Droit et politique

Prévenir la maladaptation dans l’action climatique: une lunette « équité »

Pour faire face aux conséquences importantes des changements climatiques, des transformations substantielles doivent rapidement être mises en place. Nous devrons changer nos façons de nous déplacer, de manger, de nous divertir, de consommer, etc. Du côté de la gouvernance, les municipalités se trouvent en première ligne de l’action climatique en raison de leur rôle en aménagement du territoire, en transport, en loisirs, en gestion des matières résiduelles et en verdissement, par exemple.

Les politiques publiques visant l’adaptation aux changements climatiques doivent être pensées avec une lunette «  équité  » afin de ne pas aggraver les inégalités sociales et précariser davantage les personnes vivant déjà en situation de vulnérabilité. Effectivement, les effets des changements climatiques sont vécus de manière inégale, les individus en situation de vulnérabilité étant plus susceptibles d’en souffrir. De plus, les personnes disposant d’un statut socioéconomique plus favorisé contribuent davantage aux changements climatiques, y sont moins sensibles et jouissent d’une meilleure capacité d’adaptation. Il faudra donc, pour une adaptation équitable, moduler les efforts demandés et les contreparties offertes selon les capacités des différents groupes et individus, et ce, dans tous les secteurs.

En prenant pour exemple l’éco-embourgeoisement, et sans prétendre à l’exhaustivité, voici certains écueils potentiels ainsi que des pistes d’intervention pour mettre en place des solutions d’adaptation qui soient résolument équitables.

Changements climatiques : les risques pour la santé

Les changements climatiques présentent de nombreux risques pour la santé, dont celui d’amplifier les inégalités existantes et d’exacerber la vulnérabilité de groupes ou d’individus. Plusieurs aléas touchant la province sont appelés à s’intensifier au cours des prochaines années (Demers-Bouffard, 2021). L’augmentation de la fréquence et de l’importance des canicules, des précipitations extrêmes, des feux de forêt, de la transmission de zoonoses, des inondations, des pollens, de l’érosion côtière, du dégel du pergélisol et des submersions côtières sont déjà perceptibles. Les effets de ces changements sur la santé ne sont pas négligeables. Ceux-ci pourraient entraîner l’augmentation de la prévalence des maladies cardiovasculaires ou respiratoires, des maladies infectieuses, des allergies, de l’insécurité alimentaire, de l’anxiété et de la dépression. Le sentiment d’appartenance à la communauté et la cohésion sociale pourraient également être mis à mal.

Action climatique: risques et cobénéfices

La lutte contre les changements climatiques comporte aussi son lot de défis. L’action climatique peut toutefois également générer des cobénéfices pour la santé et l’économie si elle est réfléchie dans cet objectif. En tête des bienfaits potentiels se trouvent la réduction de la pauvreté et la croissance de la main-d’œuvre par la qualification et le développement de nouvelles filières d’emploi, la diminution des maladies cardiovasculaires due à une meilleure qualité de l’air, la diminution de la sédentarité et de l’obésité par l’accessibilité d’un mode de vie plus actif et une meilleure santé mentale grâce à l’accès à la nature ainsi qu’aux espaces verts et bleus. En misant sur les cobénéfices dans la transition vers une société carboneutre, résiliente et adaptée aux changements climatiques, on peut réduire les effets négatifs des changements climatiques sur la santé. Pour ce faire, il faudra, dans une perspective d’équité, tenir compte des inégalités préexistantes, dont les inégalités sociales de santé.

Santé : un état corrélé au statut socioéconomique1

Généralement, l’état de santé des personnes est fortement associé à leur statut socioéconomique. Les personnes qui jouissent d’un statut socioéconomique plus élevé sont habituellement en meilleure santé tandis que celles ayant un statut juste en dessous, jusqu’aux plus démunies, connaissent un état de santé plus fragile (Institut national de santé publique du Québec, 2018).

Le nombre moyen d’années vécues en bonne santé décroît proportionnellement avec la défavorisation matérielle et sociale (Figure 1). Le 20  % des personnes les plus favorisées vivent en moyenne neuf années de vie en bonne santé de plus que le 20 % des personnes les plus défavorisées (Institut national de santé publique du Québec, 2018). Ces écarts s’observent sur tout le gradient et se maintiennent également dans le temps, car les chiffres de 2000-2001 et de 2011-2012 sont largement comparables. Ainsi, bien que l’ensemble de la population vive plus longtemps en bonne santé, les écarts sont malheureusement maintenus.

Empreinte carbone : une question de ressources et de pouvoir

Comme les résultats de santé, la contribution individuelle à la production de gaz à effet de serre (GES) dépend de la répartition des ressources et du pouvoir. Elle augmente donc avec le statut socioéconomique. Au contraire, moins elles disposent de capital économique, moins les personnes produisent de GES.

Par exemple, les données de 2019 (Chancel, L., Piketty, T., Saez, E., Zucman, G. et al., 2021) montrent que les 10  % des individus les plus riches émettent 60,3  TCO2e/capita par année. Les 40 % des personnes à revenu moyen produisent 20,9 TCO2e/capita. Le 1  % le plus riche de la population rejette, pour sa part, 190,2 TCO2e/capita (Tableau 1). Les efforts demandés dans la réduction des émissions devront donc être modulés selon les émissions passées et présentes (Senay et al., 2023).

Mieux vaut être riche et en santé que pauvre et malade

Comme elles sont en meilleure santé, les personnes plus favorisées sont moins sensibles aux conséquences des changements climatiques. De surcroît, le statut socio-économique assure l’accès aux autres déterminants de la santé, par exemple, un logement, une éducation et une alimentation de qualité (Association canadienne de santé publique, s. d.) ou encore un réseau social. Par conséquent, le statut socioéconomique est aussi un prédicteur majeur de la capacité d’adaptation des individus aux conséquences des changements climatiques. Autrement dit, plus les personnes sont riches, plus elles sont en santé et plus elles ont les moyens d’échapper aux aléas climatiques ou d’en amoindrir les conséquences sur leur santé.

Parce qu’ils disposent souvent de moins de ressources et sont en moins bonne santé, certains groupes sont moins aptes à faire face aux risques posés par les changements climatiques et leurs conséquences (Senay et al., 2023). Pensons aux personnes âgées, aux personnes atteintes de maladies chroniques, aux Premières Nations, aux Inuit et aux Métis, à certaines catégories de travailleuses et travailleurs ainsi qu’aux personnes à faible revenu, en situation de handicap ou d’itinérance, racisées ou à statut migratoire précaire. Ces personnes peuvent subir des effets accrus des changements climatiques parce qu’elles ont des logements inadéquats, des conditions de santé particulières (maladies chroniques, handicaps, problématiques de santé mentale, etc.), un manque de réseau de soutien, une difficulté d’accès aux soins de santé, etc.

Passer en mode solution

Une lunette « équité » pour réfléchir aux inégalités, dont les inégalités sociales de santé

Le fardeau porté par certains groupes désavantagés peut être accru par les interventions publiques si elles n’intègrent pas directement un objectif de réduction des inégalités. Une absence de coordination ou de modulation des politiques pourrait ainsi générer des effets non anticipés et indésirables — la maladaptation. L’application d’une lunette « équité » dans toutes les interventions constitue une issue prometteuse pour éviter des effets délétères des politiques sur la santé et promouvoir l’inclusion sociale de certains groupes sociaux.

Toute initiative gouvernementale ou municipale qui s’engage à tenir compte de l’équité prendra donc acte du portrait socioéconomique de la population du milieu visé afin de développer une compréhension fine des défis qu’elle rencontre : faible revenu, manque de réseau social, transport en commun et actif limité, âge avancé, etc. Une telle lunette permettrait d’éviter d’augmenter les vulnérabilités rencontrées par les individus ou les groupes sociaux en plus de multiplier les cobénéfices dans différents secteurs.

Le cas du verdissement urbain et de l’embourgeoisement

Les quartiers abritant des personnes à plus faible revenu sont aussi généralement les moins «  verts  ». Ces quartiers sont donc plus susceptibles de présenter de nombreux îlots de chaleur urbains, comme des secteurs fortement minéralisés et peu végétalisés (p. ex., les routes et les stationnements asphaltés), et de disposer de moins de parcs pour pratiquer des activités sportives et récréatives. Le verdissement de ces quartiers est prôné, avec raison, comme solution d’adaptation aux changements climatiques qui comportent de multiples cobénéfices – notamment pour la santé mentale, physique et psychosociale de sa population.

Toutefois, le verdissement peut entraîner un phénomène d’éco-embourgeoisement (Lapointe, 2024). En effet, si l’ajout de nouveaux parcs, jardins communautaires et arbres de rue se fait dans des quartiers avec une population moins nantie, il est possible que les résidentes et résidents de longue date se voient contraints de changer de logement et de quartier ou subissent de l’exclusion sociale en demeurant dans leur quartier. Ces personnes ont souvent des revenus modestes, sont locataires et présentent d’autres facteurs pouvant les placer en situation de vulnérabilité, comme le fait de faire partie d’une famille monoparentale ou d’être une personne âgée, racisée, autochtone, allophone, à mobilité réduite, etc. Parce que le verdissement des quartiers en augmente souvent l’attractivité, cette demande accrue se reflète dans le prix de l’immobilier et, par conséquent, des loyers. Les personnes déplacées faute de pouvoir absorber cette hausse de coûts risquent alors de perdre leur réseau d’entraide et de soutien en plus des services (écoles, soins de santé, organismes communautaires, etc.) auxquels elles sont habituées. Les personnes qui parviennent à rester dans leur quartier peuvent, elles aussi, perdre leurs repères. Par exemple, l’offre commerciale et de services change et peut moins répondre aux besoins de ces personnes, notamment à cause de la hausse des loyers, qui peut entraîner le déplacement ou la fermeture d’organismes communautaires ou de commerces abordables.

Bien que ce phénomène soit encore peu étudié au Québec, l’exemple du canal de Lachine, à Montréal est, lui, bien documenté (Behrens et al., 2023). Ce site post-industriel a été réhabilité par Parcs Canada, au début des années 2000, en parc linéaire favorisant le transport actif. Dans les années qui ont suivi, un phénomène d’embourgeoisement s’est produit dans les quartiers avoisinant les plus rapprochés du centre-ville. De nouvelles constructions ont vu le jour, attirant des populations plus jeunes, souvent sans enfant, plus éduquées et mieux nanties.

L’application d’une lunette «  équité  » permet d’anticiper des effets non souhaitables du verdissement — qui lui, est, le plus souvent, souhaitable. Une analyse des conditions socioéconomiques de la population du quartier permettrait d’identifier si certaines personnes sont plus susceptibles de subir les effets de l’éco-embourgeoisement. Considérant que ces personnes pourraient devoir composer avec des effets délétères de l’éco-embourgeoisement, des mesures peuvent être mises en place en aval du déploiement du projet de verdissement.

L’éco-embourgeoisement et, surtout, ses conséquences négatives ne sont pas inéluctables. Les municipalités disposent d’outils réglementaires et d’autres leviers pour verdir tout en protégeant les personnes qui peuvent se trouver en situation de vulnérabilité face à l’éco-embourgeoisement. La publication Verdissement urbain et embourgeoisement : guide à l’intention des municipalités pour promouvoir un verdissement équitable (Lapointe, 2024) propose de nombreuses pistes d’actions prometteuses principalement liées à deux enjeux : l’habitation et la participation citoyenne. Voici un aperçu.

Prévenir les déplacements en agissant sur l’offre de logement

En bonifiant l’offre de logement social tout en protégeant les droits des locataires, les municipalités peuvent éviter les déplacements des personnes à plus faible revenu. Par exemple, une municipalité peut utiliser son droit de préemption pour acquérir des propriétés dans les zones à risque d’embourgeoisement et les céder à des OBNL d’habitation pour créer de nouveaux logements sociaux. Pour protéger les locataires, les municipalités peuvent, par exemple, utiliser une réglementation pour maintenir les usages de maisons de chambres et les résidences pour personnes âgées. Un registre des loyers pourrait contribuer à protéger les locataires d’augmentations de loyer excessives. Ces actions devraient, dans l’idéal, être prises en amont des projets de verdissement, pour réduire la spéculation immobilière qui peut en découler.

Lutter contre l’exclusion sociale grâce à la participation citoyenne

La participation citoyenne peut contribuer à prévenir l’exclusion sociale et permettre la réalisation de projets de verdissement qui correspondent vraiment aux besoins et aux préférences de la population du quartier. En outre, la participation citoyenne favorise le sentiment d’appartenance et la cohésion sociale ainsi que l’autonomisation (empowerment). Or, mettre en œuvre un processus de consultation n’est pas nécessairement suffisant pour rejoindre les populations en situation de vulnérabilité. Ce sont souvent les mêmes personnes qui participent même si, en théorie, le processus est ouvert à tous et à toutes. Pour joindre les personnes qui n’ont pas souvent voix au chapitre, il faudra aller vers elles, dans leur milieu de vie, et s’adjoindre l’aide d’organismes communautaires qui ont gagné leur confiance (par exemple, des organismes d’entraide et de défense des droits de certains groupes de personnes). Les directions de santé publique peuvent aussi participer à l’identification des groupes de personnes en situation de vulnérabilité en conjuguant les portraits sociodémographiques de la population à l’expérience terrain qu’elles détiennent, en plus de s’adjoindre celle des organismes communautaires.

Un champ prioritaire, mais en émergence au Québec

Ces préoccupations sont certes cruciales pour assurer une transition juste, mais sont toujours en émergence. C’est pourquoi l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) souhaite outiller les décisionnaires et les acteurs de la santé publique, de l’environnement et du monde municipal afin que la transition contribue aussi à réduire les inégalités sociales de santé au Québec.

S’il importe d’agir pour lutter contre les changements climatiques et leurs effets, le faire dans un esprit de collaboration et d’équité permettrait que les coûts et les bénéfices de la transition soient équitablement partagés et, surtout, qu’on ne laisse personne derrière.

1. Cette section de l’article et les deux suivantes reprennent certains éléments du document de Senay, M.-H. et al. (2023) : Pour une transition juste : tenir compte des inégalités sociales de santé dans l’action climatique. INSPQ. https://www.inspq.qc.ca/publications/3342

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