Le concept de « limites planétaires » a fait son apparition dans la revue Nature en 2009, sous la plume d’une équipe de recherche multidisciplinaire, réunie par Johan Rockström et Will Steffen (Rockström et al., 2009). L’idée à la base de ce concept est simple : afin d’éviter une déstabilisation potentiellement catastrophique du « système terrestre », l’humanité doit respecter certaines limites dans ses manières d’utiliser la planète sur laquelle elle vit. Pour asseoir leur argument, les auteurs de l’article en question se sont d’abord entendus sur les composantes du « système-Terre » les plus cruciales au regard de sa stabilité. Ensuite, pour chacune des neuf dimensions retenues, ils ont identifié des « seuils » au-delà desquels ce « système » pourrait connaître une déstabilisation brutale et potentiellement catastrophique. Enfin, en s’appuyant sur les données disponibles à l’époque, ils ont conclu que trois des neuf limites identifiées étaient d’ores et déjà dépassées (changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation du cycle de l’azote et du phosphore). Les chercheurs et chercheuses qui ont poursuivi et actualisé ce travail soutiennent que ces dépassements concernent aussi désormais trois autres processus : la déforestation, l’introduction de nouvelles entités polluantes dans l’environnement, la perturbation du cycle de l’eau douce (niveau d’humidité des sols en baisse) (Richardson et al., 2023). Quels sont donc les apports et les limites de cette recherche, dans la perspective d’une lutte contre la catastrophe écologique en cours ?
Des apports indéniables…
La série d’études publiées sous l’égide du Stockholm Resilience Centre permet tout d’abord d’appréhender de manière plus juste l’ampleur des transformations subies par notre planète depuis les débuts de l’ère industrielle. Elle souligne en effet que ce n’est pas seulement le climat terrestre qui est profondément perturbé par « l’activité humaine », mais plusieurs autres dimensions tout aussi essentielles du « système terrestre » (biodiversité, cycle de l’eau, couvert forestier, etc.). Le réchauffement planétaire constitue un problème gigantesque, mais ce n’est qu’un problème parmi d’autres. Il est crucial de le rappeler, dans une perspective politique. Si l’on veut s’attaquer sérieusement au « problème écologique », on ne peut se concentrer uniquement sur des politiques de réduction des gaz à effet de serre (GES). En effet, une telle stratégie n’est pas à la hauteur du problème que l’on prétend régler. En outre, elle risque de déboucher sur des solutions qui vont au mieux réduire les émissions de GES, mais qui pourraient aussi se traduire par une aggravation de la situation sur d’autres dimensions du « système terrestre ». La « transition énergétique » est en train, par exemple, de justifier une nouvelle « ruée minière », qui ne sera pas sans effet sur le cycle de l’eau ou sur la biodiversité. Autrement dit, à défaut d’avoir une vision globale du problème à résoudre, on risque de déployer des solutions qui ne vont pas régler ce problème, mais le déplacer. Les travaux publiés sous la direction de Rockström et Steffen contribuent à réduire un tel risque.
L’autre apport fondamental de ces recherches est d’offrir une meilleure compréhension des risques que représentent les transformations que « l’activité humaine » impose à la Terre. Le message des auteurs de ces études est en substance le suivant : ce n’est pas parce que les choses semblent suivre à peu près leur cours normal sur notre planète ou n’évoluer que de manière lente que l’on peut se sentir en sécurité et que rien de grave ne se passe en réalité. En présence de « facteurs d’érosion » persistants, un « système complexe » comme l’est notre planète n’évolue pas de manière linéaire. Il conserve plutôt son équilibre jusqu’à ce que soient atteints certains « seuils » à partir desquels il faut s’attendre à ce qu’il bascule rapidement et brutalement vers un tout autre équilibre, à l’image du vase déjà plein qu’une simple goutte d’eau supplémentaire suffit à faire déborder brusquement. Ce sont ces « effets de seuil » que nous avons à craindre, dans la mesure où ils provoqueraient probablement un déséquilibre du « système Terre » qui serait catastrophique pour une bonne part au moins de l’humanité et des autres êtres vivants. Or, plusieurs des « seuils » en question sont déjà dépassés. L’heure est grave, donc, et c’est là un apport essentiel de ces études que de le souligner avec rigueur et clarté.
Enfin, on peut également saluer le fait que ce travail contribue à politiser la question écologique, ce qui semblera une bonne chose à celles et ceux qui restent attachés à l’idéal démocratique. En cherchant à déterminer scientifiquement les limites que doit respecter l’humanité pour continuer à jouir des conditions géologiques qui prévalent sur Terre depuis les débuts de l’Holocène, il y a un peu plus de 10 000 ans, ces chercheurs et chercheuses ne prétendent pas nous dire ce que nous avons à faire. Ils ne disent pas non plus que c’est la Nature qui nous imposera sa loi. D’ailleurs, les limites qu’ils mettent de l’avant sont des « seuils », pas des murs ou des précipices. Ce sont donc des limites franchissables. C’est à nous, membres de l’espèce humaine, que revient in fine la responsabilité de les franchir ou non, pour le meilleur ou pour le pire. Bref, le fait de maintenir les répercussions de l’activité humaine en deçà de ces seuils est une décision politique. Ce n’est pas la Terre qui nous y forcera. Nous restons fondamentalement libres d’établir les normes de notre vie collective.
… mais des limites importantes
En dépit de ces apports indéniables, ces travaux présentent cependant plusieurs faiblesses dans la perspective d’une lutte contre la catastrophe écologique en cours. En premier lieu, les études publiées par le Stockholm Resilience Centre restent très discutables sur le plan scientifique. C’est certes le cas de tout bon travail à prétention scientifique, mais les failles en question constituent autant de brèches dans lesquelles peuvent s’engouffrer celles et ceux qui, pour diverses raisons, refusent de s’alarmer de la situation présente ou s’efforcent d’en relativiser la gravité. Ils ont beau jeu, notamment, de remettre en question le choix des neuf processus retenus par cette équipe de recherche et plus encore, bien sûr, les limites qui ont été établies concernant chacun de ces processus. Évidemment, aucune certitude n’est possible à ce sujet, à la fois à cause de l’extrême complexité des phénomènes en cause et du caractère totalement inédit de ce que subit actuellement la planète. De même, les données utilisées pour évaluer dans quelle mesure ces « limites planétaires » sont dépassées ou non sont sujettes à caution. D’ailleurs, certaines d’entre elles continuent de faire défaut. Cela dit, on peut aussi, à l’inverse, reprocher à cette recherche de sous-estimer les problèmes qu’elle tente d’appréhender. Le découpage du système terrestre en seulement neuf grandes dimensions, sans analyser en outre leurs interrelations, conduit possiblement à ne pas tenir compte de certaines rétroactions positives qui pourraient bien aggraver encore la situation du système terrestre. Quoi qu’il en soit, ces limites scientifiques peuvent être invoquées pour relativiser les principaux apports de cette étude, et par conséquent pour disqualifier le cri d’alarme que lancent ses auteurs.
La deuxième faiblesse que présente ce travail sur les « limites planétaires » touche à la manière dont il politise la question écologique. Certes, l’humanité est appelée à faire des choix concernant ses usages de la planète Terre. Toutefois, elle est interpellée d’une façon telle qu’il n’est pas certain du tout qu’elle se sente en fait concernée par ces décisions. Tout d’abord, présenter le problème écologique à l’échelle mondiale a aussi un inconvénient : les humains « ordinaires » n’ont pas la moindre prise sur cette échelle, pas même sur un plan cognitif. Ils risquent donc, dans le meilleur des cas, de se juger totalement impuissants. Certes, le fameux diagramme en radar utilisé dans cette recherche est censé permettre d’apprécier globalement l’état de la situation. Mais cette représentation est extrêmement abstraite, de même, d’ailleurs, que les limites établies par ses auteurs. Comment, dès lors, se sentir touché par la situation que tentent de présenter ces travaux ? Et comment, dans ces conditions, éprouver le désir de s’engager dans la lutte contre la poursuite du désastre ? Aussi bien conçue et réalisée est-elle, cette recherche a toutes les chances de convaincre les non-spécialistes que ces problèmes sont hors de leur portée, et qu’il revient aux experts et expertes ainsi qu’aux États qui les emploient de tenter de les régler.
Par ailleurs, en ce qui concerne les origines de la catastrophe environnementale, les auteurs de ces études mettent en cause, de manière indifférenciée, les « activités humaines ». Évidemment, il est pertinent de ne pas laisser croire que tout cela pourrait être le fait de cycles naturels. Cependant, force est de constater qu’une bonne partie de l’humanité n’est pas pour grand-chose, au moins à l’origine, dans les perturbations du « système Terre » mises en évidence par cette série de recherches. Y compris actuellement, les responsabilités dans la participation au désastre ne sont pas du tout identiques, que ce soit entre les populations du Nord et celles du Sud, ou encore au sein des pays occidentaux, entre les membres de la classe bourgeoise et ceux des classes populaires. On sait en outre que, tendanciellement, les humains les moins responsables de la catastrophe sont aussi les premiers et les plus touchés par celle-ci. Si ces différences en matière de responsabilités et de coûts à assumer ne sont pas reconnues, et si les causes fondamentales de ces différences ne sont pas révélées, comment espérer que se mobilise toute cette humanité victime aujourd’hui d’« injustice environnementale » ?
Enfin, cet appel à respecter les « limites planétaires » est lancé au nom du souci d’éviter le pire, et non dans l’espoir de bâtir un monde meilleur (Kallis, 2019). Autrement dit, il faut avant tout lutter contre la catastrophe écologique en cours pour assurer notre survie. Une telle proposition n’est pas non plus très mobilisatrice. De toute manière, il est difficile d’envisager la survie comme un projet de vie. S’il faut imposer des limites aux « activités humaines », ne serait-ce pas aussi pour bâtir des sociétés plus justes et plus démocratiques, dans lesquelles il ferait bon vivre ? Les auteurs et autrices réunis par Rockström et Steffen ne se prononcent pas sur le sujet, suggérant ainsi de manière implicite que la civilisation industrielle est en réalité tout à fait désirable (ou inébranlable ?) et qu’il s’agit simplement de la réformer pour lui éviter l’autodestruction (Kallis, 2019). D’ailleurs, plusieurs d’entre eux ont pris position en faveur de stratégies visant une « croissance verte », ce qui témoigne bien du fait qu’il n’est pas question pour ces chercheurs et chercheuses de changer quoi que ce soit d’essentiel à nos manières de vivre ensemble.
Pour une écologie vraiment politique
Ces recherches sur les « limites planétaires » relèvent en fait typiquement de ce que le philosophe André Gorz a proposé d’appeler une « écologie expertocratique ». Dans cette approche de la question écologique, l’objectif est essentiellement de « ménager [la nature] (au double sens de “ménagement” et de management) en prenant en compte la nécessité d’en préserver au moins les capacités d’autorégénération les plus fondamentales » (Gorz, 1992 : 16). Pour atteindre cet objectif, il revient aux experts et expertes de fixer les limites à ne pas dépasser sur le plan écologique, ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour que ces limites soient respectées — d’où le qualificatif choisi par Gorz. Il incombe ensuite à l’État de s’assurer que ces décisions seront effectivement observées. Pour ce faire, il pourra recourir tantôt à la contrainte, tantôt à des incitations, c’est-à-dire au bâton ou à la carotte, tel un pasteur guidant son troupeau.
L’avantage apparent de cette approche est qu’elle permet d’espérer, en principe, un règlement rapide du « problème écologique », car elle n’implique pas de transformer fondamentalement la société ni même d’obtenir l’approbation pleine et entière de la population. On comprend qu’elle ait la préférence des élites de nos sociétés, mais elle présente cependant trois défauts majeurs. En premier lieu, les stratégies réformistes sur lesquelles débouche généralement cette écologie expertocratique, qu’elles portent le nom de « développement durable », d’« économie circulaire » ou de « transition écologique », ont pour le moment totalement échoué à ne serait-ce que ralentir la catastrophe écologique en cours (Pineault, 2023). En second lieu, cette manière d’aborder le problème écologique constitue une menace pour la liberté, entendue au sens d’autonomie. En effet, comme le dit Gorz, « [e]lle abolit l’autonomie du politique en faveur de l’expertocratie, en érigeant l’État et les experts d’État en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens d’y soumettre les individus » (Gorz, 1992 : 17). En troisième lieu, cette démarche a également toutes les chances de contribuer à renforcer les injustices environnementales évoquées plus haut, dans la mesure où elle vise une humanité indifférenciée, sans tenir compte du fait que nous ne sommes pas égaux, ni en matière de responsabilités à l’égard du problème écologique ni en matière de conséquences de ce problème sur nos conditions d’existence.
Si l’on veut véritablement ralentir la dégradation de notre planète, il ne suffira pas de produire mieux ou autrement. Il faudra produire moins que ce que l’on produit actuellement, et fixer des limites à ce que l’on produira dans l’avenir. Pour qu’une telle réduction de la production ne vienne pas aggraver les injustices environnementales actuelles et les inégalités socioéconomiques sur lesquelles elles reposent, il faut dans le même mouvement partager plus les richesses dont nous avons besoin pour vivre. Enfin, pour établir les limites à respecter en matière de production et partager les richesses qu’il nous faut pour vivre, il convient d’en décider ensemble, du moins si l’on tient à l’idéal de liberté politique qui est censé être le nôtre. Telles seraient les grandes lignes d’un projet d’écologie politique vraiment respectueux de la nature, mais aussi de la justice et de la liberté, ainsi que le promeut le mouvement en faveur d’une décroissance soutenable (Abraham, 2019).