La doctrine militaire des grandes puissances bousculée par les changements climatiques

Un compte rendu critique par Samuel Leduc-Frenette
Candidat au doctorat en sciences de la Terre
Institut national de la recherche scientifique du Québec

Pour accéder à l’ouvrage original:
Stoetman, A., Zandee, D., Dams, T., Drost, N., & van Schaik, L. (2023). Military capabilities affected by climate change. An analysis of China, Russia and the United States. Clingendael Institute.

Comme toute organisation humaine, les armées du monde subissent les contrecoups du réchauffement global. Paradoxalement, elles y contribuent aussi du fait de leurs propres émissions de gaz à effet de serre (GES), à plus forte raison quand elles sont appelées davantage qu’avant à intervenir lors de crises climatiques. Dans une étude comparative de l’Institut néerlandais de relations internationales (Institut Cligendael), Stoetman et al. (2023) analysent les impacts des changements climatiques, comme le dégel du pergélisol sous les bases militaires, sur les armées  chinoise, russe et états-unienne afin de circonscrire les menaces, comme une escalade dans la militarisation de l’Arctique, et les occasions favorables qui en découlent pour les Pays-Bas et l’Europe. Alors que les trois puissances reconnaissent le péril qui guette leur sécurité intérieure, seuls les États-Unis  admettent que le danger climatique menace également la sécurité du reste du monde.

Méthodologie

Stoetman et al. (2023) basent leur analyse de cas multiples sur un corpus de textes issus de la littérature savante sur les questions sécuritaires et climatiques et de la littérature grise, laquelle englobe à la fois des documents émanant de groupes de réflexion qui s’intéressent à ces questions et les multiples politiques sécuritaires accessibles et analysées dans la langue officielle de ces trois pays.

L’armée, absente du programme climatique chinois ?

Depuis 2013, aucune déclaration officielle ne lie les changements climatiques à la question sécuritaire chinoise. Les seules exceptions concernent les relations Chine-Afrique, en vertu desquelles le président Xi Jinping a affirmé que son pays et les pays africains devraient coopérer face aux changements climatiques, et l’Arctique, lequel doit, selon la stratégie chinoise pour l’Arctique, faire l’objet d’une coopération internationale pacifique et sécuritaire.

Pourtant, des bases navales sont menacées par la montée de la mer et le dégel du pergélisol menace le chemin de fer menant au Tibet, utile pour transporter des troupes à la frontière avec l’Inde. Les auteurs du rapport formulent trois hypothèses pouvant expliquer cette apparente absence de considération : les liens entre l’armée et les industries fossiles, une opposition au soi-disant complot de l’Ouest pour nuire à la Chine et un plan de lutte aux changements climatiques tenu secret.

Un avantage stratégique pour la Russie

La Russie a affirmé en 2021 que le lien entre les changements climatiques et une sécurité internationale instable n’était pas clairement démontré. Cette posture contraste avec les politiques sécuritaires russes qui évoquent ces enjeux, mais elle est cohérente avec les politiques stratégiques qui, elles, en font fi. En fait, les changements climatiques sont surtout vus comme une occasion à saisir. L’armée, déjà fortement présente près du cercle polaire, pourrait voir ses effectifs augmenter dans la région et sécuriser ainsi davantage l’exploitation économique des hydrocarbures.

La Russie fait toutefois face à de nombreux problèmes liés au réchauffement climatique, comme le dégel du pergélisol qui menace une partie des infrastructures militaires construites à même le sol gelé en permanence. Ce danger ne suffit cependant pas à fracturer l’interpénétration de l’économie (les industries fossiles) et de la stratégie russes (le redéploiement nordique des troupes).

Les États-Unis, leader mondial de la défense «  verte  »

Les différentes branches armées de la défense américaine reconnaissent la gravité du problème et ont à peu près toutes élaboré des stratégies d’adaptation. Cette prise de conscience résulterait de l’expérience pratique de l’armée, alors que la base navale de Norfolk (Virginie) est menacée par la montée des eaux et que le pergélisol dégèle sous les bases aériennes alaskaines de l’aviation.

De même, l’armée de terre et la marine se sont fixées des objectifs de réduction de GES respectifs de 50 % (par rapport à 2005) et de 65 % (par rapport à 2008) pour 2030. La première planche d’ailleurs sur l’électrification, à court terme, de ses véhicules légers, et met déjà à l’essai son char Bradley équipé d’une batterie lithium-ion.

Des leçons à tirer pour les armées du monde

Stoetman et al. (2023) estiment que les Pays-Bas et l’Europe peuvent tirer parti de cette situation, notamment grâce à l’avantage comparatif en matière de technologies militaires vertes qu’ils peuvent développer face à une Chine et à une Russie moins préoccupées par ces questions, ou grâce à l’expérience des aléas subies par l’armée des États-Unis que ce pays peut leur transmettre. Cet avantage pourrait toutefois s’éclipser si les changements climatiques, au lieu d’être une source d’émulation économique, devenaient une nouvelle source de discorde diplomatique, ou si un président moins engagé dans la lutte aux changements climatiques prenait le pouvoir aux États-Unis en 2025.

À la lumière de cette analyse, les pays occidentaux devraient considérer deux avenues afin d’atténuer le réchauffement climatique, à la fois aggravé par les armées du monde et affectant leurs capacités d’intervention.

D’une part, les armées devraient travailler sur plusieurs fronts en matière environnementale, par exemple en se fixant des objectifs ambitieux de réduction des émissions de GES, en adoptant des plans d’adaptation pour leurs différentes branches et en privilégiant, via un mécanisme adapté d’attribution de contrats de fournitures, les industries du domaine de l’armement qui prennent en considération, sur l’ensemble du cycle de vie de leurs produits, l’empreinte environnementale de ceux-ci.

Comme le mentionnent Stoetman et al. (2023), les États-Unis ne privilégieront jamais l’environnement au détriment de leur efficacité opérationnelle. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est impératif pour les armées du monde, d’autre part, de se concerter afin de réduire au maximum les tensions mondiales et de se mobiliser le plus efficacement possible lorsque des conflits liés aux changements climatiques surviendront. La création, à Montréal, d’un Centre d’excellence OTAN pour le changement climatique et la sécurité est d’ailleurs une bonne initiative en ce sens (Gouvernement du Canada, 2023). La concertation devra toutefois impérativement déborder des limites de l’OTAN ou de l’Occident.

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