Perspectives

Adaptation climatique juste et considération des pertes et préjudices en situation d’urgence

Selon les rapports du GIEC, les risques d’impacts négatifs des changements climatiques sont très élevés (GIEC, 2022). De nombreuses régions du monde doivent déjà prendre des mesures pour faire face aux effets négatifs des changements climatiques et pour minimiser les risques de pertes et de dommages liés au climat. Par exemple, les changements climatiques peuvent entraîner la perte de vies humaines, la perte de patrimoine culturel, des dommages aux habitations ou à l’agriculture. En particulier dans les communautés de petits exploitants agricoles, ces impacts climatiques menacent de saper leurs moyens de subsistance et leur sécurité alimentaire, conduisant potentiellement à la famine et à d’autres conséquences délétères pour la survie et la stabilité sociale. Cet article explore les implications éthiques des différentes conceptions de la nécessité de s’adapter aux conditions climatiques changeantes et des mesures à prendre en cas de pertes et de dommages climatiques inévitables ou non évités (Roderick et Verheyen, 2008).

Pour explorer les implications morales de l’adaptation au climat et de la compensation des «  pertes et préjudices  », considérons une variante du célèbre cas de l’étang de Peter Singer (Singer, 1972). Vous passez près d’un étang profond et vous voyez l’enfant d’un inconnu se noyer1. Dans ce cas, il semble évident que vous avez le devoir de l’aider, du moins si vous n’avez pas à risquer quoi que ce soit d’aussi important sur le plan moral. Si vous ne savez pas nager et que vous risquez de vous noyer si vous essayez de sauver l’enfant, il serait excessif d’attendre de vous que vous sautiez dans l’étang et sauviez l’enfant. En revanche, si vous savez suffisamment bien nager, il serait parfaitement raisonnable d’attendre de vous que vous vous jetiez dans l’étang et que vous manquiez votre autre rendez-vous important. Voici le cas de «  l’enfant dans l’étang  ». Intuitivement, tout le monde serait d’accord pour dire qu’il s’agit d’une urgence.

Considérons maintenant ce que nous appellerons le cas de «  la balle dans l’étang  ». Un adulte malveillant envoie le ballon d’un petit enfant dans un étang, si loin que quelqu’un doit sauter dans l’eau et nager pour le récupérer. Il ne s’agit pas d’une situation d’urgence. Une aide immédiate n’est pas nécessaire. Il serait approprié de demander à l’auteur du coup de pied malveillant de sauter dans l’étang pour récupérer le ballon, car c’est lui qui est à l’origine de cette situation désagréable. Dans ce qui suit, nous montrons pourquoi le fait de formuler les défis de l’adaptation climatique et des «  pertes et préjudices  » (PP) d’une manière similaire au cas de «  l’enfant dans l’étang  » modifie la manière dont les responsabilités climatiques devraient être attribuées dans les domaines de la politique climatique.

Les négociations internationales sur le climat ont tendance à traiter les défis liés à la gestion des effets négatifs des changements climatiques comme s’il s’agissait d’une «  balle dans un étang  ». Le rythme des négociations qui abordent ces défis se fait comme s’il ne s’agissait pas d’une urgence nécessitant une action immédiate. Les négociations se concentrent principalement sur le montant que ceux qui ont le plus contribué aux changements climatiques devraient payer pour soutenir ceux qui doivent s’adapter aux conditions climatiques changeantes (Vanhala et Hestbaek, 2016).

Dans cet article, nous soutenons que ce n’est pas la meilleure façon de cadrer les défis de l’adaptation au climat et du traitement des PP. Nous montrons pourquoi ces défis s’apparentent davantage à des situations d’urgence et devraient être traités de la même manière que l’affaire de «  l’enfant dans l’étang  ». Selon qu’un cas d’adaptation climatique ou de PP est considéré comme une urgence, la justification d’une juste différenciation des responsabilités change. Nous soutenons que dans le cas d’une urgence, il n’est pas primordial de savoir qui contribue ou a contribué le plus au problème en question, mais qui est le mieux placé pour aider de la manière la plus concrète et efficace.

Pour justifier ce propos, nous expliquons pourquoi l’analyse du contexte du cadre de réflexion change la norme morale pour déterminer les responsabilités. Nous montrons ensuite pourquoi l’adaptation au climat et les PP doivent être considérées comme des situations d’urgence, ce qui justifie que l’on se concentre principalement sur les capacités d’agir plutôt que sur les contributions aux changements climatiques lors de l’attribution des responsabilités. Cela conduit à la conclusion que dans les situations d’adaptation ou de PP où une aide est nécessaire, ceux qui ont le plus de connaissances, de ressources et de capacités financières devraient aider au mieux de leurs capacités, sans tenir compte de leurs contributions antérieures ou actuelles aux changements climatiques. Toutefois, il ne s’agit pas dire par là que les principaux contributeurs aux changements climatiques sont dédouanés, mais d’affirmer simplement qu’à l’heure actuelle, les priorités en matière d’attribution des responsabilités devraient être différentes.

Sensibilité des normes morales au contexte

Pour comprendre pourquoi les contextes définissent les normes pertinentes pour l’attribution des responsabilités et comment ils le font, reprenons les deux cas précédents. Dans le premier cas, la vie de l’enfant qui se noie est en jeu. Si personne ne l’aide, il mourra. Dans le cas de la balle dans l’étang, l’enfant est probablement très triste parce qu’elle a perdu sa balle. C’est également triste pour tous ses amis qui jouent au football avec elle. Cependant, l’enjeu n’a pas la même importance morale que dans le cas de l’enfant dans l’étang. Cela change également ce que l’on peut attendre des nageurs concernés. Dans le cas du sauvetage de l’enfant, on peut attendre beaucoup plus que dans le cas du ballon. Mais dans les deux cas, ce serait trop demander à quelqu’un qui ne sait pas nager que de sauter dans l’étang et de sauver soit l’enfant, soit le ballon. L’importance morale de l’objet de responsabilité considéré, soit l’urgence d’agir, ainsi que les capacités des agents potentiels sont des éléments pertinents pour déterminer la manière dont les responsabilités doivent être attribuées. Chacun de ces éléments sera discuté à tour de rôle.

Déterminer la responsabilité implique toujours l’attribution de la responsabilité de quelque chose. Ce dernier est généralement appelé l’objet de la responsabilité (Wallimann-Helmer, 2019). Dans nos deux cas, il s’agit soit de sauver l’enfant, soit de sauver le ballon. La différence d’importance morale de ces deux objets de responsabilité est liée aux valeurs morales considérées. Dans le cas du ballon, les valeurs pertinentes pour la situation sont la propriété du ballon, la valeur de jouer au football avec des amis et le caractère malveillant de l’adulte. En outre, il se peut que nous nous trouvions dans un parc où les jeux de ballon sont interdits. Il s’agit là de considérations morales importantes, mais elles ne peuvent en aucun cas l’emporter sur l’importance morale de la valeur d’une vie. Le droit à la vie est l’une des valeurs morales les plus fondamentales qui doivent être protégées et préservées à tout prix. L’importance morale de la valeur de la vie explique en partie pourquoi, dans le cas de l’enfant dans l’étang, il semble moins important de savoir qui est responsable de la noyade de l’enfant. Dans la situation de l’enfant qui se noie, la seule chose qui compte est que l’enfant soit sauvé. Ce n’est pas le cas de la balle dans l’étang.

Selon Singer, on peut s’attendre à ce que toute personne ayant le pouvoir d’empêcher quelque chose de moralement mauvais de se produire le fasse si elle n’a pas à sacrifier quelque chose d’une «  importance morale comparable  » (Singer, 1972). Un tel sacrifice peut concerner la nature de l’action à entreprendre ou ses conséquences pour soi-même ou pour les autres. Si quelqu’un doit faire quelque chose qui implique des coûts d’une importance morale comparable à la vie d’un enfant, on ne peut pas s’attendre à ce qu’il aide l’enfant. De même, si le fait d’aider l’enfant a des conséquences négatives pour les passants ou toute autre chose vivante qui dépassent la mort de l’enfant elle-même, ce serait également trop demander aux agents potentiels. Enfin, risquer sa vie pour sauver un enfant qui se noie peut être héroïque, mais c’est aussi trop demander. La vie d’une personne est d’une importance morale comparable à celle de toute autre personne. Toutefois, dans le cas d’un passant, s’il n’a pas à risquer sa vie, ce n’est pas trop demander que d’attendre de lui qu’il sauve l’enfant qui se noie.

Ces observations peuvent conduire à considérer que si des valeurs morales fondamentales sont en jeu, ceux qui sont les mieux placés pour le faire ont le devoir d’agir, qu’ils aient ou non contribué aux conséquences négatives en question. Cela est particulièrement important dans les cas d’urgence, comme la noyade d’un enfant dans
un étang (Rubenstein, 2007). Une urgence se caractérise généralement par une situation dans laquelle une action immédiate doit être prise. Dans le cas d’un enfant qui se noie, quelqu’un doit agir immédiatement, sinon il mourra. Dans le cas de la balle dans l’étang, nous ne sommes pas confrontés à une situation d’urgence de la même manière.

Compte tenu de ces considérations, nous ne prétendons pas qu’en cas d’urgence, il importe peu de savoir qui a causé le problème ou pourquoi le défi s’est posé en premier lieu. Nous soutenons cependant qu’en cas d’urgence, dans une situation où des valeurs morales fondamentales sont en jeu, il est primordial d’attribuer les responsabilités en fonction des capacités à agir. Moins les valeurs morales en jeu sont importantes et moins il est urgent de résoudre un problème immédiatement, plus les autres considérations morales peuvent et doivent jouer un rôle.

Dans la section suivante, les questions d’adaptation au climat et d’action pour les «  pertes et préjudices  » sont abordées sous l’angle de «  l’enfant dans l’étang  » ou de «  la balle dans l’étang  ». Il est essentiel de comprendre laquelle de ces deux situations est la plus appropriée, et nous soutenons dans ce qui suit que c’est la première, même si la politique climatique internationale a tendance à présenter ces questions comme le cas de «  la balle dans l’étang  ».

Priorité aux urgences d’adaptation au climat et de considération des pertes et préjudices

Pour déterminer si les défis de l’adaptation au climat ou de la prise en compte des PP doivent être considérés comme un cas de «  l’enfant dans l’étang  » ou de «  la balle dans l’étang  », nous devons être clairs sur la nature du défi auquel sont confrontées les communautés qui doivent agir. Les rapports du GIEC nous apprennent que les conditions climatiques sont déjà en train de changer dans le monde entier (GIEC, 2022). Elles entraînent des périodes de sécheresse plus longues, une augmentation de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes, une élévation du niveau de la mer et des risques d’inondation, ainsi que de nombreux autres effets négatifs. Des mesures d’adaptation sont nécessaires pour réduire le risque de pertes et de dommages dans les régions exposées, et lorsque les pertes et les dommages ne peuvent pas être évités ou ne le seront pas, des mesures de compensation des PP seront cruciales (Mace et Verheyen, 2016).

L’adaptation consiste à prendre des mesures pour réduire le risque de sécheresses, protéger les biens et les infrastructures contre les conditions météorologiques extrêmes ou construire des digues pour minimiser la probabilité d’inondation. Les actions de PP comprennent des mesures visant à réduire les effets négatifs des pertes
et des préjudices, telles que des régimes d’assurance pour compenser les préjudices subis, ou des systèmes d’alerte précoce pour réduire les pertes auxquelles il faudra faire face. Outre les ressources financières et autres ressources non économiques, le savoir-faire et le fonctionnement des institutions sont essentiels à la mise en œuvre réussie de tous ces types de mesures. Dans la plupart des cas où des mesures d’adaptation ou de PP sont nécessaires, des valeurs morales fondamentales sont en jeu. Cela amène à considérer les mesures d’adaptation et de PP comme des situations d’un «  enfant dans l’étang  ».

Le cas de l’enfant dans l’étang représente une situation d’urgence où une aide immédiate est nécessaire pour éviter la perte d’une vie humaine, une valeur morale fondamentale. Mais même si le nombre de situations d’urgence liées aux changements climatiques augmente déjà, nombre d’entre elles ne se produiront probablement que dans un avenir proche ou lointain (GIEC, 2022). En d’autres termes : dans ces cas-là, la formule de «  la balle dans l’étang  » semble encore appropriée. Dans les négociations internationales sur le climat, c’est la formulation la plus courante. Lors de ces réunions,
l’accent est le plus souvent mis sur la négociation de la mesure dans laquelle les grands émetteurs, en particulier les grands émetteurs historiques, devront contribuer davantage au financement de l’adaptation et des PP. Les Parties, en particulier les pays développés, semblent négocier la nécessité de l’adaptation au climat et la considération des PP comme s’il n’y avait pas de valeurs morales fondamentales en jeu, et comme s’il était encore temps de discuter pour savoir qui doit aider les communautés dans le besoin à s’adapter ou à se préparer aux pertes et aux préjudices qui surviennent, mais qui ne sont pas urgents.

Il est clair, du moins du point de vue de nombreux pays en développement, que les impacts négatifs auxquels ils sont confrontés impliquent des valeurs morales fondamentales qui exigent une action urgente. Cependant, les négociations internationales continuent de porter sur le montant de la contribution des pays développés en raison de leurs émissions actuelles et historiques, et il leur semble qu’il soit encore temps de débattre longuement de cette question. Nous sommes en désaccord avec cette façon de voir les choses, et ce pour une raison simple. Les mesures d’adaptation et de prise en compte des PP doivent être prises bien avant la concrétisation des conséquences climatiques négatives qui les rendent nécessaires. Ne pas agir maintenant pour s’adapter aux changements climatiques et soutenir cette action reviendrait à savoir que des enfants risquent de tomber dans un étang et de se noyer, mais à ne rien faire pour les en empêcher. Ne pas se préparer à sauver les enfants de la noyade reviendrait à accepter l’existence d’un tel risque de perte (ou de dommage), mais à ne rien faire pour en atténuer les effets.

Dans les deux cas, même si l’urgence n’est pas immédiate, il est urgent de faire tout ce qui est possible pour la prévenir ou pour minimiser l’impact d’une telle urgence qui se produirait maintenant. En conséquence, dans la grille de lecture de «  l’enfant dans l’étang  », il semble plus important que ceux qui sont confrontés à la nécessité de s’adapter et qui ont besoin d’aide pour se préparer aux PP soient aidés de la manière la plus efficace et effective (Wallimann-Helmer, 2016 ; Wallimann-Helmer, Meyer, Mintz-Woo, Schinko, et Serdeczny, 2019). Cela signifie que pour attribuer les responsabilités en matière d’adaptation et de PP, il est beaucoup plus important de considérer quelles Parties peuvent le mieux aider que de définir qui contribue ou dans quelle mesure il a contribué aux changements climatiques. Par conséquent, de nombreux pays, mais surtout les pays développés, ont l’obligation de fournir toute l’assistance nécessaire pour garantir que toutes les communautés touchées disposent rapidement de mesures adéquates d’adaptation et de prise en compte des PP.

Bien que cela puisse impliquer de faire peser les plus lourdes responsabilités sur les mêmes acteurs que si les responsabilités étaient réparties en fonction de leur contribution aux changements climatiques, la justification d’une telle répartition est fondamentalement différente. Ce n’est pas parce qu’ils ont contribué à un problème, mais parce qu’ils ont la capacité d’aider à résoudre ce même problème. Mais là encore, les plus gros contributeurs aux changements climatiques ne sont pas tirés d’affaire. En cas d’urgence, nous n’aurons peut-être pas le temps de discuter avec eux de la nécessité de payer proportionnellement à leur contribution aux changements climatiques. Dès que l’urgence sera résolue, la redistribution des responsabilités en fonction des contributions aux changements climatiques deviendra cruciale2.

La variation apportée à l’exemple original est plutôt minime. Singer parle d’un étang peu profond ; on imaginera l’étang suffisamment profond pour qu’il soit nécessaire de nager pour sauver l’enfant.

L’auteur remercie Simon Kräuchi et Alexander Schulan pour leurs commentaires très utiles sur une première version de ce document.

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