Perspectives

Tabac et véhicules à essence : cesser de vendre un mode de vie pour réduire la consommation

Reconnaissant les dangers de la crise climatique, les gouvernements du Canada et du Québec se sont engagés à interdire la vente des véhicules à essence en 2035, une mesure devant contribuer à atteindre leurs cibles climatiques, respectivement une réduction des émissions de GES de 40 à 45  % par rapport à 2005 et de 37,5  % par rapport à 1990. Or, de 1990 à 2019, les émissions de GES ont augmenté de 54  % au Canada, un constat qui s’explique notamment par la croissance du nombre de véhicules à essence et de leur taille. Alors que les catastrophes liées au dérèglement du climat s’intensifient, la législation demeure un moyen sous-utilisé, dans le secteur des transports, pour exiger la décarbonisation des industries les plus émettrices. Miser sur leur bonne volonté ne fonctionne visiblement pas. En effet, les véhicules à essence continuent de dominer les espaces publicitaires traditionnels et numériques, et 79  % des publicités de véhicules personnels au Canada présentent des camions légers à essence (Équiterre, 2021).

L’histoire de la lutte contre le tabagisme offre des pistes de réponse intéressantes : la forte mobilisation citoyenne, appuyée sur la science, a mené à une sérieuse stratégie canadienne sur le tabac comprenant des mesures réglementaires de plus en plus contraignantes. Aujourd’hui, les produits du tabac sont vus d’un mauvais œil. Comment peut-on s’inspirer de l’approche réglementaire utilisée dans la lutte antitabac pour orienter les habitudes de transport vers des options durables ? À l’aide d’une analyse comparée, ce texte trace des liens entre le mouvement antitabac et la popularité des véhicules énergivores au Canada, en plus de proposer des solutions législatives inspirées par cette lutte, mais aussi d’autres secteurs et d’ailleurs.

Reconnaître les dangereuses conséquences de phénomènes populaires

Au fil de leur démocratisation, les conséquences désastreuses de la consommation de cigarettes sur la société, tout comme les conséquences de la multiplication des véhicules à essence, ont été de plus en plus étudiées et reconnues. Commercialisé à grande échelle après la Première Guerre mondiale, le tabac est rapidement devenu un bien valorisé par les populations occidentales, si bien qu’en 1965, 50  % des adultes du Canada fumaient. Malgré le fort ancrage des cigarettes dans la vie quotidienne, la réglementation déployée progressivement à partir de 1989 — mises en garde sur les emballages, restrictions en matière de publicité, de consommation et de présentation dans les commerces — a largement contribué à réduire cette part à environ 20  % de la population âgée de 15 ans et plus (Herbert, Bailey et Bonikowsky, 2014).

Les avancées scientifiques et la prise de conscience collective quant aux conséquences de la consommation massive du tabac ont notamment motivé ce resserrement réglementaire. On sait aujourd’hui que le tabagisme est responsable de la grande majorité des nouveaux cas de cancer des poumons et qu’il peut mener à d’autres formes de cancer, des maladies vasculaires ou encore de l’emphysème. Selon Québec sans tabac, les coûts sociétaux engendrés par le traitement des problèmes de santé causés par le tabagisme s’élevaient à 6,5  milliards de dollars en 2012 au Québec seulement.

De la même manière, les conséquences des véhicules personnels de grande taille comme les véhicules utilitaires sport (VUS) sur le climat sont largement reconnues : les émissions de GES liées aux camions légers ont plus que doublé de 1990 à 2019 (Équiterre, 2021). La préférence croissante pour les véhicules énergivores — au Canada, quatre nouveaux véhicules vendus sur cinq sont des camions légers — exacerbe également les enjeux de sécurité routière, d’encombrement urbain, de congestion, d’usure hâtive des infrastructures routières, de santé publique et de surutilisation de ressources, en plus de contribuer à la hausse continue des dépenses des ménages en transport (Équiterre, 2021). Pourtant, les gouvernements tardent à agir pour contrer cette tendance, tout comme cela a d’abord été le cas avec la lutte antitabac. Effectivement, des décennies se sont écoulées entre la reconnaissance des effets nocifs des produits du tabac sur la santé humaine et le resserrement du cadre réglementaire entourant sa promotion et son utilisation (Cunningham, 1996, p. IX). Des groupes antitabac, armés de preuves scientifiques des effets dévastateurs de la cigarette, ont dû se faire de plus en plus vocaux pour que des mesures restrictives fédérales, provinciales et municipales visant à décourager sa consommation soient prises. Ne répétons pas cette erreur.

Puissants lobbys et publicités « style de vie »

À l’échelle canadienne, la Loi réglementant les produits du tabac (LRPT), entrée en vigueur en 1989, constitue la première limitation imposée aux produits du tabac et à leur publicité. Visant à enrayer « un problème qui, dans le domaine de la santé publique, est grave, urgent et d’envergure nationale » (LRTP, 1989), à l’instar de la crise climatique, cette loi interdit la publicité du tabac à des fins commerciales et contraint les fabricants à apposer des mises en garde sur l’emballage de leurs produits.

Fortement contestée par l’industrie tabatière, dont le puissant lobby n’est pas sans rappeler celui de l’industrie automobile, la validité de la loi a été mise en cause devant la Cour suprême du Canada. En 1995, les dispositions relatives à la publicité de la LRTP ont été invalidées pour violation de la liberté d’expression. Malgré cette défaite, le gouvernement a continué ses efforts de réglementation en adoptant la Loi sur le tabac en 1997, et les commandites de compagnies tabatières ont été interdites en 2003. L’industrie s’est rapidement lancée dans une nouvelle bataille juridique face à cette loi encore plus contraignante quant au contenu et à la diffusion des publicités sur le tabac, notamment en bannissant sa promotion en magasin. En 2007, la Cour suprême a finalement tranché en faveur du gouvernement canadien en rétablissant la loi de 1997 dans son entièreté, y compris l’interdiction de «  créer une fausse impression  » dans les publicités, un élément auparavant invalidé par la Cour d’appel du Québec.

À ce titre, les publicités dites «  de style de vie  », qui font la promotion de comportements nocifs pour la santé ou encore pour l’environnement en plaçant le produit dans un imaginaire attrayant, opposé aux conséquences de sa consommation, cherchent à créer cette fausse impression. Elles sont définies comme «  [associant] un produit à une façon de vivre, notamment du prestige […] de la vitalité, du risque ou de l’audace, ou qui évoque une émotion ou une image, positive ou négative, à l’égard d’une façon de vivre  » (Loi sur le tabac et les produits de vapotage, 1997). En présentant les produits du tabac dans une mise en scène de personnes jeunes, en santé et actives, souvent sur un arrière-plan de nature, ces publicités ont contribué à établir une confiance envers le produit de la part du public, tout en encourageant une vision positive, voire désirable, de sa consommation (Cunningham, 1996, p. 97). De la même manière, aujourd’hui, environ 70 % des publicités de camions légers mettent en scène le véhicule dans un milieu naturel (Équiterre, 2021), image contrastant avec ses contrecoups socioécologiques. Le magazine BESIDE illustre adéquatement cette pratique : «  Les véhicules sillonnent le lit d’une rivière asséchée, les routes d’une forêt éloignée ou encore le chemin vers le haut d’une montagne. Ce qu’on cherche à nous vendre, ce n’est pas une voiture : c’est un mode de vie. Un passeport pour l’aventure, un aller pour un monde sans limites  » (Rivest, 2021). Bref, l’industrie automobile utilise la même stratégie que l’industrie du tabac. L’interdiction de ces publicités «  style de vie  » serait-elle la solution ?

La jurisprudence indique justement que le gouvernement canadien peut aller jusqu’à réglementer les aspects secondaires de la consommation tels que la publicité lorsque l’urgence et la gravité de la situation sont démontrées. Dans le cas des cigarettes, l’exposition à la fumée secondaire liée aux cigarettes a justifié que le Canada légifère «  en vertu de sa compétence en matière de droit criminel relativement à la santé et à la sécurité des produits  » (RJR-MacDonald Inc. c. Canada, 1995). Ainsi, les diverses répercussions de l’utilisation croissante de camions légers à essence sur le climat et la santé, entre autres, pourraient motiver l’interdiction de promouvoir ces produits de consommation.

Réduire l’acceptabilité sociale de biens néfastes pour la société

En plus d’encourager la consommation d’un bien, la publicité commerciale contribue au maintien de son acceptabilité sociale. En mitigeant les inquiétudes pour la santé humaine ou en modifiant la perception du risque d’un produit, les industries influent volontairement sur la capacité des individus à choisir de manière libre et éclairée les produits qu’ils achètent. En résumé, l’efficacité de la publicité pour «  influencer  » la population fait l’objet d’un consensus scientifique : c’est sa raison d’être (Équiterre, 2021, p. 54). À ce titre, la Cour suprême a appuyé l’interdiction des publicités «  style de vie  » pour promouvoir les cigarettes, en raison de la preuve présentée par le gouvernement fédéral, qui a démontré qu’elles incitent les personnes non fumeuses à commencer à fumer par des évocations subtiles, parfois subliminales. Similairement, 79  % des publicités automobiles promeuvent des camions légers, ceux-ci étant majoritairement présentés au cœur d’un style de vie aventurier. La hausse fulgurante des parts de ventes des VUS et camionnettes témoigne de l’efficacité de ces publicités (Équiterre, 2021). Ainsi, parce qu’il est reconnu par la communauté scientifique que la faible perception du risque est en cause dans l’inaction face aux changements climatiques, l’interdiction des publicités de style de vie dans le secteur automobile pourrait s’avérer une mesure efficace pour remettre en question l’acceptabilité sociale de ce type de véhicule.

Tout comme le tabac à l’époque, les véhicules témoignent d’un certain statut social. Auparavant, tant les cigarettes que les véhicules automobiles étaient des biens dont profitaient les classes sociales les plus aisées, ce qui a certainement alimenté l’imaginaire collectif associant aujourd’hui une valeur sociale élevée aux propriétaires de plus gros modèles de véhicules, qui demeurent coûteux. Combinée à un aménagement du territoire qui favorise l’étalement urbain et accroît les distances à parcourir, la dépendance à l’automobile est effectivement normalisée et renforcée par cet attachement psychologique, à son tour accentué par l’exposition récurrente aux publicités (Équiterre, 2021).

Par ailleurs, certaines publicités présentent faussement les camions légers et les voitures à essence comme des véhicules efficaces sur le plan énergétique, se rapprochant dangereusement des principes associés à l’«  écoblanchiment  ». Le manque de régulation publicitaire favorise donc la présentation d’une image erronée des produits, en plus d’occulter leurs effets nocifs pour la société et le climat. Heureusement, le passé indique qu’un resserrement réglementaire entourant les pratiques publicitaires du secteur automobile est possible au Québec et au Canada. Par exemple, la représentation de la vitesse au volant dans les annonces a été interdite. À l’international, la Belgique peut servir d’inspiration, car elle interdit les publicités automobiles qui incitent à un comportement dommageable pour l’environnement (Équiterre, 2021).

Favoriser la prise de décision éclairée

Plusieurs mesures sont envisageables pour soutenir les choix de mobilité écologiques. À l’image d’une fiche de valeur nutritive sur les aliments, l’affichage de l’impact environnemental et social des véhicules devrait aussi être rendu obligatoire, à l’instar de ce qui est exigé au Royaume-Uni (Équiterre, 2021). De manière similaire, la France oblige désormais l’inclusion de mentions liées à la mobilité durable dans les publicités automobiles, un premier pas visant à «  dénormaliser  » l’auto solo. Le récent Plan de réduction des émissions du Canada démontre que le gouvernement est au fait de ce type de pratique — et de son pouvoir sur la question —, mais mise sur une approche non contraignante : «  Les fabricants automobiles pourraient être encouragés à inclure dans leurs publicités des messages visant à prioriser la marche ou le vélo sur de courtes distances. On pourrait ainsi s’inspirer de la réglementation française […]  » (ECCC, 2022, p. 205).

Or, alors que les normes canadiennes de la publicité sont régies par l’industrie publicitaire elle-même, il semble peu probable que les mesures volontaires permettent d’atteindre les cibles climatiques du Canada. Rappelons la résistance de l’industrie tabatière face à l’exigence d’indiquer les effets néfastes de ses produits sur leurs emballages.

Pour aller encore plus loin, des campagnes de publicité sociale informant le grand public quant aux effets délétères des VUS et camionnettes, à l’instar de celles soulignant les effets nocifs de la cigarette sur les personnes fumeuses et leur entourage, devraient être menées à grande échelle et en continu par les gouvernements pour assurer la cohérence entre leurs engagements climatiques et les choix de consommation individuels. Qui plus est, des messages de type « mise en garde », comme sur les emballages de cigarettes, pourraient apparaître aux stations-service afin de rappeler aux automobilistes que la consommation d’essence contribue à la crise climatique, à l’extinction d’espèces et à l’acidification des océans.

L’heure n’est plus seulement à la carotte, mais aussi au bâton

En plus des contraintes liées à leur emballage et à leur publicité, les cigarettes ont été retirées des étalages muraux à grande visibilité dans les commerces, une autre mesure visant à réduire l’attrait et l’acceptabilité sociale de ces produits (Herbert, Bailey et Bonikowsky, 2014). Ensuite, des mesures touchant directement leur utilisation et leur consommation ont été déployées et sont graduellement devenues plus strictes. Par exemple, au Québec, les lieux où la consommation de cigarettes a été interdite se sont multipliés : au travail et dans certains établissements publics en 1998, dans les restaurants et les bars en 2006, puis à moins de neuf (9) mètres de certains bâtiments (écoles, hôpitaux, etc.) en 2016 (Radio-Canada, 2021).

Ce type de réglementation, qui oriente les comportements individuels, est comparable aux zones zéro émission apparaissant dans le monde, dont celle de Londres, où les véhicules les plus polluants ont été bannis d’un périmètre appelé à s’étendre et à devenir de plus en contraignant pour favoriser les modes de transport sobres en carbone. Les annonces d’une première zone zéro émission à Montréal d’ici 2030 et d’interdiction de la vente des véhicules à essence en 2035 au Québec sont positives à cet égard. Parce que la motivation individuelle a ses limites, la meilleure manière d’intervenir reste d’agir sur plusieurs fronts : on incite et on récompense les comportements durables, on dissuade puis on punit les autres (Bolderdijk, Lehman et Geller, 2018). Les mesures contraignantes vis-à-vis du tabac ayant fait leurs preuves, la réglementation apparaît désormais incontournable face au géant automobile.

Vers des messages publicitaires à l’image de la crise climatique

Grâce à la mobilisation citoyenne, le tabac a graduellement perdu son prestige, puis son acceptabilité sociale : le tabagisme est aujourd’hui perçu comme une habitude honteuse. La réglementation, appuyée par la publicité sociale, a triomphé face au puissant lobby du tabac en facilitant cette transition en quelques décennies. Inspirons-nous de cette histoire de succès pour aborder le fléau des véhicules énergivores. Misons sur des politiques de consommation strictes qui illustrent adéquatement les conséquences des biens sur le climat et l’environnement. Quand verrons-nous des publicités gouvernementales associant les VUS et les camionnettes à des enfants malades, à une forêt dévastée, au smog ou encore à des incendies ?

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