Les limites planétaires offrent un cadre conceptuel scientifique établissant des limites à l’intervention humaine sur le système Terre. Développées à l’origine en 2009 par l’équipe du chercheur suédois Johan Rockström (Rockström et al., 2009), puis mises à jour en 2015 (Steffen et al., 2015) et en 2023 (Richardson et al., 2023), les limites planétaires se comptent aujourd’hui au nombre de neuf, parmi lesquelles six, d’après la plus récente évaluation, font actuellement l’objet d’un dépassement à l’échelle globale. Parmi les activités humaines, l’agriculture est reconnue comme l’une des causes principales de la transgression de plusieurs limites planétaires, dont les changements climatiques, les flux d’azote et de phosphore, la consommation d’eau douce, l’utilisation des terres et l’intégrité de la biodiversité (Gerten et al., 2020). La population mondiale étant appelée à dépasser les neuf milliards de personnes d’ici 2050, espérer assurer la sécurité alimentaire à l’ensemble de l’humanité tout en respectant les limites planétaires exige une remise en question radicale de nos modes de production et de consommation alimentaires. Le présent article de vulgarisation se divise en trois sections. Premièrement, les mécanismes par lesquels le système agroalimentaire influe sur les limites planétaires sont présentés. Ensuite sont recensées les mesures présentées dans la littérature qui permettraient de recadrer le système agroalimentaire à l’intérieur des limites planétaires. En conclusion, des remarques sur le contexte québécois sont présentées.
Limites planétaires
Changements climatiques
Lorsque l’on considère le potentiel de réchauffement, le principal gaz à effet de serre (GES) provenant du secteur agroalimentaire est la production de méthane (CH4), émis à travers l’élevage (fermentation entérique liée à la digestion des ruminants et à la gestion du fumier) et la méthanogenèse dans les rizières. Les deux autres GES en importance sont, respectivement, le dioxyde de carbone (CO2) provenant de la combustion de carburant par la machinerie agricole et les camions de livraison, ainsi que l’oxyde nitreux (N2O), qui provient notamment de l’utilisation d’engrais synthétiques. Environ 60 % du potentiel de réchauffement du secteur agroalimentaire est attribuable au CH4, alors que le 40 % restant est attribuable à parts relativement égales au CO2 et au N2O (Ivanovich et al., 2023). Une analyse de l’impact environnemental du système alimentaire par rapport aux autres activités économiques permet d’estimer un budget carbone de ce système par rapport au reste de l’économie. Selon les tendances actuelles, le système agroalimentaire pourrait outrepasser de 110 % le budget carbone de 4,7 Gt éqCO2 en 2050, budget permettant de demeurer à l’intérieur des limites planétaires. Déjà en 2010, les émissions de GES du secteur atteignaient 5,2 Gt éqCO2 (Springmann et al., 2018). D’autres chercheurs estiment que la poursuite des tendances actuelles entraînerait à elle seule un réchauffement climatique de près de 1 °C d’ici 2100, mettant la cible de 1,5 °C hors d’atteinte (Ivanovich et al., 2023).
Utilisation des terres et intégrité de la biodiversité
Depuis la deuxième moitié du 20e siècle, l’utilisation nette de terres agricoles est demeurée stable sur le plan mondial. Toutefois, alors que les superficies agricoles ont diminué dans les régions tempérées comme l’Europe, la Russie et l’Amérique du Nord, d’autres régions comme le Brésil et l’Indonésie ont connu une déforestation rapide pour faire place à l’agriculture, avec des conséquences importantes sur la santé des sols, la biodiversité et les émissions de GES. Ainsi, la conversion d’écosystèmes naturels en terres agricoles et en pâturages est considérée comme le risque principal d’extinction des espèces vivantes (Willett et al., 2019 ; Veldkamp et al., 2020). Gerten et al. (2020) suggèrent une limite planétaire correspondant à la préservation de 85 % des forêts tropicales et boréales, et de 50 % des forêts tempérées.
Consommation d’eau douce
La production alimentaire est la première source de consommation d’eau parmi l’ensemble des secteurs économiques, 70 % des prélèvements d’eau étant destinés à l’irrigation des terres sur le plan mondial (Willett et al., 2019). Selon Springmann et al. (2018), la limite planétaire pour la consommation d’eau aux fins de la production alimentaire est de 1 980 km3 d’eau/an, laquelle atteignait déjà 1 810 km3 en 2010 et sera dépassée de 50 % d’ici 2050 au rythme actuel.
Fertilisants azotés et de phosphore
Les fertilisants fournissant les principaux nutriments que sont l’azote (N) et le phosphore (P), bien qu’essentiels dans une certaine mesure pour soutenir de bons rendements agricoles, sont actuellement utilisés de façon excessive, avec pour conséquences l’eutrophisation de l’eau douce et des écosystèmes marins, laquelle entraîne à son tour le dépérissement de la faune marine ainsi que d’autres dommages environnementaux (Willett et al., 2019). Springmann et al. (2018) ont établi à 69 M de tonnes et 16 M de tonnes par année les limites planétaires pour l’application d’azote et de phosphore. En 2010, 104 M de tonnes d’azote et 18 M de tonnes de phosphore étaient appliqués à l’échelle mondiale, et il est prévu qu’au rythme actuel, les limites seront dépassées de 125 % pour l’azote et de 75 % pour le phosphore d’ici 2050 (Springmann et al., 2018).
Trois mesures pour recadrer le système agroalimentaire à l’intérieur des limites planétaires
Un certain nombre d’études présentent une modélisation des conséquences environnementales du système alimentaire mondial, en appliquant comme contrainte le respect des limites planétaires. Les chercheurs Springmann et al. (2018) ont construit et calibré un modèle du système agroalimentaire mondial avec désagrégation selon 159 pays, qui s’appuie sur les données de l’International Model for Policy Analysis of Agricultural Commodities and Trade (IMPACT) comprenant des données sur la production actuelle et prévue de 62 produits agricoles, la transformation et les exigences d’intrants pour 62 produits agricoles. Ils ont ensuite utilisé le modèle et les estimations de la demande alimentaire actuelle et future pour quantifier les conséquences environnementales liées à l’alimentation sur le plan des pays et des cultures en 2010 et en 2050 pour cinq domaines environnementaux, de même que trois mesures permettant de réduire ces conséquences. Ces trois mesures sont les suivantes :
- Réduction de 50 % du gaspillage alimentaire. Cette cible, qui touche autant les consommateurs et consommatrices que la chaîne d’approvisionnement, est cohérente avec les Objectifs de développement durable de l’ONU ;
- Mesures technologiques. Un bouquet de mesures technologiques optimisant les rendements agricoles, augmentant l’efficacité de l’utilisation de l’azote, augmentant le recyclage du phosphore, réduisant l’utilisation de l’eau, améliorant la gestion du fumier et réduisant la fermentation entérique du bétail par une alimentation adaptée ;
- Régime alimentaire à plus faible teneur en viande et en produits laitiers. Un régime alimentaire flexitarien comprenant davantage d’aliments d’origine végétale comme les légumineuses, les noix et les légumes, et limitant la viande rouge à une portion par semaine, la volaille à une demi-portion par jour, et les produits laitiers à une portion par jour.
Les résultats de leur analyse, publiés dans la revue Nature, sont présentés dans la Figure 1. Les couleurs et les chiffres indiquent les combinaisons qui se situent sous la borne inférieure des limites planétaires (vert foncé, 1), sous la valeur médiane des limites planétaires (vert pâle, 2), au-dessus de la valeur médiane, mais sous la borne supérieure des limites planétaires (orange, 3) et au-dessus de la borne supérieure des limites planétaires (rouge, 4).

Figure 1. Effet d’une sélection de mesures sur les limites planétaires en alimentation. Source : Springmann et al. (2018).
L’analyse de Springmann et al. (2018) montre que les mesures technologiques et la réduction du gaspillage alimentaire à elles seules (section supérieure du tableau) ne peuvent permettre au système agroalimentaire de respecter les limites planétaires, en particulier en ce qui a trait aux émissions de GES et à l’application d’azote. En ajoutant les changements d’habitudes alimentaires, il devient possible de respecter l’ensemble des limites planétaires (section inférieure du tableau, ligne du bas). En contrepartie, l’une ou l’autre des mesures prises isolément, ou même une combinaison de deux des trois mesures, n’est pas suffisante. Seules les trois mesures prises ensemble permettent de respecter les cinq limites planétaires recensées. Cette conclusion selon laquelle la réduction du gaspillage alimentaire, les mesures technologiques et les changements d’habitudes alimentaires sont trois piliers essentiels d’un système agroalimentaire durable rejoint les conclusions de plusieurs autres études (Poore et Nemecek, 2018 ; Conjin et al., 2018 ; Gerten et al., 2020 ; Ivanovich et al., 2023). Il convient par ailleurs de mentionner que certains changements de pratiques agricoles peuvent apporter des bénéfices environnementaux sans nécessairement s’appuyer sur des technologies onéreuses.
Dans un rapport de 2019, la Commission EAT-Lancet, qui rassemble 37 scientifiques internationaux de divers domaines, présente une proposition de « régime de santé planétaire » qui permettrait, jumelée avec la réduction du gaspillage alimentaire et des mesures technologiques, de nourrir adéquatement 10 milliards de personnes dans le respect des limites planétaires. La Commission conclut que l’alimentation nord-américaine actuelle dépasse de manière importante les recommandations du régime de santé planétaire, en particulier en ce qui a trait à la consommation de viande rouge (Figure 2).

Figure 2. L’alimentation nord-américaine face au régime de santé planétaire. Source : Willett et al. (2019). Cette figure a été préparée par EAT et est incluse dans un résumé adapté de la Commission Food in The Anthropocene : the EAT-Lancet Commission on Healthy Diets From Sustainable Food Systems. L’intégralité de la Commission peut être consultée en ligne au eatforum.org/eat-lancet-commission.
Conclusion : le cas du Québec
Compte tenu de l’augmentation prévue de la population mondiale, les tendances actuelles du secteur agroalimentaire mondial montrent un dépassement prévu de plusieurs limites planétaires d’ici 2050. Au Québec, les autorités gouvernementales reconnaissent l’importance de réduire le gaspillage alimentaire et mettent en œuvre une série de mesures technologiques pour réduire l’empreinte environnementale du secteur agroalimentaire, notamment l’optimisation de la fertilisation azotée, une meilleure gestion des sols et la promotion d’une alimentation réduisant les émissions de fermentation entérique des ruminants. Toutefois, aucune politique gouvernementale ne vise l’augmentation de la consommation d’aliments d’origine végétale et la réduction de la consommation de viande et de produits laitiers, une mesure pourtant identifiée dans la littérature comme essentielle pour le respectdes limites planétaires. La Stratégie nationale pour l’achat d’aliments québécois (SNAAQ), qui se limite à encourager l’approvisionnement local par les établissements, mériterait d’être bonifiée à la faveur d’aliments locaux, sains et écoresponsables, ce qui devrait inclure un axe particulier sur les aliments d’origine végétale.
Comment ces politiques pourraient-elles se concrétiser ? Premièrement, une cible de réduction de la consommation d’aliments à haut impact environnemental respectant les exigences nutritionnelles recommandées, à l’instar de la cible de réduction de 40 % de produits pétroliers prévue par la Politique énergétique 2030, pourrait être établie. Deuxièmement, des mesures incitatives pourraient comprendre des campagnes publiques de sensibilisation, l’étiquetage environnemental, des lignes directrices sur les achats gouvernementaux, des plans de diversification de protéines dans les établissements de restauration collective, des journées sans viande dans les cafétérias scolaires, des menus végétaux par défaut dans les centres hospitaliers, ou encore des mesures d’écofiscalité (Willett et al., 2019). Finalement, la constitution d’un jeu de données sur l’évolution de l’alimentation des Québécois et Québécoises, y compris la provenance et l’empreinte environnementale des aliments, combinée à l’établissement d’une cible de réduction de la consommation d’aliments à haut impact environnemental respectant les exigences nutritionnelles recommandées, permettrait de remédier à cet angle mort important des politiques environnementales québécoises. La littérature scientifique et les exemples internationaux offrent à cet effet des pistes concrètes pour renverser la vapeur.