Droit et politique

L’adaptation de la gestion des barrages aux changements climatiques

Il existe environ 10 000 barrages et digues au Québec qui ont façonné nos écosystèmes, nos paysages et même nos loisirs depuis le XIXe siècle. Chaque barrage est unique de par son bassin versant, sa finalité et son propriétaire (Figure 1). Les barrages ont des impacts évidents sur l’environnement en fragmentant et inondant le territoire, mais leur gestion des niveaux d’eau peut aussi détériorer ou même détruire un écosystème en l’asséchant ou en l’inondant, ou encore accélérer l’eutrophisation d’un lac par l’érosion des berges (MELCC, 2020). Les conflits concernant leur gestion sont légion : usages de l’eau conflictuels, inondations ou, au contraire, pénuries d’eau, barrages obsolètes et coûteux… les sources de désaccords ne tarissent jamais.

Figure 1. Propriétaires de barrage en Estrie.

Tout change… mais pas le droit

Au Québec, les changements climatiques entraînent des hivers plus doux, des précipitations plus abondantes et une augmentation des évènements météorologiques extrêmes (Ouranos, 2015). Ils affectent les apports en eau dans les bassins versants des barrages et modifient les écosystèmes. Toutefois, le droit entourant la gestion des barrages-réservoirs reste essentiellement le même, se concentrant sur la sécurité du barrage, des personnes et des biens (Choquette, Guilhermont et Goyette-Noël, 2010). Alors que l’eau est une «  ressource collective  » âprement convoitée et que l’État québécois est le «  gardien des intérêts de la nation  » de cette ressource (Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et favorisant une meilleure gouvernance de l’eau et des milieux associés), aucun cadre légal imposant un modus operandi d’une gestion des niveaux d’eau qui soit « adaptée » aux changements climatiques et «  intégrée  » par rapport aux divers usages de l’eau n’existe encore. Contrairement à d’autres juridictions, les plans de gestion des barrages au Québec sont établis sans consultation publique. De plus, ces plans demeurent confidentiels malgré leurs impacts de plus en plus importants sur les écosystèmes et les communautés locales (Loi sur la sécurité des barrages, art. 19).

Penser et agir autrement : la «  gouvernance normative  »

Les enjeux environnementaux complexes, l’usage d’une ressource collective ou encore toute situation possiblement conflictuelle ou projet dont l’acceptation sociale est souhaitable ou requise peuvent bénéficier d’une approche de «  gouvernance normative  ». Contrairement aux mécanismes habituels de consultation, de participation et de collaboration qui permettent aux participant.e.s d’influencer une décision finale dont le contrôle leur échappe, la «  gouvernance normative  » mise plutôt sur un partenariat social, impliquant la communauté locale, les décideurs publics et privés et le milieu académique, pour mettre en place une solution globale et opérationnelle. Cette solution devient un ensemble optimal de normes prenant diverses formes (Choquette, 2018) :

  • la norme morale (comportement adopté par un individu)
  • la norme sociale (comportement partagé par plusieurs individus)
  • la norme négociée (comportement adopté contractuellement)
  • la norme autorégulée (comportement adopté volontairement par des individus ou des entreprises, mais contrôlé par un tiers autre que l’État)
  • la norme étatique (comportement imposé par l’État)

Pour être efficaces, ces normes doivent être fondées sur une information complète de qualité permettant l’adoption de comportements pertinents ou abolissant ceux inadéquats.

Le projet «  Acclimatons-nous  »

Une démarche de gouvernance normative a été mobilisée dans le cadre du projet «  Acclimatons-nous  », lequel se penche sur la gestion des niveaux d’eau de trois barrages : Jules-Allard (géré par le gouvernement provincial), North Hatley (géré par une régie inter-municipale) et Montjoie (géré par
une association de riverains). Le but du projet est de co-construire 1) des plans de gestion de barrage adaptés aux changements climatiques et tenant compte des préoccupations citoyennes, et 2) des plans de gestion des risques climatiques résiduels ne pouvant pas être résolus par la gestion du barrage. Le processus décisionnel menant à ces plans comprend plusieurs étapes (Figure 2).

Figure 2. Gouvernance normative.
Première étape : La mobilisation des ressources

Au cours de cette étape, les chercheur.euse.s et l’organisme de bassin versant local, soit le COGESAF, ont dû s’approprier et bien comprendre les problématiques entourant la gestion des différents barrages. Une meilleure connaissance du territoire et des enjeux permet d’établir l’information et l’expertise nécessaires à la résolution des problèmes.

Mobilisation des savoirs locaux et des connaissances scientifiques

La gestion des barrages et l’adaptation aux changements climatiques nécessitent un large éventail d’information. Des chercheur.euse.s en climatologie, en génie, en biologie, en télédétection, en aménagement du territoire et en droit ont été mobilisé.e.s pour l’obtention d’informations scientifiques. La recension d’observations locales était également nécessaire. Elle fut réalisée par le biais d’une revue de la littérature et de sites Web, d’entrevues téléphoniques avec les acteurs du milieu et de travaux de recherche. Les données incluaient :

  1. les niveaux d’eau et les débits?;
  2. les contraintes structurelles du barrage (capacité des vannes, grandeur du déversoir) ;
  3. les projections climatiques à l’échelle locale ;
  4. les obligations juridiques (servitudes d’inondation, contrats, lois et règlements) ;
  5. les impacts environnementaux et socio-économiques causés par les niveaux d’eau et les changements climatiques (érosion, inondations, espèces aquatiques envahissantes…).

Mobilisation des acteurs du milieu

L’équipe de recherche devait également identifier les acteurs du milieu liés à la gestion des barrages (gestionnaires de barrages, peuples autochtones, instances gouvernementales – ministères, MRC, municipalités locales, associations environnementales, entreprises, usagers, riverains…). L’établissement de la structure d’une communauté a aidé à comprendre son potentiel de réactivité et d’engagement et à identifier les acteurs clés et/ou conflictuels. La Figure 3 montre le réseau social de la petite communauté du barrage du lac Montjoie.

Figure 3. Analyse du réseau social.
Deuxième étape : Le partage de l’information

La deuxième étape de la démarche de gouvernance normative vise, premièrement, la documentation des enjeux, identifiés à l’étape 1, en collaboration avec les communautés locales.

La modélisation hydrologique et la modélisation de la gestion des niveaux d’eau

L’équipe d’ingénieurs a collecté des données sur les bassins versants des lacs Massawippi et Montjoie afin d’établir les modèles hydrologiques et de gestion de ces bassins, les modèles pour le barrage Jules-Allard ayant déjà été réalisés par le gouvernement provincial.

La modélisation hydrologique consiste à déterminer les apports en eau entrant dans le lac réservoir en amont d’un barrage (topographie du bassin versant, occupation du sol, types de sol, relevés météorologiques, évaporation) afin de calculer les débits d’eau sortant au barrage. Pour le lac Massawippi, le modèle hydrologique Hydrotel a été utilisé et ajusté en fonction des débits réels observés à la station d’observation des débits du barrage (calage du modèle). Comme il n’y a pas de station d’observation des débits au barrage du lac Montjoie, un modèle hydrologique GR4J a été utilisé et ajusté avec les paramètres obtenus d’une étude de régionalisation (données d’un bassin versant comparable de la région). Les données obtenues par le modèle hydrologique ont ensuite servi pour modéliser les opérations de gestion des niveaux d’eau en tenant compte de la capacité d’évacuation du barrage (vannes, déversoir, courbe d’emmagasinement). Certaines contraintes structurelles ont été fournies par les gestionnaires de barrage.

La modélisation climatique

Des données de simulations climatiques ont été extraites du modèle climEX, développé pour le Québec par Ouranos, en considérant différents horizons temporels (court et moyen termes). Les projections de précipitations et de températures issues du modèle climatique ont donc été entrées dans les modèles hydrologiques et les débits alors obtenus ont été utilisés dans les modèles de gestion des trois barrages. Les règles de gestion des barrages (ou les cotes d’exploitation) pourront, dès lors, être ajustées en fonction du régime hydrologique résultant des changements climatiques (Figure 4).

Figure 4. Scénarios climatiques

Les enjeux environnementaux et socio-économiques

Les changements climatiques ont de nombreux effets sur les éléments vivants (faune, flore, écosystèmes) et non vivants (pluie, neige, glace, sécheresse) d’un territoire donné. Les entrevues et la revue de la littérature ont permis d’identifier et de cartographier les enjeux environnementaux associés à nos aires d’étude (Figure 5). Les enjeux sociaux (conflits, anxiété) et les enjeux économiques (perte de valeur des propriétés, perte de revenus) associés à la gestion des barrages et aux changements climatiques ont également été répertoriés. Ces enjeux varient beaucoup en fonction des conflits associés à la gestion du barrage et des acteurs présents sur le territoire (entreprises récréo-touristiques).

Figure 5. Enjeux liés aux écosystèmes

Les obligations juridiques

Le cadre juridique régissant la gestion des barrages étudiés (servitudes d’inondation, obligations contractuelles, lois, règlements) a été établi. La réglementation de plusieurs enjeux, soulevés par les communautés locales, a également été documentée (protection des rives, espèces exotiques envahissantes, qualité de l’eau…).

La deuxième étape de la démarche de gouvernance normative vise, deuxièmement, l’apprentissage collectif, qui permet une conscientisation accrue des enjeux et un niveau de dialogue plus éclairé. Ainsi, des capsules d’information ont été élaborées sur chacun des enjeux et déposées sur le site Web «  acclimatons-nous.org  ». D’autres capsules expliquent la finalité du projet, la démarche de gouvernance suivie ou encore l’historique des barrages. Les documents les plus pertinents à notre étude ont également été déposés sur le site Web. Le contenu des capsules a été validé par différent.e.s expert.e.s. L’utilisation du site Web pour transmettre l’information permet aux citoyen.ne.s d’intégrer l’information à leur rythme , de poser des questions, ou encore de rectifier et de bonifier l’information en ajoutant leurs commentaires. Des rencontres publiques en ligne ont également été organisées avec chacune des communautés locales concernées. Ces rencontres ont permis de recueillir des informations additionnelles sur différents enjeux grâce à des cartes interactives et d’exposer les étapes à venir de notre projet.

Un avenir à décider…collectivement !

À la lumière de l’information partagée à l’étape 2, il appartient maintenant à chaque communauté locale de décider d’entamer ou non la dernière étape du processus, qui se tiendra à l’automne 2021.

Troisième étape : La co-construction d’une solution globale

La troisième étape du modèle de gouvernance normative est au cœur du «  penser et agir autrement  », puisqu’on crée un espace de dialogue visant à co-construire la solution globale soit, dans le cas présent, des plans de gestion de barrages et des plans de gestion de risques résiduels. Cette étape réunit uniquement les parties prenantes, soit les personnes directement impactées par la gestion du barrage, le gestionnaire du barrage, les décideurs publics (lesquels doivent autoriser certaines actions) et les expert.e.s nécessaires pour les épauler.

Une entente de partenariat

Le but de la démarche n’étant pas de co-construire des «  recommandations  » ou des plans de gestion «  potentiels  », mais bien de co-construire des plans de gestion de barrages et de risques résiduels opérationnels, une entente de partenariat entre tous les acteurs clés de la communauté est nécessaire pour poursuivre cette étape. La signature de l’entente signifie que les parties acceptent de collaborer et de contribuer à la mise en œuvre de la solution globale choisie collectivement. Cette entente ne change pas la teneur des pouvoirs des décideurs publics ou privés, mais elle permet de concevoir rapidement un plan B alternatif, si nécessaire, et de s’assurer qu’une solution globale opérationnelle sera effectivement produite. Un processus décisionnel aussi demandant en temps et en efforts ne peut se solder par le refus d’une autorisation ministérielle ou d’un permis municipal ou le retrait d’un bailleur de fonds. De plus, la solution se veut globale, dans le sens écosystémique du terme, signifiant que tous les risques climatiques résiduels seront aussi traités à l’étape 3. L’entente garantit à la fois la participation et la motivation des participant.e.s. Elle atteste également qu’une approche holistique sera respectée, évitant qu’une action soit entreprise et échoue en raison du laxisme ou de l’inaction d’un autre intervenant dont elle dépendait. Une fois l’acceptation de ces termes par les acteurs-clés de la communauté (décideurs publics et privés ainsi qu’une partie représentative des parties prenantes impactées par la gestion des barrages), la co-construction des plans peut alors débuter.

La mobilisation de deux médiateurs

La co-construction est un processus décisionnel populaire (Bryant et al, 2017) qui permet aux acteurs faisant partie d’un problème de participer à sa résolution. Cette approche positive et collaborative a l’avantage de tisser des liens communautaires et de prévenir des conflits potentiels. Néanmoins, tous et toutes ne sont pas à l’aise dans un forum public et il est possible que le climat social soit déjà passablement dégradé. Le recours à des médiateurs, formés dans l’art de la prévention et du règlement des conflits, permet de fournir un espace de dialogue contrôlé et accueillant. Dans notre espace de dialogue, deux médiateurs sont présents. Le premier, le médiateur du dialogue, dirige l’assemblée, veille à un temps de parole équitable et établit un climat de confiance. Le deuxième, le médiateur scientifique, assure la teneur scientifique des propos et, au besoin, invite un.e expert.e à se joindre à l’assemblée ou à une rencontre subséquente. La médiation se déroule à huis clos, mais les résultats sont publics afin d’assurer la transparence du processus.

Parlons scénarios de gestion…

Lors des séances de co-construction, des scénarios de gestion (HEC-ResSim), adaptés aux changements climatiques et intégrant les enjeux identifiés par les communautés locales, seront présentés par les scientifiques, et serviront de base dans la discussion pour la co-construction des plans de gestion. Les enjeux étudiés et leur importance relative varieront selon le barrage à l’étude (Figure 6).

Figure 6. Enjeux soulevés par les communautés locales

Les divers scénarios de gestion permettront aux communautés locales de choisir les règles de gestion du barrage (p. ex. le niveau d’eau le plus haut et le niveau d’eau le plus bas), qui répondront le plus adéquatement à leur sécurité, à leurs préoccupations et aux besoins des écosystèmes. Pour chacun des scénarios envisagés, les risques climatiques résiduels seront évalués. Lorsque le choix des scénarios sera fixé, des plans de gestion des risques résiduels seront élaborés, si nécessaire. Enfin, la solution globale, qui précisera les actions de chacun, pourra être mise en œuvre.

Un comité de suivi

Finalement, un comité de suivi multipartite (OBV, gestionnaire du barrage, citoyen.ne.s, État, scientifiques) sera créé pour assurer la mise en œuvre de la solution globale et pour planifier sa révision aux cinq ans.

Un « boost » de normativité

La voie de la co-construction facilitée par des médiateurs sera-t-elle choisie? Nous l’ignorons pour l’instant, mais tous les outils nécessaires sont actuellement à la disposition des communautés locales. Quoiqu’il en soit, les retombées du projet ne se trouvent pas uniquement dans les plans de gestion?; elles se retrouvent également dans l’adoption de nouveaux comportements. Le partage de l’information a permis à tous les acteurs, tant de la société civile que de l’État, de démystifier plusieurs enjeux, de les mettre en perspective et de comprendre les possibilités et les limites des interventions. Cet apprentissage collectif agit comme un catalyseur de normes, les augmentant en nombre et en intensité. Des comportements ont déjà changé (normes morales et sociales), et de nouvelles normes étatiques (plan de gestion des barrages accessible au public…) ainsi que des normes négociées (plan de gestion de barrage co-construit…) pourraient voir le jour. Qui sait ?



Ce projet est subventionné par la Fédération canadienne des Municipalités (FCM), Ouranos, le CRSH, MITACS et des partenaires municipaux.

Nos partenaires

Université de ShebrrookeGériqQuébecCUFEPIRESS
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