Droit et politique

Le techno-optimisme, une menace à l’action climatique ?

Selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les conséquences du dérèglement climatique frappent plus rapidement et plus fort que prévu, malgré des décennies d’efforts de coopération internationale (GIEC, 2022). Ce rapport souligne que des solutions technologiques de plus en plus diversifiées sont requises pour atteindre les objectifs climatiques : transport électrique, éoliennes, panneaux solaires, mais aussi énergie nucléaire, hydrogène, bioénergie, en passant par les réseaux intelligents, l’Internet des objets, le captage de carbone, la géo-ingénierie solaire et l’alcalinisation artificielle des océans (GIEC, 2022). Cependant, le dernier rapport du GIEC mentionne également que le déploiement des technologies de captage du carbone à grande échelle pourrait « entraver les efforts de réduction des émissions à court terme, masquer des interventions politiques insuffisantes, conduire à une dépendance excessive à l’égard de technologies qui en sont encore à leurs balbutiements » (GIEC, 2022, p. 2020, traduction libre). Pour certains, en effet, il existerait, dans les discours, les modèles scientifiques et les solutions politiques mises en avant pour lutter contre le dérèglement climatique, un optimisme excessif envers les technologies qui pourrait freiner l’action climatique individuelle et collective (Lamb et al., 2020 ; McLaren et Markusson, 2020).

L’optimisme technologique (ou techno-optimisme) est une croyance exagérée dans l’ingéniosité humaine et l’amélioration des technologies pour régler la plupart des menaces actuelles et futures au bien-être humain, telles que le dérèglement climatique (Arvesen et al., 2011). Certains soutiennent par exemple qu’un «  optimisme technologique irréaliste  » existe à l’égard des technologies «  propres  » (Arvesen et al., 2011). Cet optimisme technologique se traduirait parfois par la surestimation des bénéfices des technologies et la sous-estimation de leurs risques, ou par des écarts entre les incertitudes liées aux technologies et la communication de ces incertitudes auprès du public (Asayama et Ishii, 2017).

Du côté de l’opinion publique, il est parfois suggéré qu’une forte confiance envers les technologies pourrait engendrer la croyance que les technologies suffiront à «  résoudre  » le dérèglement climatique, réduisant ainsi le niveau de préoccupation du public par rapport au dérèglement climatique et l’action individuelle (Gifford, 2011). D’autres suggèrent au contraire que la confiance envers les technologies serait susceptible d’encourager l’action (Kwon et al., 2019), en favorisant, par exemple, des émotions positives telles que l’espoir.

L’optimisme technologique est-il associé à différentes composantes de la lutte contre les changements climatiques (dont le soutien aux politiques climatiques et l’action individuelle) ou plutôt à son contraire (comme le scepticisme climatique) ? À l’aide de données d’opinion publique, nous explorons les liens entre le techno-optimisme, le scepticisme climatique, le soutien politique et l’action individuelle, afin de tenter de répondre à cette question. Les données étudiées ne nous permettent pas de démontrer une relation de causalité entre ces concepts, mais nous mettons en évidence qu’une confiance élevée envers les solutions technologiques est susceptible d’être associée à un plus grand niveau de scepticisme et à une réduction du soutien envers les politiques d’atténuation des émissions, en faveur des politiques de géo-ingénierie. Cependant, nous ne trouvons pas d’élément probant permettant d’affirmer que l’optimisme technologique pourrait être lié (positivement ou négativement) à l’action individuelle.

Le cas des technologies de captage et de stockage du carbone (CSC)

Il arrive que les technologies particulièrement innovantes, telles que le captage et le stockage du carbone (CSC), suscitent sur la scène climatique de profonds débats sur leur faisabilité, leurs risques, mais aussi leur réel potentiel face au dérèglement climatique.

Pour certains, en effet, le captage du carbone constitue une nécessaire «  technologie de transition  », permettant de réduire les émissions du secteur fossile en attendant que les énergies renouvelables soient déployées à l’échelle de la planète. Investir dans le CSC serait donc un moindre mal (lesser evil) et permettrait de s’équiper pour le futur. Pour d’autres, les technologies de CSC ne sont pas matures ou viables économiquement ; elles ne sont capables de générer que de marginales réductions d’émissions au regard des cibles mondiales (Mac Dowell et al., 2017) ; elles perpétuent l’exploitation des combustibles fossiles ; elles comportent des incertitudes et des risques importants, en particulier sur la santé humaine (Jacobson, 2019). Malgré ces incertitudes et les mises en garde du GIEC (2022) à cet égard, ces technologies sont de plus en plus présentes dans les plans climatiques des pays, année après année. Pour certaines personnes, il existerait une prédisposition optimiste à l’égard du CSC non seulement chez les experts et expertes de cette technologie, mais aussi dans les médias et dans les politiques publiques (Asayama et Ishii, 2017).

Dans ce contexte, il semble pertinent d’explorer les liens possibles entre l’optimisme technologique, le scepticisme climatique, le soutien aux politiques publiques et l’action individuelle en faveur du climat.

Techno-optimisme au Québec et au Canada

Selon le Baromètre de l’action climatique 2021, une enquête réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 2  000 adultes de la population québécoise, l’opinion publique est divisée : 42  % de la population estime que ce sont les solutions technologiques qui permettront de lutter contre le dérèglement climatique, tandis que 44  % de la population se dit en désaccord avec cet énoncé (Champagne St-Arnaud et al., 2021) (Figure 1).

Figure 1. Attitudes vis-à-vis des solutions technologiques face aux changements climatiques. Source : Champagne St-Arnaud et al. (2021)

Si la population québécoise semble divisée sur sa confiance envers les solutions technologiques, on décèle une tendance optimiste plus marquée au Canada. Selon la dernière édition de l’Enquête canadienne sur l’énergie et l’environnement (ECEE) réalisée en 2021 avec un échantillon probabiliste de 1  000 adultes, 74  % de la population canadienne s’est dite en accord avec l’affirmation selon laquelle «  il est peu probable que les Canadiens apportent des changements majeurs à leur mode de vie ; la meilleure façon de limiter le changement climatique sera donc de recourir à des solutions technologiques  » (Lachapelle, 2021). Qui plus est, une personne sur cinq (20  %) serait fortement en accord avec cet énoncé. Ces résultats pourraient laisser entendre que la majorité de la population canadienne ne pense pas qu’une transformation sociale importante soit envisageable et investit davantage d’espoir en la technologie. Une seconde interprétation possible fait écho à des études ayant mis en évidence la confiance envers les technologies comme barrière à l’action climatique (Gifford, 2011). Lors d’une étude menée au Royaume-Uni en 2007, une personne a déclaré par exemple que même si le climat se réchauffe radicalement, «  tu survivras toujours, parce que la technologie peut maintenant surmonter ce genre de chose  » (Lorenzoni et al., 2007, p. 450, traduction libre).

Techno-optimisme et scepticisme climatique

Le scepticisme envers le dérèglement climatique est souvent mentionné comme barrière majeure à l’action chez les individus. Les individus qui doutent de la réalité du réchauffement climatique, ou de son origine anthropique, sont susceptibles de ressentir moins fortement le besoin d’agir pour le climat. Or, certaines recherches suggèrent que la confiance des individus envers les solutions technologiques serait associée à leur niveau de scepticisme quant au dérèglement climatique (Wang et Kim, 2018). Cette association est aussi observable au Québec.

Selon le Baromètre de l’action climatique 2021, on observe que les personnes très techno-optimistes sont à peu près trois fois plus nombreuses que les personnes très peu techno-optimistes (14  % contre 4  %) à être entièrement en accord avec l’idée selon laquelle les changements climatiques sont un phénomène naturel pour lequel l’être humain n’a pas besoin d’intervenir (Figure 2).

Figure 2. Relation entre techno-optimisme et origine des changements climatiques.
Source : Champagne St-Arnaud et al. (2021)

De même, les personnes très techno-optimistes sont beaucoup plus nombreuses que les personnes très peu techno-optimistes (15  % contre 1  %) à être entièrement en accord avec l’idée selon laquelle les changements climatiques ne concernent pas leur génération, mais plutôt les générations futures (Figure 3). Si ces résultats ne permettent pas de conclure à une relation de cause à effet entre l’optimisme technologique et le scepticisme, ils laissent tout de même entendre que les individus optimistes vis-à-vis des solutions technologiques doutent davantage de l’origine anthropique du dérèglement climatique, et qu’ils perçoivent plus faiblement les risques immédiats que le dérèglement climatique fait peser sur leur génération.

Figure 3. Relation entre techno-optimisme et perception de l’urgence du problème climatique.
Source : Champagne St-Arnaud et al. (2021)

Techno-optimisme et soutien politique

L’idée que l’optimisme technologique pourrait retarder l’action climatique repose sur l’hypothèse qu’un individu ou groupe se sentant protégé contre un résultat indésirable pourrait être tenté de prendre davantage de risques. Par exemple, la confiance dans les technologies pourrait inciter à réduire les efforts d’atténuation en reportant des actions difficiles et coûteuses aux générations futures au lieu d’agir immédiatement.

D’après le dernier sondage ECEE mené en 2021, les personnes les plus favorables aux solutions technologiques (et les moins confiantes dans la capacité des citoyens et des citoyennes à changer leur mode de vie) auraient tendance à moins soutenir les politiques gouvernementales d’atténuation des émissions à la source, et appuieraient davantage la géo-ingénierie et les autres correctifs technologiques pour lutter contre le dérèglement climatique (Lachapelle, 2021). En effet, seulement 27  % des personnes les plus techno-optimistes estiment que l’atténuation des émissions devrait être la priorité des gouvernements sur le territoire canadien, tandis que 46  % d’entre elles priorisent la géo-ingénierie (et autres correctifs technologiques). En revanche, chez les personnes les moins techno-optimistes (et les plus confiantes dans la capacité des citoyens à changer leur mode de vie), 51  % soutiennent en priorité l’atténuation, contre 14  % pour la géo-ingénierie et les correctifs technologiques (Figure 4).

Figure 4. Relation entre techno-optimisme et priorités politiques. Source : Lachapelle (2021)
(*) Dans ce sondage, les personnes considérées comme très peu techno-optimistes / peu techno-optimistes / plutôt techno-optimistes / très techno-optimistes représentent les personnes ayant déclaré être très en désaccord / plutôt en désaccord / plutôt en accord / très en accord avec l’énoncé selon lequel « il est peu probable que les Canadiens apportent des changements majeurs à leur mode de vie ; la meilleure façon de limiter le changement climatique sera donc de recourir à des solutions technologiques ».

Techno-optimisme et action individuelle

Pour Gifford (2011), l’idéologie de la «  technologie salvatrice  » constitue l’un des «  dragons de l’inaction  » représentant des barrières psychologiques à l’action climatique. Or, au Québec, l’analyse des données disponibles ne permet pas de déceler de corrélation entre l’optimisme technologique et l’adoption (ou non) de neuf comportements autorapportés d’action climatique à l’échelle individuelle (composter, réduire la consommation de viande, etc.). Certes, selon le Baromètre de l’action climatique, 36  % des personnes fortement techno-optimistes estiment agir déjà beaucoup pour le climat, et 30  % estiment agir un peu, alors que 27  % des personnes les moins techno-optimistes disent agir beaucoup, mais 43  % disent agir un peu. Mais il s’agit, ici encore, de données autorapportées (et non d’une mesure objective du niveau d’action climatique individuelle). Qui plus est, ce qu’une personne considère comme étant un fort investissement dans l’action climatique est relatif d’un individu à l’autre. La mesure de l’association entre techno-optimisme et action individuelle gagnerait donc à être mieux définie lors de recherches subséquentes.

Conclusion

Alors que le monde continue de se réchauffer à un rythme alarmant et que les États-nations tergiversent sur leurs engagements en matière de changement climatique, les solutions technologiques au changement climatique occuperont une place de plus en plus importante dans le débat public. À l’aide de données d’enquêtes d’opinion publique, nous avons exploré les liens entre optimisme technologique, scepticisme climatique, soutien politique et action individuelle. Nos résultats suggèrent qu’une confiance élevée envers les solutions technologiques pourrait être associée à un plus grand niveau de scepticisme et à un soutien plus faible des politiques d’atténuation des émissions à la source, en faveur des politiques de géo-ingénierie. Une analyse approfondie serait nécessaire pour déterminer l’existence d’un lien de cause à effet entre ces concepts. En revanche, les données observées ne permettent pas de conclure que l’optimisme technologique pourrait être lié à l’action individuelle.

À la lumière de ces résultats, il serait important d’explorer plus profondément les déterminants de cet optimisme technologique et de quelle façon celui-ci est susceptible de modifier les comportements individuels et collectifs face au dérèglement climatique. Les liens entre optimisme technologique, scepticisme climatique et action individuelle sont complexes, et la direction de causalité, si elle a lieu, demeure ambiguë. La vulgarisation des solutions technologiques pourrait donc réduire la demande pour les transformations sociales, ou au contraire, être mobilisée pour stimuler plus de soutien pour l’action climatique. Le techno-optimisme devrait donc être étudié davantage.

De plus, compte tenu des coûts, de la nouveauté et des incertitudes associés à de nombreuses solutions technologiques en matière de climat, les opinions ne sont pas tranchées sur la question. L’opinion publique demeure donc malléable, ce qui signifie également que la manière dont les solutions technologiques sont communiquées et encadrées pourrait avoir des répercussions majeures sur la formation des perceptions. Les spécialistes des changements climatiques devraient mobiliser stratégiquement les enjeux technologiques dans les discours publics sur l’action climatique, et accorder une attention accrue aux effets de ces discours sur la demande publique pour une action climatique plus individuelle et collective, et pour la réduction à la source des gaz à effet de serre.

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