des seuils critiques soient franchis, déclenchant des modifications telles qu’elles fassent ultimement sortir l’humanité de l’environnement stable et hospitalier de l’Holocène.

Qu’est-ce que les limites planétaires ?

L’enjeu est alors de déterminer jusqu’à quel niveau de telles pressions peuvent modifier les processus biophysiques terrestres sans avoir de répercussions négatives sur les sociétés humaines. Cette préoccupation a été abordée selon différentes approches. C’est ainsi qu’une équipe de recherche du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a montré dans son ouvrage Les limites à la croissance que les prélèvements et les taux de pollution croissants pouvaient atteindre les limites de la capacité de la planète, conduisant ultimement à un déclin des systèmes humains (Meadows et al., 2017). La notion d’empreinte écologique, basée sur la mesure du territoire nécessaire à la production et la consommation d’une société ainsi qu’à l’absorption de ses déchets, s’exprime en nombre de planètes requises ou en «  journée du dépassement  », donnant ainsi une limite aux activités humaines. Un autre exemple est fourni par la notion d’empreinte environnementale limite, qui vise à quantifier les niveaux soutenables d’émissions de carbone, de consommation de matières, d’eau et d’utilisation de territoires (Hoekstra et Wiedmann, 2014).

Cette question a également été explorée selon une autre perspective en 2009, par des scientifiques regroupés au sein du Stockholm Resilience Centre, qui a donné naissance au concept de limites planétaires. Celles-ci sont des limites aux modifications anthropiques imposées aux divers processus biophysiques terrestres permettant, selon les données de la littérature scientifique, d’éviter de déclencher des transformations qui bouleversent les conditions environnementales favorables du passé (Rockström et al., 2009).

La démarche a consisté à identifier d’abord les processus essentiels au fonctionnement terrestre qui sont sous pression anthropique. L’étape suivante a porté sur le choix d’un indicateur, appelé variable de contrôle, pour caractériser de manière appropriée chaque processus. Finalement, des valeurs limites associées à ces indicateurs ont été évaluées afin de rester suffisamment loin de seuils critiques. L’ensemble des limites planétaires définit ce que les signataires de l’étude appellent un « espace opérationnel sécuritaire pour l’humanité » (Rockström et al., 2009).

Des processus terrestres à préserver

Neuf processus biophysiques terrestres essentiels sous pression humaine ont été identifiés. Ils sont répertoriés dans le tableau 1 avec les causes principales de leur perturbation et les risques qui y sont associés.

Pour définir la valeur des limites planétaires, les scientifiques ont proposé de prendre comme référence le fait que certains processus pouvaient éventuellement franchir des seuils, appelés points de bascule, au-delà desquels des transformations abruptes peuvent survenir, et ce, à l’échelle continentale ou globale. La limite planétaire vise à rester à une « distance » sécuritaire d’un tel seuil. Un processus typique suivant un point de bascule est schématisé à la figure 1.

Prenons comme exemple le climat qui se réchauffe sous l’effet des émissions de gaz à effet de serre, notamment celles de dioxyde de carbone (CO2). Les travaux récents suggèrent qu’avec une hausse de la température supérieure ou égale à 1,5 °C, la probabilité de franchir des points de bascule pouvant avoir des répercussions à l’échelle mondiale est faible, mais non nulle (Lenton, 2019). La probabilité de basculement augmente avec la température et varie selon les processus. Parmi ces événements critiques, on recense la fonte totale de la calotte polaire antarctique ou groenlandaise, ou une transformation abrupte du régime de précipitations associées aux moussons.

Tous les processus n’évoluent pas nécessairement selon la trajectoire radicale d’une transition abrupte, mais peuvent plutôt suivre des trajectoires plus graduelles (figure 1). Par exemple, la transformation des territoires par les activités humaines diminue progressivement leur capacité à stocker du carbone, sans qu’il y ait de seuil critique connu. Néanmoins, même graduelles, si les transformations devenaient trop importantes, elles pourraient influencer d’autres processus ou conduire au franchissement d’une autre limite planétaire. Par exemple, des prélèvements trop élevés d’eau douce pour des besoins humains peuvent priver les écosystèmes d’une partie de l’eau qui est nécessaire à leur fonctionnement, à leur résilience ou à leur survie, influençant alors l’intégrité de la biodiversité. Il est donc requis de se tenir à bonne distance de ces valeurs critiques.

Avons-nous dépassé des limites planétaires ?

La figure 2 montre la valeur des limites planétaires telles que proposées par les scientifiques, et les compare à l’ampleur des modifications actuelles. On peut voir que sur les neuf limites, six ont été franchies. L’acidification des océans est également proche d’atteindre sa limite tandis que l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique reste à bonne distance de sa limite.

L’exemple de la transformation des territoires

Pour illustrer la démarche entourant les limites planétaires, considérons un processus en particulier, soit la transformation des territoires, aussi appelée changement d’usage des sols. Ce processus réduit progressivement l’espace nécessaire à la survie des espèces et altère les services que rendent les écosystèmes aux sociétés. Les écosystèmes jouent notamment un rôle important dans la régulation du climat par l’absorption du CO2 et les échanges d’eau avec l’atmosphère. Ces effets sont jugés essentiels et permettent de justifier l’inclusion de la transformation des territoires parmi les limites planétaires.

À ce titre, la forêt constitue un ensemble d’écosystèmes essentiels qui subissent une régression graduelle. C’est ainsi que l’indicateur qui a été choisi pour représenter la transformation des territoires est le pourcentage de forêts restantes par rapport à l’époque préindustrielle, en considérant trois biomes : les forêts tropicales, boréales et tempérées (Richardson, K. et al., 2023).

La limite planétaire (75 %) est basée sur les limites planétaires de chaque biome : pour la forêt tropicale, la limite est fixée à 85 % de forêt intacte, ce qui correspond au seuil au-delà duquel la déforestation de forêt tropicale, conjointement avec les changements climatiques, pourrait convertir cette dernière en savane (Richardson, K. et al., 2023). Du fait de sa contribution essentielle à la régulation du climat, la limite de la forêt boréale est également fixée à 85 %. Pour la forêt tempérée, la valeur est de 50 %, car la forêt tempérée contribue moins à la régulation du climat. En tenant compte de la surface de chaque biome, on détermine une limite planétaire de 75 %, une valeur actuellement dépassée (il reste aujourd’hui 60 % des forêts de la période préindustrielle).

Considérer les interférences entre processus

Les valeurs des limites planétaires présentées à la figure 2 sont établies indépendamment sans tenir compte des interférences qui existent entre les différents processus terrestres. Or, un processus peut en influencer d’autres, la détérioration d’un processus ayant généralement tendance à fragiliser les autres (Lade et al., 2020). Le réchauffement climatique, par exemple, touche l’intégrité de la biodiversité, ce qui diminue sa capacité à séquestrer du carbone. Citons aussi les molécules qui causent l’appauvrissement de la stratosphère en ozone, qui sont aussi des gaz à effet de serre, ou les altérations des cycles de l’azote (N) et du phosphore (P), qui réduisent l’intégrité des écosystèmes.

Une autre illustration des phénomènes d’interactions est donnée par l’exemple de la transformation des territoires. Comme ce processus est un des facteurs principaux à l’origine de la disparition des espèces, si la limite planétaire relative à l’intégrité de la biodiversité était respectée, cela signifierait probablement que la limite correspondant à la transformation des territoires le serait également (Steffen et al., 2015).

Par ailleurs, la modification d’un processus terrestre peut influencer la limite planétaire d’un autre processus. Par exemple, le réchauffement climatique pourrait à terme diminuer la quantité d’eau douce que les sociétés peuvent prélever de manière sécuritaire (Lade et al., 2020). De façon générale, l’effet des interactions entre processus terrestres est de diminuer la valeur des limites planétaires (Lade et al., 2020). Autrement dit, le fait qu’il existe des interactions entre les processus rétrécit l’espace opérationnel sécuritaire de l’humanité.

Complexité, incertitudes scientifiques et critiques

Aussi avancée que soit la recherche sur les limites planétaires, et de l’aveu même du groupe de scientifiques à l’origine du concept, les connaissances actuelles de ce champ d’études restent trop fragmentaires pour pouvoir décrire avec toute la justesse et la précision requises des mécanismes aussi complexes que les processus terrestres, leurs interdépendances, les points de bascule et les seuils à ne pas franchir.

Il apparaît ainsi difficile de représenter par un seul indicateur un processus aussi complexe que l’intégrité de la biodiversité. L’indicateur utilisé a ainsi évolué : alors que l’indicateur initial était le taux d’extinction des espèces, les signataires mêmes de l’étude avaient conscience de la limite qu’une variable unique comme celle-ci puisse représenter rigoureusement l’intégrité de la biodiversité (Rockström et al., 2009 ; Mace et al., 2014). Cet indicateur a ainsi évolué depuis 2009 grâce à l’avancée des connaissances, à certaines critiques et grâce au travail d’autres équipes de recherche.

De même, le recours à la surface de forêts intactes pour caractériser la transformation des territoires ne prend pas en compte la perte des autres écosystèmes terrestres comme les prairies, les milieux humides, la toundra, etc. Ainsi, il appert que la caractérisation de chacun des processus terrestres par une seule grandeur demeure un défi quand on considère l’ensemble de leurs dimensions et de leur complexité.

Les progrès scientifiques ont également permis de proposer récemment des indicateurs pour la dispersion d’aérosols et la pollution chimique, qui n’en avaient pas jusqu’alors, et ainsi de proposer des limites planétaires pour ces processus (Richardson et al., 2023).

Transformation globale ou locale ?

Une autre critique concerne le fait que, contrairement au réchauffement climatique ou à l’acidification des océans, plusieurs des processus considérés ne sont pas sujets à des points de bascule au-delà desquels le fonctionnement terrestre puisse être altéré à l’échelle globale. Ceci est notamment le cas pour la biodiversité, qui ne semble pas devoir s’effondrer brusquement à l’échelle globale (Mace et al., 2014). Des scientifiques ont donc remis en question la pertinence de définir une limite planétaire pour ce genre de processus.

Selon les scientifiques du Stockolm Resilience Centre, l’adoption de limites planétaires est justifiée pour tous les processus terrestres — y compris pour ceux qui ne présentent pas de seuil global —, et ce, pour deux raisons : premièrement, le déclin graduel d’un processus (par exemple, la transformation des territoires) pourrait influencer un autre processus et déclencher des mécanismes de rétroaction pouvant induire le dépassement d’un seuil critique et engendrer une transformation abrupte et globale (par exemple, le climat).

Deuxièmement, bien qu’un processus n’ait un effet que local ou régional, son importance devient globale s’il est affecté simultanément à de nombreux endroits sur la planète, comme c’est le cas par exemple pour les prélèvements d’eau douce, la transformation des territoires ou les déversements d’azote ou de phosphore.

Au-delà de la science : les implications sociopolitiques

L’établissement de limites planétaires peut sembler une démarche neutre, car il est issu de critères scientifiques. Mais le mieux que la science puisse faire est de fournir avec le plus de précision possible (et imparfaite, dans l’état actuel des choses), une certaine probabilité de franchir des seuils critiques, que ce soit pour le déclenchement d’une transition de grande envergure ou d’interférences avec d’autres processus. La «  distance  » à laquelle on choisit de se tenir à l’écart des seuils critiques de manière sécuritaire relève plutôt de critères normatifs et sociétaux (Rockström et al., 2009 ; Kim et Kotzé, 2021). Il s’agit notamment de déterminer la tolérance au risque des sociétés face aux transformations potentielles du fonctionnement terrestre.

La position des valeurs limites planétaires ne peut donc rester dans les seules mains des scientifiques et devrait impliquer non seulement la société civile dans son ensemble, mais également l’ensemble des nations (Kim et Kotzé, 2021). En effet, les limites planétaires ont des implications pour la gouvernance planétaire et doivent, à ce titre, avoir toute la légitimité requise (Kim et Kotzé, 2021).

De plus, si les limites planétaires donnent des valeurs permettant de conserver l’intégrité des processus à l’échelle globale, elles ne disent rien sur les déterminants à l’origine des transformations en cours, ni sur la manière d’opérationnaliser à l’échelle locale les actions visant à les respecter, ni sur le fait qu’elles ne considèrent pas que les conséquences des crises écologiques touchent les nations de manière différenciée, les pays du Sud global étant davantage concernés (Mace et al., 2014).

Il est pourtant essentiel de savoir quelles seront les mesures les plus légitimes et les plus appropriées à instaurer, et qui devra les mettre en œuvre. Un des grands mérites des limites planétaires est d’apporter une vision planétaire et exhaustive des crises écologiques. Toutefois, si l’humanité veut conserver des conditions environnementales viables, un des défis sera sans doute de savoir partager équitablement l’espace opérationnel sécuritaire de l’humanité pour assurer un fonctionnement terrestre adéquat, et dans ce contexte, de déterminer la responsabilité de chaque nation.

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