Dossier - Enjeux nordiques

Dégel du pergélisol et émissions de gaz à effet de serre dans le Nord : pas si simple

Plus de 20 millions de km2 : c’est l’étendue occupée par le pergélisol (sol gelé) dans l’hémisphère nord (Figure 1). Il représente le socle des écosystèmes et des infrastructures du Nord. Il concerne la moitié des territoires de la Russie et du Canada, la presque totalité de celui de l’Alaska et une superficie substantielle dans plusieurs autres régions. Environ cinq millions de personnes vivent en zone de pergélisol.

Avec le réchauffement climatique, deux à trois fois plus rapide en Arctique qu’ailleurs dans le monde, le pergélisol montre des signes évidents de dégradation (Box et al., 2019). Il dégèle, amorçant une série de répercussions profondes sur les écosystèmes et les infrastructures : apparition ou disparition de mares et de lacs ; mise en circulation de sédiments et d’éléments dissous vers les lacs et les rivières ; libération de métaux lourds comme le mercure ; instabilité des infrastructures ; et enfin, production et émission vers l’atmosphère de gaz à effet de serre (GES) à partir de la transformation microbienne de la matière organique autrefois piégée dans le sol. Étant donné que les sols en région arctique contiendraient environ deux fois plus de carbone organique que l’atmosphère, cette situation est préoccupante (Hugelius et al., 2014).

Figure 1. Répartition du pergélisol dans l’hémisphère nord et localisation des sites mentionnés
dans cet article (carte de Brown et al., 1997). Photos : É. Godin, A. Séjourné, F. Bouchard.

Il semble que le «  dossier chaud  » des émissions de GES par les écosystèmes aquatiques en zone de pergélisol soit peu ou mal compris des médias généralistes, et par extension du grand public. Un certain sensationnalisme environnemental se traduit par des formules-choc, telles que «  bombe climatique à retardement  » (Mayer, 2021). La réalité est plus nuancée. L’objectif de cet article est de démystifier ce sujet complexe avec des exemples issus de travaux récents effectués dans l’Arctique canadien et en Sibérie. Ces résultats montrent que les écosystèmes aquatiques en zone de pergélisol agissent généralement comme des sources de GES vers l’atmosphère, mais peuvent également capter du carbone à certains moments de l’année. La dynamique des GES dans ces régions est fortement influencée par les propriétés locales du terrain et par la saisonnalité des mécanismes concernés.

Comme un vieux congélateur… fatigué

Le pergélisol est défini, sensu stricto, comme tout sol ou toute roche dont la température demeure inférieure ou égale à 0  °C pendant deux années consécutives. Il s’agit d’une définition purement thermique, qui explique sa répartition géographique surtout en fonction de la latitude, un peu à la manière des zones climatiques terrestres (Figure 1). Dans les hautes latitudes, on parle de pergélisol continu, alors qu’en s’éloignant du pôle se succèdent les zones de pergélisol discontinu, sporadique et isolé.

On appelle «  couche active  » la partie près de la surface du sol qui dégèle chaque été. Son épaisseur varie grandement selon le climat régional et les propriétés du sol, de quelques centimètres à près de deux mètres de profondeur dans certains cas. À l’échelle locale, les propriétés de la couche active et du pergélisol peuvent donc être fortement hétérogènes. De plus, «  sol gelé  » ne rime pas nécessairement avec «  sol glacé  » : le pergélisol peut contenir de la glace, beaucoup de glace, mais pas que. Roche, sédiments, gaz et même eau liquide peuvent s’y trouver en proportions variables. L’héritage glaciaire et postglaciaire sera déterminant dans la composition du sol et sa teneur en glace et en matière organique, et donc dans sa susceptibilité au dégel et à la production de GES.

Le «  thermokarst  » désigne le phénomène associé au dégel d’un pergélisol riche en glace (Figure 2). La fonte de cette glace provoque notamment l’affaissement de la surface du sol et l’accumulation d’eau dans les dépressions produites. Au début, ces plans d’eau peu profonds (moins d’un mètre) gèlent complètement durant l’hiver. Durant le reste de l’année, l’eau qu’ils contiennent est relativement bien mélangée et d’abondantes communautés microbiennes photosynthétiques y séquestrent le carbone par la fixation du CO2. Or, après un certain temps (quelques décennies, en général), les mares et lacs de thermokarst s’approfondissent au-delà de l’épaisseur maximale du couvert de glace hivernal (environ deux mètres). Résultat : de l’eau liquide se maintient à longueur d’année et surtout, une stratification de la colonne d’eau commence à s’établir l’hiver et l’été. La couche de surface est bien oxygénée, alors que celle au fond est plutôt pauvre en oxygène. Ces conditions sont favorables à la production de méthane (CH4), surtout si le système est riche en matière organique. Au printemps et à l’automne, le brassage de la colonne d’eau permet une certaine ventilation des GES accumulés vers l’atmosphère et une réoxygénation de l’eau. Le dégel du pergélisol peut être comparé à ce qui se passe lorsqu’on laisse la porte du congélateur ouverte : la nourriture dégèle, commence à se décomposer, et des gaz se forment et s’échappent…

Figure 2. Formation de mares et de lacs de thermokarst dans un pergélisol riche en glace
(modifié de Bouchard et al., 2017).

De petites mares qui émettent gros

L’île Bylot, au Nunavut, est située en zone de pergélisol continu, à 73 ° de latitude nord (Figure 1). L’île est montagneuse et majoritairement recouverte de glaciers, avec quelques vallées libres de glace en périphérie. L’une de ces vallées abrite d’innombrables mares et de nombreux lacs, certains d’origine thermokarstique et d’autres formés par la fonte de vieille glace de glacier enfouie. Si l’épaisseur du pergélisol y est estimée à 400  m, ce sont les quelques mètres près de la surface (3 à 5 m) qui nous intéressent ici, car ils contiennent une quantité importante de matière organique sous forme de tourbe gelée. Ces dépôts se sont accumulés depuis les 4  000 dernières années environ. Le sol est riche en glace, surtout sous forme de veines verticales appelées «  coins de glace  », qui donnent au terrain son aspect polygonal typique de la toundra. Des mares se développent au-dessus des coins de glace partiellement fondus, s’élargissent et se rejoignent parfois pour former de plus grandes mares coalescentes ou des lacs plus profonds.

Ces plans d’eau montrent des flux de GES très variables, à la fois entre les différents types de mares ou de lacs et entre les saisons (Figure 3). Les mares formées au-dessus des coins de glace montrent les flux les plus élevés, et ces flux augmentent graduellement durant la saison libre de glace, en même temps que les concentrations en gaz dissous au fond des mares. Ce patron montre bien le rôle de la stratification thermique sur les émissions de GES, et ce, même pour des mares très peu profondes. Quant aux mares coalescentes, si elles émettent leur maximum de CH4 au printemps, à la fonte du couvert de glace, elles demeurent des puits de CO2 durant toute la saison libre de glace. Le fond de ces mares est colonisé par d’abondants tapis microbiens qui «  pompent  » le CO2 atmosphérique grâce à la photosynthèse. Puisque ces mares sont peu profondes, moins encaissées et surtout d’une plus grande surface, elles ne développent pas de stratification thermique, ce qui limite l’accumulation de GES au fond. Enfin, les lacs montrent des tendances différentes selon leur origine : certains peuvent représenter des sources importantes de GES, notamment par l’émission de CH4 vieux de plusieurs milliers d’années (> 3  500 ans ; Bouchard et al., 2015), alors que d’autres demeurent des sources faibles, voire des puits de CO2 durant l’été.

Figure 3. Variations saisonnières des flux de GES dans différents plans d’eau à l’île Bylot (modifié de Preskienis et al., 2021).

Ces résultats sont très hétérogènes selon le moment de l’année et le type de plans d’eau. La morphologie de ces écosystèmes a donc une influence considérable sur le régime de mélange des eaux qui façonne les patrons saisonniers d’émissions de GES. À ce titre, l’été (pour tous les plans d’eau) et l’hiver (pour les lacs seulement) jouent un rôle important dans le stockage de GES, alors que le printemps et l’automne contribuent, par le brassage, à mobiliser les GES stockés vers l’atmosphère.

Du jeune carbone dans les vieux lacs… et vice versa !

La Yakoutie centrale, en Sibérie orientale, est localisée en zone de pergélisol continu (Figure 1). C’est la contrée des «  superlatifs  » : le pergélisol y est parmi les plus anciens (des dizaines de milliers d’années), les plus épais (> 1  km) et les plus riches en glace (> 80  % en volume) de la planète, en plus de détenir le record de la température la plus froide dans l’hémisphère nord (-65  °C). Toutefois, le climat hyper continental de la région fait que les températures estivales peuvent grimper jusqu’à 40  °C en juillet. Résultat : même à plus de 62 ° de latitude nord, la forêt boréale (taïga) est bien présente, alors qu’à une latitude comparable au Québec, nous serions à plus de 650 km au nord de la limite des arbres !

La région a subi un réchauffement climatique important au début de l’Holocène, il y a environ 10  000 ans, ce qui a induit la formation de nombreuses dépressions thermokarstiques. Les Yakoutes les appellent «  alas  », et elles sont aujourd’hui très présentes sur le territoire. Quant aux écosystèmes aquatiques, ils se divisent en trois catégories selon leur âge, leur morphologie et leurs propriétés chimiques : 1) les lacs d’alas isolés, peu profonds (< un mètre), vestiges d’anciens lacs plus étendus ; 2) les lacs d’alas connectés au réseau hydrographique régional, d’une dizaine de mètres de profondeur et relativement étendus ; 3) les lacs thermokarstiques récents (dernières décennies), de tailles variées, généralement peu étendus, peu profonds (deux à cinq mètres) et riches en matière organique et minérale provenant du dégel récent du pergélisol.

Des relevés effectués de l’automne 2018 à l’été 2019 ont permis de montrer, ici aussi, une remarquable hétérogénéité spatiotemporelle dans les flux de CO2 et de CH4 émis par ces lacs (Figure 4). Les lacs d’alas isolés agissent généralement comme source de CH4, mais peuvent capter du CO2 au printemps et à l’automne. Des travaux en cours semblent d’ailleurs suggérer que le carbone inorganique dissous dans ces anciens lacs est d’un âge moderne, ce qui est en accord avec leur rôle de «  pompe  » à CO2 atmosphérique (A. Séjourné, comm. pers.). À l’inverse, les lacs thermokarstiques récents sont constamment sursaturés en CO2 et en CH4, avec des concentrations hivernales en CO2 largement supérieures aux autres saisons et aux autres types de lacs. De plus, le carbone inorganique dissous y est très ancien, vieux de plusieurs milliers à quelques dizaines de milliers d’années (A. Séjourné, comm. pers.), ce qui démontre l’influence de la dégradation du pergélisol sur la biogéochimie de ces lacs. Enfin, les lacs d’alas connectés à une rivière ont des eaux beaucoup plus diluées avec des concentrations plutôt faibles et stables en CO2 et en CH4, suggérant que la chimie de ces lacs est peu sensible aux contrastes topographiques et aux variations saisonnières.

Figure 4. Variations saisonnières des concentrations de GES dissous dans différents plans d’eau en Yakoutie centrale (Sibérie) (modifié de Hughes-Allen et al., 2021).

Comme dans le cas de l’île Bylot, au Canada, les émissions de GES par ces lacs en Sibérie orientale demeurent très fortement influencées par les propriétés locales du terrain – notamment la morphologie des plans d’eau – et peuvent varier d’un à deux ordres de grandeur entre les saisons. Les conditions hivernales et estivales, caractérisées par des eaux stratifiées, sont propices à l’accumulation de gaz dissous dans les zones profondes. Enfin, et paradoxalement, du carbone moderne est émis par les lacs anciens (grâce à la respiration), alors que les lacs récents émettent plutôt du vieux carbone provenant du dégel du pergélisol pouvant générer un «  retour positif  » sur le climat, puisqu’il est en excès.

Sommaire et conclusions

  • Les émissions de GES sont très hétérogènes selon le type de plan d’eau. Les mares de coins de glace à Bylot et les lacs thermokarstiques récents en Yakoutie sont les principales sources de CO2 et de CH4 dans le paysage. Avec un dégel du pergélisol amplifié dans le futur, ce sont ces plans d’eau qui risquent de se développer davantage ; ils sont donc à surveiller. Cependant, pour qualifier la pertinence climatique des gaz émis (c.-à-d. leur capacité de générer une rétroaction positive sur le climat), la datation au radiocarbone (14C) demeure incontournable.
  • Certains types de plans d’eau, tels que les mares coalescentes à Bylot et les lacs d’alas isolés en Yakoutie, peuvent séquestrer du carbone durant une partie de l’année (lorsqu’ils sont des puits de CO2), ce qui pourrait nuancer le bilan net des GES à l’échelle du paysage. Cependant, leur développement risque d’être moins important dans le futur, et en raison de leur faible profondeur, ils peuvent être sensibles aux conditions climatiques, notamment à l’évaporation à la suite de faibles précipitations (assèchement, canicules). Par ailleurs, ces systèmes semblent surtout émettre du carbone moderne.
  • Les émissions varient également dans le temps, selon les saisons. L’hiver et l’été sont les saisons clés pour le stockage de GES dans les eaux profondes. Ces GES sont mobilisés au printemps et à l’automne lors du brassage. Avec l’allongement de la saison libre de glace, la production hivernale (potentiellement plus riche en CH4) sera-t-elle réduite ou compensée par la production estivale ? L’étude des variations saisonnières commande la mise en place de systèmes de mesure automatisée.
  • Pour l’instant, il est difficile de prévoir quel sera le bilan net à l’échelle de l’Arctique. Cet article présente seulement deux sites en zone de pergélisol continu. Des données provenant par exemple des grandes tourbières nordiques (basses-terres de la Baie d’Hudson et Sibérie occidentale) apporteraient un éclairage supplémentaire et une vision plus complète pour établir ces bilans. De vastes zones de pergélisol sont par ailleurs localisées dans des sols plutôt minéraux, où la matière organique est peu disponible pour la dégradation microbienne. On ne s’attend pas à des émissions importantes de GES en provenance de ces régions.
  • Au lieu d’une «  bombe climatique  », voyons plutôt le phénomène comme une mosaïque d’écosystèmes très divers répondant tous à leur façon, dont il faut définir les points communs et les divergences si l’on veut améliorer les prédictions climatiques en tenant compte de la multitude de trajectoires possibles. À ce titre, les prochaines avancées pourraient provenir de la cartographie de plus en plus précise et automatisée des mares et des lacs par des outils de télédétection.

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