Perspectives

Quand publicité automobile et cibles climatiques ne font pas bon ménage

Au Canada, les transports représentent l’un des rares secteurs dont les émissions de gaz à effet de serre (GES) sont en augmentation. La popularité croissante des camions légers – véhicules utilitaires sport (VUS), multisegments, camionnettes et fourgonnettes – est un des phénomènes contribuant largement à cette hausse. En 2020, ils représentaient 79,9 % des véhicules neufs vendus, un record battu annuellement depuis une dizaine d’années (DesRosiers Automotive, 2021). Parallèlement, leur promotion est omniprésente et stimulée par des sommes colossales en publicité, un constat pourtant incohérent avec les objectifs gouvernementaux de ventes de véhicules zéro émission (VZE), l’interdiction de la vente des véhicules à essence en 2035 et les cibles de réduction des émissions de GES.

À travers une analyse de contenu des publicités de camions légers et du cadre réglementaire applicable à la publicité automobile, cet article révèle l’incohérence entre ces messages publicitaires et la volonté des gouvernements de réduire leurs émissions de GES.

La hausse des camions légers : une tendance alarmante

La popularité croissante de ces véhicules au Canada est réelle : leur nombre dans le parc automobile a augmenté de 280 % entre 1990 et 2018 et de 86 % entre 2005 et 2018, comparativement à 10 % et 7 % pour les voitures standards (Environnement et Changement Climatique Canada [ECCC] 2018, 40-42). Cette hausse s’accompagne toutefois de lourdes conséquences climatiques, sans compter les multiples impacts socio-économiques, comme le risque qu’ils posent pour la sécurité des usager.ère.s de la route, la perte d’espaces urbains qu’entraîne leur taille surdimensionnée ainsi que le poids sur la dette des ménages dû à leur prix plus élevé.

La hausse des émissions du secteur des transports – qui représentent d’ailleurs 30 % du bilan de GES du Canada – s’explique majoritairement par la multiplication des camions légers, comme le montre la figure 1. Émettant en moyenne 31 % plus de GES par kilomètre qu’une voiture standard, ces véhicules menacent l’atteinte des cibles climatiques que s’est donné le gouvernement canadien.

Figure 1. Évolution des émissions de GES du secteur des transports au Canada, 1990-2018. Source : ECCC 2020, 9.

Ces véhicules mettent également des entraves à l’atteinte des objectifs de ventes de VZE et de véhicules électriques (VÉ) : la diminution de la demande en pétrole résultant de la vente de ces derniers est compensée par la hausse de celle des camions légers. À titre d’exemple, si la demande mondiale pour les VUS continue de croître au même rythme qu’entre 2010 et 2020, ces véhicules ajouteront deux millions de barils de pétrole par jour
à la demande d’ici 2040, annulant ainsi les économies de carburant de près de 150 millions de voitures électriques (Cozzi & Petropoulos 2019).

Sur le plan sanitaire, ces véhicules énergivores contribuent considérablement à la pollution atmosphérique et, conséquemment, aux maladies et décès qui en résultent (Gouvernement du Canada 2020; Vohra et al. 2021). Puisque la congestion routière exacerbe ces risques sanitaires (Zhang et Batterman 2013), et qu’en raison de leur taille, les camions légers contribuent à accroître cette congestion, on peut affirmer qu’ils représentent une menace à la santé publique.

La publicité automobile : turbomoteur des choix de consommation

Motivée par l’efficacité de la publicité et propulsée par des investissements colossaux, l’omniprésence de la publicité automobile dans la société est incontestable et son influence sur les habitudes de consommation est manifeste : elle fait déjà l’objet d’un consensus scientifique. Elle peut notamment contrôler les perceptions personnelles et les choix de consommation, encourager l’achat de biens dont un individu n’a pas besoin et associer un produit à des valeurs sociales, ce qui explique pourquoi l’industrie automobile canadienne investit des sommes vertigineuses en promotion. En 2019, pour la publicité numérique seulement, cette industrie représentait 19 % des investissements au Canada – soit 1,6 milliard de dollars –, la plaçant au deuxième rang du palmarès des parts d’investissement des secteurs industriels en publicité numérique au Canada (EMarketer, 2019; Briggs, 2020).

Les stratégies publicitaires déployées avec ces sommes sont profitables à l’industrie automobile : presque la moitié des acheteur.euse.s de nouveaux véhicules se dit influencée par les médias et plusieurs recherchent de l’information dans les médias imprimés (Médias d’Info Canada, 2016 ; Médias d’Info Canada, 2017).

Face aux constats concernant les multiples impacts de la hausse des camions légers et l’importance de la publicité automobile, il est justifié d’explorer le contenu de ces messages publicitaires ainsi que le cadre réglementaire auquel est soumise l’industrie.

Méthodologie

D’abord, une analyse de contenu de 132  publicités de camions légers issues
de journaux et de magazines canadiens publiés entre le 1er janvier 2019 et le 1er mai 2020 a été réalisée dans le but d’identifier les stratégies utilisées par l’industrie automobile canadienne pour vendre ces véhicules. La grille suivante a été mise sur pied afin d’analyser ces publicités et les résultats de cette analyse ont été traités avec un logiciel statistique.

Figure 2. Grille d’analyse des publicités

Ensuite, une revue des lois et des normes fédérales et provinciales a été réalisée ainsi qu’un tour d’horizon des pratiques internationales, dans l’intention de comparer les mesures canadiennes à celles d’autres juridictions.

La publicité automobile : un terrain de jeu peu régulé

D’abord, 79 % des publicités des médias étudiés présentent des camions légers, un constat alarmant étant donné leurs multiples impacts négatifs sur la santé et l’environnement. Parmi les camions légers, les VUS et leur version plus petite, les multisegments, se démarquent par leur forte présence dans les publicités. Également, une corrélation apparait entre les marques et modèles les plus vendus au Canada et les publicisés, confirmant l’apport de celles-ci dans les choix de consommation.

Contenu des publicités de camions légers

Parmi les stratégies publicitaires les plus utilisées, la référence à divers événements ou périodes annuels se retrouve dans le tiers des publicités, les plus souvent mentionnés étant des fêtes commerciales (Vendredi fou et Boxing Day). Ces périodes de l’année sont d’ailleurs fréquemment associées, soit dans 65,9 % des cas, à une offre spéciale. Par ailleurs, la rareté est un thème revenant fréquemment dans les publicités de quotidiens (43,2 %).

Figure 3. Catégories de véhicules présentés dans les publicités automobiles recensées

En comparaison avec la ville et la banlieue, les représentations de la nature sont de loin les plus abondantes: près de sept publicités sur dix affichent un ou des élément(s) naturel(s). La forêt, les arbres, la montagne, la neige et les étendues d’eau sont les éléments les plus utilisés. En plus, près d’une fois sur deux, la nature est affichée comme pouvant être dominée ou contrôlée par le véhicule, une image incompatible avec les objectifs environnementaux visant sa protection. La ville et la banlieue sont moins présentes (22 % et 8,3 %) et, conséquemment, les activités urbaines sont très peu fréquentes, alors que celles en dehors de la ville sont plus récurrentes. Les VUS sont toutefois davantage dépeints dans ces trois environnements que les autres camions légers, laissant croire qu’ils sont polyvalents
et expliquant partiellement leur popularité.

Figure 4. Types de véhicules représentés dans les publicités analysées
La catégorie « Mixte ou non identifiable » désigne des publicités dans lesquelles plusieurs types de camions légers sont présentés ou des publicités dans lesquelles il est impossible de déterminer s’il s’agit d’un VUS ou d’un multisegment, ces types de véhicules étant parfois difficiles à différencier.

La famille est très peu visée (5,3 %), mais elle peut être séduite par ces véhicules grâce à d’autres éléments affichés : l’aspect technologique qui revient dans 83,3 % des publicités, le confort (28 %), l’espace de rangement (22,8 %) et le nombre de sièges (15,2 %). Ainsi, les camions légers sont décrits comme étant bien plus qu’un simple véhicule : ils offrent une expérience. D’ailleurs, si les publicités de VUS sont les seules à mentionner le nombre de sièges, elles sont aussi les seules à souligner l’aspect luxueux du véhicule, témoignant encore une fois de sa polyvalence: raffiné, mais également familial. De plus, les familles peuvent être attirées par l’apparence de sécurité de ces véhicules qui est souvent soulignée (66,6  %). Au contraire, la performance du véhicule est peu mentionnée (12,2 %).

Figure 5. Milieux présentés dans les publicités de camions légers

Pour les informations financières, le prix de détail du véhicule est affiché dans moins de la moitié des publicités (40,9 %) alors que les modalités de financement occupent une place beaucoup plus importante (76,5 %). Dans le même ordre d’idées, les offres spéciales sont rarement accompagnées du prix total du véhicule. Les offres de financement représentent donc une des principales stratégies pour vendre les camions légers. Quant à l’économie de carburant, elle est peu présente (5,3 %) et certains messages sont même imprécis : ils soulignent l’«  efficacité énergétique exceptionnelle » du véhicule, sans toutefois mentionner sa consommation en carburant.

Figure 6. Caractéristiques et messages lancés par les publicités de camions légers
Figure 7. Informations financières dans les publicités de camions légers
Cadre réglementaire de la publicité au Canada

La publicité est d’abord réglementée par les Normes canadiennes de la publicité (NCP), un organisme d’autoréglementation qui se sert du Code canadien des normes de la publicité pour évaluer les messages visés par des plaintes. Il comprend notamment des articles interdisant la représentation trompeuse et l’utilisation de messages montrant une conduite dangereuse ou illégale (NCP, 2019). Les résultats précédemment abordés démontrent que ce dernier article, introduit à la suite d’inquiétudes en matière de sécurité publique, a forcé l’industrie à délaisser les messages faisant la promotion de la vitesse. Ainsi, un nouveau resserrement du cadre réglementaire, qui intégrerait des composantes environnementales, aurait le potentiel d’influencer le contenu publicitaire. Ce même article démontre également que les normes sont en mesure d’évoluer en fonction des différents enjeux de société qui émergent.
De plus, certains secteurs – dont l’industrie automobile ne fait pas partie – doivent respecter des codes spécifiques. Néanmoins, il n’y a aucun contrôle en amont de la diffusion des publicités, sauf pour celles destinées aux enfants. Un message ne respectant pas le code n’est que retiré, sans autre conséquence pour l’annonceur (NCP, 2021).

Du côté légal, des outils fédéraux et provinciaux existent. À l’échelle canadienne, la Loi sur la concurrence interdit les indications fausses ou trompeuses. Encore une fois, les messages ne sont examinés qu’après la réception d’une plainte, mais en cas d’infraction, des peines sont prévues (Gouvernement du Canada, 2015). Par ailleurs, aucune législation fédérale spécifique à la publicité automobile n’existe, alors que d’autres secteurs ont été soumis à des lois, comme la publicité des produits du tabac et celle destinée aux enfants, après la reconnaissance de leurs effets négatifs sur le bien-être de la société. Les véhicules énergivores n’ont encore fait l’objet d’aucun encadrement, malgré leurs conséquences néfastes précédemment démontrées.

Des lois provinciales interdisant la publicité mensongère ou trompeuse existent également. L’affichage du prix du véhicule et des modalités de financement est aussi encadré. Qui plus est, une législation québécoise interdit de montrer des gestes illégaux, ce qui devrait inclure la représentation d’un véhicule sur les rives des cours d’eau puisqu’il est interdit d’y circuler. Ces messages pourraient potentiellement être qualifiés de trompeurs : ils donnent l’impression qu’il est permis de se rendre dans ces milieux avec son véhicule, alors que ce n’est pas le cas. D’ailleurs, près du quart des publicités représentant des éléments naturels montre un véhicule près d’un plan d’eau. Cependant, aucune sanction n’est appliquée aux annonceurs qui présentent une voiture dans ces espaces naturels.

À l’heure actuelle, comme les questions environne-mentales sont exclues des normes et de la législation supervisant la publicité automobile, le cadre réglemen-taire canadien entourant cette dernière n’est pas arrimé aux objectifs climatiques gouvernementaux. Toutefois, les autorités publiques ont le pouvoir de le resserrer comme elles l’ont déjà fait pour d’autres enjeux.

Des pays à l’avant-garde

Certaines autorités encadrent plus sévèrement la publicité automobile. La Belgique et le Royaume-Uni exigent que les publicités mentionnent la consommation d’essence et les émissions de CO2 du véhicule. Les normes belges, néo-zélandaises et australiennes interdisent qu’une publicité incite à un comportement dommageable pour l’environnement. Une autre norme belge, également présente en Suède, interdit de tromper le public sur les impacts environnementaux d’un produit. Enfin, la Belgique empêche de montrer un véhicule dans un lieu n’appartenant pas au réseau public routier et, en France, une compagnie automobile a déjà été condamnée à retirer ses publicités où des véhicules apparaissaient dans un milieu naturel. Elles étaient considérées comme trompeuses puisqu’il n’est pas permis de circuler dans ces lieux.

Cette analyse met en lumière l’inadéquation qui existe entre, d’un côté, le contenu et le cadre réglementaire de la publicité automobile au Canada et, de l’autre, les engagements environnementaux des gouvernements.

Quelles sont les solutions ?

Face à cette incohérence, plusieurs pistes de solution existent. D’abord, face aux multiples conséquences qu’elle entraîne, la hausse des camions légers dans le parc automobile canadien doit être reconnue comme un problème de santé publique et de sécurité publique.
Un comité consultatif indépendant pourrait ensuite être formé afin de déterminer la voie à suivre pour répondre à l’enjeu : s’inspirer de restrictions existantes – comme celles sur la publicité des produits du tabac et celles entourant la publicité destinée aux enfants – et resserrer progressivement le cadre réglementaire entourant la publicité automobile, en plus d’accroître la promotion de la mobilité durable.

Alors que la multiplication des camions légers au Canada nuit au mieux-être de la population et à l’atteinte des objectifs climatiques des gouvernements, il est urgent de freiner la popularité de ces véhicules. Bien que la publicité n’explique pas ce phénomène à elle seule, il est impératif de repenser le cadre réglementaire de la publicité automobile afin de réorienter les choix de consommation vers des modes de transport durables. En pleine crise climatique et dans le contexte où les émissions de GES du secteur des transports continuent de croître, ne serait-il pas judicieux d’user du pouvoir d’influence de la publicité pour contribuer à atteindre les objectifs climatiques au Canada ?

Cette recherche fait partie d’une série d’études intitulée « Comprendre la hausse des camions légers au Canada afin de renverser la tendance » menée par Équiterre en collaboration avec la Chaire Mobilité de Polytechnique Montréal, le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) en collaboration avec HEC Montréal et Horizon Advisor.

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