Droit et politique

Reconstruire ou partir : Les défis de l’adaptation en Louisiane

La Louisiane, un État de quatre millions d’habitants dans le sud-est des États-Unis, subit de plein fouet les effets des changements climatiques, aggravés par une activité pétrolière soutenue sur l’ensemble de son territoire (Carruthers et al., 2017). Alors que la région côtière s’enfonce dans le golfe du Mexique à hauteur d’un stade de soccer toutes les heures et demie (Couvillion et al., 2011), les populations et leurs gouvernements font face à un choix difficile : s’armer d’infrastructures pour rester ou planifier la relocalisation d’une partie de la population. Pour l’heure, seule une poignée de communautés s’est organisée pour bouger à l’intérieur des terres, tandis que la Louisiane et les gouvernements locaux misent sur les infrastructures et l’ingénierie pour préserver la «  côte travailleuse  »1.

Cet article2 met en perspective deux possibilités pour faire face aux risques climatiques et environnementaux : partir ou rester. L’analyse se penche en premier lieu sur les enjeux liés à la relocalisation et au dépeuplement dans le contexte louisianais. Le constat de l’impopularité et des difficultés liées au déplacement de populations permet de mieux saisir, dans un second temps, les logiques de l’approche infrastructurelle privilégiée par l’État. Cette stratégie, qui comble la volonté des Louisianais de demeurer sur leurs terres, peine cependant à répondre aux besoins socioculturels des habitants les plus menacés par la relocalisation. En cause, le favoritisme des intérêts économiques et des infrastructures.

Partir : la menace de la relocalisation

La relocalisation est parfois considérée comme une stratégie d’adaptation bénéfique pour faire face aux changements climatiques, en particulier si le déplacement de la communauté est volontaire, planifié et inclusif, et permet de réduire les vulnérabilités climatiques (King et al., 2014). Aux États-Unis, on estime que 13 millions de personnes seraient à risque de déplacement si la hausse du niveau de la mer atteignait 1,8 mètre. Une grande partie de cette population se trouve en Louisiane, où cette augmentation est l’une des plus rapides au monde (Hauer, Evans et Mishra, 2016). Maladaptive3 si imposée aux communautés, la relocalisation nécessite un processus de planification «  par le bas  » pour réduire les vulnérabilités associées au déplacement (Dalbom, Hemmerling et Lewis, 2014). Cela implique la participation de la communauté concernée dans le processus de planification du déplacement afin de le façonner selon leurs besoins, et d’ainsi produire une politique adaptée à la réduction de leurs vulnérabilités spécifiques.

La résistance de l’Isle de Jean Charles

En Louisiane, cette problématique s’incarne dans la relocalisation de l’Isle de Jean Charles, devenue le symbole de la difficile préservation des cultures dans un contexte de mobilité climatique. Ce petit village autochtone au bord du golfe du Mexique est la première (et seule) communauté en Louisiane financée par le gouvernement pour sa relocalisation, une enveloppe de près de 50  millions $ ayant été destinée à reconstruire le village à l’intérieur du système de protection contre les ouragans.

S’il ne reste qu’une quinzaine de maisons sur la petite île accessible par une route bordée d’eau, plusieurs habitants refusent toujours de partir. En cause, un très fort attachement à ces terres et à leur mode de vie traditionnel basé sur la pêche de subsistance, malgré le déclin environnemental rapide dans cette «  zone sacrifiée  » (Randolph, 2018). Selon l’une des personnes chargées du projet de relocalisation de l’Isle de Jean Charles, quitter son lieu d’habitation est particulièrement éprouvant en Louisiane. En entrevue, il raconte la difficulté de planifier et de parler du déplacement avec les habitants.

«  Lorsque l’on parle d’une perspective de repli, on demande aux gens d’abandonner quelque chose qui leur est culturellement important, et qui compose une part considérable de leur identité. C’est un choix incroyablement difficile à faire, c’est émotionnel. Le plus longtemps une personne vit dans une communauté, le plus difficile il est de partir. Prenez l’Isle de Jean Charles, il y a certaines personnes avec qui j’ai travaillé qui ont vécu toute leur vie là-bas. Elles n’ont jamais vécu ailleurs, elles viennent de générations entières de l’Isle de Jean Charles. Même lorsqu’on a une conversation sérieuse sur l’absence de futur sur cette île, ça ne rend pas le choix de partir plus facile4.  »

Island Road, la route menant à l’Isle de Jean Charles, traverse une immense étendue d’eau. Les murs en pierre ont été construits en 2021 pour protéger la route lors des ouragans. Source : Sarah M. Munoz, mars 2022.

La communauté bénéficie d’un des rares plans de relocalisation financés par le gouvernement américain à l’échelle du pays. De son côté, l’État de Louisiane n’offre pas d’aide à l’adaptation autre que le rachat de maisons individuelles dans sept quartiers précis dans le cadre du Watershed Initiative, programme de gestion des inondations causées par le Mississippi et qui exclut la région côtière. Pour les habitants de l’Isle de Jean Charles, il n’existe ainsi que deux options, rester ou prendre part au projet de relocalisation planifiée. Le manque de certitude quant à son succès pose cependant un défi important pour la préservation de l’identité autochtone de la communauté déjà fragilisée par l’immense érosion de son territoire, et contribue à la réticence d’une partie des habitants (King, 2017).

Une maison surélevée dans le village Isle de Jean Charles, affichant deux panneaux : « L’Isle de Jean Charles n’est pas morte, les changements climatiques ça craint », et « Les changements climatiques, ça ne vaut pas le coup » (traduction libre).
Source : Sarah M. Munoz, mars 2022.

La problématique du dépeuplement progressif

De manière générale, le choix de la relocalisation est assujetti à la capacité financière des individus à assurer leur déplacement et à leur volonté de quitter leur lieu de résidence. Pour beaucoup vivant proche du Golfe, la relocalisation engendrerait la perte de leur culture intrinsèquement liée à leur proximité à l’eau et serait une « tragédie » (Dalbom, Hemmerling, et Lewis, 2014  : 4). Et pourtant, le processus d’abandon est déjà en cours. Un habitant de Venice, une petite ville située à la pointe de Plaquemines, à l’embouchure du Mississippi, l’explique avec émoi.

«  Je vis sur la même propriété où ma famille est venue s’installer au cours du 18e siècle. Le problème, c’est que je serai le dernier. Les enfants ne veulent pas vivre ici, il n’y a rien pour eux. Pour aller à l’université, tu dois partir loin d’ici. Rien que pour aller dans un magasin, tu dois aller plus loin. Quand j’étais petit, il y avait des spectacles. Il n’y en a plus aucun maintenant. Chaque ouragan qui passe en est la cause.  »

Qu’arrivera-t-il à la culture de la région ? «  Elle va mourir  », déplore-t-il. La relocalisation des populations les plus exposées aux changements climatiques ne fait pas l’unanimité, et l’absence de mécanismes sociaux et de garanties pour la relocalisation planifiée dans le Coastal Master Plan de l’État, guide ultime pour son adaptation climatique et environnementale, fragilise d’autant plus ces habitants au sud de la région et dont la culture et le mode de vie sont menacés. Le manque de mesures politiques à l’échelle locale et étatique pour encadrer les déplacements individuels et collectifs, et ainsi préserver les cultures et les identités émane d’une crainte de la perte des revenus fonciers et de l’activité économique engendrés par le dépeuplement (Colten, 2015).

Île barrière Scofield (golfe du Mexique). Un trou creusé par l’ouragan Ida qui a balayé une partie des dunes de sable servant à réduire les conséquences des tempêtes.
Source : Sarah M. Munoz, février 2022.

Rester : les limites des infrastructures et de l’ingénierie face aux changements climatiques

Au vu des défis posés par la relocalisation, la réticence de certains habitants à quitter leurs terres, et afin d’encourager l’immobilité des populations, les gouvernements louisianais misent sur l’adaptation in situ. L’objectif étant également de conserver les infrastructures économiques et pétrochimiques qui garnissent la côte, l’État s’est engagé dans un processus de réduction des risques et de reconstruction à travers un Master Plan ambitieux : 50  milliards $ de projets sur 50 ans.

Les intérêts pétroliers de la restauration des côtes

Le Master Plan, bien qu’il souligne l’importance de l’héritage culturel de la côte louisianaise, insiste sur la valeur économique de cette «  côte travailleuse  » à préserver et reconstruire pour l’industrie pétrochimique et de la pêche. Les projets de l’État visent ainsi, d’un côté, à barricader la côte contre les ouragans (digues, pompes, murs, écluses, etc.), et de l’autre, à restaurer les écosystèmes (îles barrières, marécages, etc.) (CPRA, 2017). Ces projets cherchent à protéger les infrastructures industrielles existantes et à assurer la capacité de la côte à soutenir ces activités économiques, en permettant notamment son accessibilité pour les travailleurs (élévation des routes, notamment) et sa protection contre les ouragans. En conservant l’accès aux industries et aux ressources naturelles, on discerne la volonté de maintenir la productivité économique des écosystèmes du Golfe, en parallèle d’une certaine reconnaissance de la valeur culturelle de cet environnement pour ses populations.

Pour un habitant qui s’implique en politique locale, l’État ne cherche qu’à «  subventionner des projets pour en privatiser les bénéfices  ». Pointant du doigt une carte de la côte louisianaise, il remarque que les marécages restaurés protègent en particulier les infrastructures de Port Fourchon, base pétrolière traitant 95  % de la production offshore du Golfe et 15  % du pétrole national. L’intérêt de l’État ne se situerait pas dans la valeur intrinsèque des écosystèmes, mais dans la protection des infrastructures pétrolières financée publiquement. Ce constat fait écho aux conclusions de nombreuses recherches qui soulignent dans l’approche de l’État la volonté de conserver le statu quo économique et politique louisianais, malgré ses conséquences considérables sur la perte accélérée du territoire et les changements climatiques (Burge et al., 2020).

Station de pompage à Diamond permettant d’évacuer l’eau à l’intérieur de la digue (droite sur la photo) vers le golfe du Mexique (gauche).
Source : Sarah M. Munoz, mars 2022.

Les limites des infrastructures de
réduction de risque

Le choix politique de «  rester  » vise ainsi à conserver l’activité économique et la capacité des Louisianais à habiter leurs terres. Pour cela, l’État et les gouvernements locaux misent sur les infrastructures de réduction des risques contre les ouragans et les inondations. La construction du système de digues du Mississippi a débuté au cours du 18e siècle et a rapidement été suivie de politiques de drainage durant le 20e siècle. Aujourd’hui encore, ces approches forment des stratégies centrales pour la gouvernance des inondations, malgré la reconnaissance de leur rôle dans l’enfoncement de la côte (Randolph, 2018 ; Colten, 2016).

Un enjeu de cette politique infrastructurelle qui vise à endiguer l’ensemble des zones peuplées est que sa délimitation géographique est déterminée par une analyse coût-bénéfice liée à la densité de peuplement. C’est ainsi qu’en 1998, lorsqu’a été dessiné le système de protection Morganza-to-the-Gulf, un arrangement de 157  km de digues et de structures de protection contre les inondations dans le Sud-Est, l’Isle de Jean Charles en a volontairement été exclue (Randolph, 2018).

L’exclusion de plusieurs communautés autochtones des systèmes de protection contribue à complexifier leur choix entre partir ou rester en les rendant plus vulnérables aux phénomènes climatiques, comme exemplifié par l’Isle de Jean Charles. Bien que le Master Plan vise la réduction des risques pour une majeure partie de la population louisianaise, cette adaptation ne suffit pas aux communautés situées à l’extérieur du système de digues, et leur relègue ainsi une offre «  non structurelle  », à savoir l’élévation de leurs maisons, la préparation aux inondations ou, en dernier recours, la relocalisation (Dalbom, Hemmerling et Lewis, 2014 ; CPRA, 2017).

Ces mesures manquent cependant de répondre aux besoins des communautés touchées en ce qui a trait à la préservation de leurs cultures, langues et identités et à leurs particularités socioéconomiques. La composante non structurelle du plan d’adaptation est également largement sous-financée et ne jouit pas de la même attention de la part de l’État que les investissements structurels, rendant l’aide aux communautés insuffisante dans son ensemble.

Maison surélevée, Terrebonne. Source : Sarah M. Munoz, mars 2022.

Conclusion

L’étude de ce cas démontre la difficile articulation des politiques visant la relocalisation et l’adaptation in situ, compte tenu des besoins, intérêts et réticences des Louisianais. Malgré un plan d’adaptation ambitieux axé sur l’adaptation in situ, l’État de Louisiane peine à garantir la préservation de l’héritage culturel et identitaire pour les communautés, autochtones ou Cajun, situées à la lisière du golfe du Mexique et faisant face à la relocalisation.

Pour l’heure, l’État de Louisiane est plus confiant que jamais dans sa démarche de restauration de la côte. L’opposition d’une partie de la population continue cependant de gronder, inquiète pour l’avenir social et environnemental de la vie dans le bayou.

La « working coast » (CPRA, 2017) est le qualificatif donné à la côte louisianaise par l’État pour accentuer sa productivité pétrolière et économique.

Cet article résume une partie des résultats de recherche de thèse portant sur le rôle des institutions, idéologies et intérêts dans l’adaptation en Louisiane comme exemple phare de vulnérabilité aux changements climatiques. Le travail de terrain a été effectué de juin 2020 à avril 2022.

La « maladaptation » se définit comme l’augmentation des vulnérabilités par une politique d’adaptation.

Toutes les entrevues ont été menées par la chercheuse de juin 2020 à mars 2022, par téléphone, Zoom ou en personne, en Louisiane.

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