Perspectives

Quand la carboneutralité change tout

Le 29 juin 2021, le gouvernement canadien adoptait la Loi sur la responsabilité en matière de carboneutralité et la cible légale de carboneutralité pour le Canada d’ici 2050. À première vue, cette cible ne représente qu’un resserrement quantitatif par rapport à l’objectif précédent de réduction de 80  % à l’horizon 2050, soit un effort additionnel de 25  %.

C’est pour cette raison que nous avions approché ce resserrement des cibles lorsque nous avons commencé à travailler sur la production de la deuxième édition de nos Perspectives énergétiques canadiennes en 2021. Cependant, les résultats de modélisation par nos partenaires de la firme ESMIA Consultants sont venus contredire nos attentes. L’atteinte de la carboneutralité ne peut se faire par des ajustements à la marge des trajectoires de décarbonation précédentes : le zéro, au cœur de la carboneutralité, impose des contraintes fortes qui font que des solutions et des stratégies appropriées pour réduire les émissions de GES de 80 ou même de 90  % deviennent soudainement inacceptables.

En distillant l’évolution des divers scénarios, nous avons extrait quelques observations importantes quant à la nature des enjeux liés à la carboneutralité, voire à des émissions négatives nettes, ce qui sera certainement la nature de la prochaine cible imposée. Ces observations offrent un cadre essentiel pour déployer des actions efficaces sur la voie de la carboneutralité. Les détails de ces analyses peuvent être trouvés dans une série de rapports que nous avons produits au cours de la dernière année1.

Observations

L’atteinte de la carboneutralité en moins de trois décennies ne permet pas les solutions transitoires. Il y a encore quelques années, il était possible de justifier le déploiement de mesures visant à optimiser l’utilisation des combustibles fossiles, de manière à réduire de quelques pour cent les émissions associées. Les exemples sont nombreux : l’incorporation de 5 à 15  % de biocarburants dans l’essence et le diesel, ou l’introduction du chauffage biénergie, qui réduit, sans l’éliminer, la part du gaz naturel. Persévérer sur cette voie, aujourd’hui, n’est pas compatible avec l’atteinte des objectifs du Canada ; cette approche apparaît plutôt comme une façon de protéger le statu quo, en dirigeant les investissements dans des infrastructures qui empêchent la décarbonation complète de l’économie. En plus de réduire les sommes disponibles pour des efforts réellement efficaces de décarbonation, le déploiement de solutions de transition renforce les barrières structurelles en renouvelant des infrastructures dont la durée de vie s’approche de l’horizon des objectifs de carboneutralité ou l’excède.

La réduction des émissions doit être privilégiée par rapport au captage et à la séquestration. Le captage et la séquestration du carbone (CSC) sont souvent présentés comme une voie de moindre mal qui permet d’éliminer le carbone sans avoir à se départir des infrastructures fortement émettrices de GES. Il suffit d’ajouter un appareillage pour recueillir le CO2 à la source et l’enfouir de manière permanente en sous-sol. La réalité, comme toujours, est beaucoup plus ambiguë. Tout d’abord, aucun site de CSC en activité aujourd’hui sur la planète ne s’approche de la carboneutralité ; les procédés de captage laissent invariablement échapper du CO2 (voir, par exemple, Hu et Zhai, 2017), sans compter que les fuites en amont (les émissions fugitives) restent un problème important (Agence internationale de l’énergie 2022a). Avant de parler CSC, y compris le captage direct de l’air, il faut d’abord considérer les options de réduction nette des émissions par des changements de procédé, de technologie ou de comportement. Cela ne veut pas dire, toutefois, de rejeter complètement cette approche, car nos modélisations suggèrent que même avec les meilleures technologies carboneutres disponibles, il faudra encore capter et séquestrer plus de 150 Mt.éq.CO2 au Canada, en 2050. Ces efforts, qui représentent presque deux fois les émissions annuelles actuelles du Québec (!) (MELCC, 2021), seront nécessaires pour compenser les émissions restantes liées à l’agriculture, aux procédés industriels et au transport.

L’efficacité énergétique ne permet pas d’atteindre la carboneutralité. Pour plusieurs analystes, la piste de l’efficacité énergétique est prioritaire pour l’atteinte des objectifs climatiques (Agence internationale de l’énergie, 2022b). Sans nier son importance, il est pourtant évident que l’efficacité énergétique n’offre pas intrinsèquement une voie assurée vers la carboneutralité, car elle cible trop souvent une réduction de la consommation d’énergie, sans égard à la source. Ainsi, une utilisation plus performante des combustibles fossiles ne change pas la structure fondamentale des systèmes énergétiques et sert plutôt, en réduisant le poste de dépense, à diminuer le rendement économique et financier pour passer à des sources d’énergie à émissions nulles. De plus, l’expérience montre que les promesses d’efficacité énergétique sont rarement tenues (voir, par exemple, Fowlie, Greenston et Wolfram, 2018). L’accent mis présentement sur cette voie risque donc de retarder considérablement les transformations structurelles urgentes nécessaires à l’atteinte des objectifs climatiques.
Nos modélisations et analyses suggèrent que le passage à des énergies propres est essentiel, car celui-ci s’accompagne presque systématiquement de gains notables en productivité énergétique. Par exemple, la voiture électrique à batterie améliore d’un facteur trois ou quatre la productivité énergétique : alors que typiquement, 12 à 30  % de l’énergie de l’essence est convertie en mouvement, c’est plutôt 77  % dans le cas de l’électricité (US Department of Energy, 2022). Ce passage vers de nouvelles technologies plus efficaces est aussi l’occasion de revoir des habitudes et des façons de faire. Une stratégie gagnante pourrait soutenir la voiture électrique par l’intégration d’incitatifs à l’autopartage ou au covoiturage, ce qui permettrait de profiter d’une transition technologique pour faciliter les changements de comportement.

L’électrification massive est la clé de l’atteinte de la carboneutralité. L’électrification de l’économie offre de nombreux avantages. Elle permet d’offrir une source d’énergie à très faible impact environnemental, tout en concentrant la responsabilité de cette transformation dans les mains des sociétés publiques, facilitant les investissements et le déploiement des infrastructures. Elle permet, de plus, d’augmenter grandement la productivité énergétique et de réduire la quantité d’énergie nécessaire pour assurer les mêmes services : chauffage, transport, production. Ainsi, passer du chauffage au gaz naturel — où généralement plus de 15 % de la chaleur potentielle est perdue en mauvaise combustion et en fumée envoyée vers l’extérieur — à la thermopompe aérienne — où l’électricité sert à transporter la chaleur de l’extérieur à l’intérieur — permet de réduire d’environ un facteur trois la quantité d’énergie nécessaire pour le même confort. Finalement, l’électrification massive, en favorisant les approvisionnements régionaux, augmente les retombées économiques, tout en rendant plus concrètes les répercussions environnementales de la consommation énergétique.

Ce rôle central de l’électricité dans la transition énergétique explique pourquoi les sociétés de service public doivent déployer dès maintenant les investissements nécessaires pour augmenter la production d’électricité à faible impact environnemental et pour renforcer le réseau de distribution afin que toute la population puisse décarboner ses activités le plus rapidement possible.

Tous les secteurs ne réduiront pas leurs émissions au même rythme. Transformer en profondeur notre relation à l’énergie n’est pas facile. Au fil du temps, bois, charbon, énergies hydrauliques et éoliennes, pétrole, gaz et nucléaire se sont progressivement ajoutés au panier énergétique assurant les besoins et, surtout, les demandes des humains. Pour certains secteurs, il est relativement facile de passer d’une source à l’autre. C’est le cas, par exemple, pour la production d’électricité, le chauffage des bâtiments et certains besoins industriels. D’autres secteurs, tels que celui des transports, à l’exception partielle du transport sur rail, se sont développés en lien étroit avec le pétrole et leur transformation exige de repenser les technologies et les habitudes. Finalement, certains procédés industriels fortement émetteurs, pour la fabrication du ciment, par exemple, et la transformation des métaux, sont contraints par des lois physiques et chimiques. Leur rythme de décarbonation est donc dépendant du développement de solutions ciblées. Cette observation mène à deux conclusions : premièrement, il faut dès maintenant développer des trajectoires de décarbonation sectorielles précises et ambitieuses ; deuxièmement, il faut saisir tous les fruits mûrs possibles, tout en travaillant sur l’ensemble des secteurs.

Les individus ne peuvent porter seuls le poids de l’atteinte de la carboneutralité. Le discours dominant remet trop souvent la responsabilité de la décarbonation entre les mains de la population citoyenne en demandant des changements d’habitudes alimentaires, de voyages, de choix des véhicules, de lieux de résidence, etc. Or, seulement 22  % des émissions canadiennes (Langlois-Bertrand et al., 2021) et 26  % des émissions québécoises (Langlois-Bertrand et Mousseau, 2022b) sont associées directement aux choix individuels, par l’intermédiaire du transport et du chauffage des bâtiments résidentiels. Les trois quarts restants sont le fait de choix industriels, manufacturiers, commerciaux et institutionnels, bien éloignés des leviers citoyens. Pris individuellement, les citoyennes et les citoyens ont, en effet, bien peu de contrôle sur l’aménagement du territoire, l’offre de transport en commun, les normes et les pratiques agricoles ou de construction. C’est pourquoi le poids de la transition doit être assumé collectivement et non pas rejeté sur les épaules des individus dans leurs choix quotidiens. Les données historiques montrent que peu peuvent déployer des efforts importants pour réduire de manière considérable leurs émissions de GES. Ces efforts consomment une grande partie de leur temps et de leurs intérêts, car ils exigent de s’informer, d’identifier les options crédibles et d’éviter presque systématiquement les choix les plus faciles. Pour la majorité de la population, prise par d’autres intérêts et d’autres urgences, ces efforts sont impossibles ou difficilement acceptables. Réduire les barrières au changement implique donc que l’État adapte les règles, les normes ou les primes, et que les options offertes à la population soient compatibles avec l’objectif de carboneutralité. Une telle approche permettrait à toutes et à tous de faire les gestes nécessaires, évitant de faire de la transition un fardeau individuel.

Le défi n’est pas la cible, mais le chemin. Malgré l’apparence, les gouvernements ne peuvent pas, à eux seuls, mener la transition vers la carboneutralité. L’ampleur des changements soulignés par la modélisation exige une participation de toute la société. Chaque geste doit toutefois être cohérent avec l’objectif global, pour minimiser les coûts et accélérer la transformation. Pour ce faire, il est essentiel que les États exercent un leadership fort et une volonté claire de réussir la transition. Ce leadership ne peut s’exercer que par des gestes structurants qui refondent les habitudes quotidiennes et forcent les choix de coupure, c’est-à-dire des changements en profondeur et non pas seulement dans la continuité. Aujourd’hui, de nombreux obstacles structurels limitent ces choix : programmes mal adaptés ; barrières réglementaires et financières ; maintien d’incertitudes quant aux transformations réellement visées. Toutes ces barrières facilitent et, même, justifient l’inertie. Pourquoi prendre des risques si la transition ne se fait pas ? C’est le message qu’envoie Hydro-Québec, par exemple, lorsque la société d’État annonce qu’elle estime que le gaz naturel est essentiel dans le secteur du bâtiment. Dans ces conditions, les autres acteurs du milieu n’ont pas intérêt à jouer contre Hydro-Québec en misant sur des solutions à zéro émission, par crainte d’être pénalisés directement ou indirectement.

Seule une approche stratégique cohérente, compétente et intégrée peut créer le climat de confiance essentiel à un mouvement de fond vers la décarbonation complète de notre société. Malheureusement, Ottawa, et encore plus Québec multiplient les messages confus, ambivalents et incohérents qui décrédibilisent le discours climatique. Il est urgent de corriger cette situation qui satisfait pourtant de nombreuses élues et de nombreux élus.

Le monde ne s’arrêtera pas en 2050. Une fois la carboneutralité atteinte, le système énergétique continuera d’évoluer au rythme des changements concernant les coûts relatifs et les technologies disponibles. La modélisation montre que les solutions optimales pour atteindre la carboneutralité en 2050 entraîneront des coûts inférieurs des deux tiers à ce qu’on prévoyait il y a tout juste trois ans. Ces coûts vont continuer de chuter à mesure que l’objectif de carboneutralité sera intégré dans l’ensemble de nos décisions. Mieux encore, l’analyse du coût de l’électrification de l’approvisionnement en énergie primaire présentée dans Baggio, Joanis et Stringer (2021) montre que la transition pourrait permettre de réaliser des économies considérables à l’horizon 2050.

Conclusion

L’avenir ne survient pas, il se construit. Il est le résultat de gestes et de tendances historiques qui se combinent avec des cassures volontaires (normes, développements technologiques, etc.) et hors de contrôle (catastrophes naturelles ou non). Les analyses et modélisations que nous avons faites montrent que tous les ingrédients sont à notre disposition pour construire un monde à faibles émissions de carbone à l’horizon 2050. Toutefois, ces modélisations ne disent rien sur les inégalités, la protection plus large de l’environnement ou le tissu social qui découleront de ces transformations. Elles ne disent rien non plus sur la capacité de la planète à offrir les produits sur lesquels elles s’appuient de manière durable. Elles nous offrent néanmoins une base d’analyse afin de mieux orienter nos efforts pour améliorer les chances que la société qui résulterait d’une transition réussie soit meilleure pour la grande majorité des citoyens.

Si les rêves sont permis, leur réalisation doit s’ancrer dans une réalité intrinsèque. Nous sommes devant le même dilemme face à la transition énergétique : pour réussir celle-ci tout en améliorant notre société, il faut accepter la réalité et travailler non pas à multiplier les cibles virtuelles, mais à mettre en place une vraie trajectoire de changements. Les observations présentées dans cet article tracent une voie de transition. Une voie qui n’est pas la seule, et qui n’est pas parfaite non plus. Nous pensons toutefois qu’elle offre probablement une des meilleures avenues de succès. À condition, bien sûr, qu’on cesse de reculer.

Langlois-Bertrand et al., 2021 ; Langlois-Bertrand, Mousseau et Beaumier, 2021 ; Langlois-Bertrand et Mousseau, 2022a.

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