Enjeux de société

Changements climatiques, ressources naturelles et conflits armés

Selon les données du programme sur les conflits d’Uppsala, le nombre de conflits armés est significativement en hausse depuis 2012. En parallèle, la dernière décennie a connu les quatre années (2015 à 2018) les plus chaudes jamais enregistrées selon l’organisation météorologique mondiale. S’agit-il d’une simple corrélation ou existe-t-il un lien de causalité entre les variations du climat et la violence ?

Le climat1 et la géographie expliqueraient, selon plusieurs penseur.euse.s, une partie de la variation des inégalités à travers les sociétés, qui sont à la source de nombreuses violences au fil des siècles. Cette idée était déjà partagée au cours de l’Antiquité. Hippocrate, dans son Traité des airs, des eaux et des lieux(1), affirme que les différences entre les «  hommes  » et les sociétés sont tributaires des différences climatiques et géographiques. Cette idée n’est donc pas nouvelle lorsqu’elle est énoncée par Ibn Kaldoun dans Muqaddimah (Gates, 1967)(2) ou dans la «  Théorie des climats  », de Montesquieu (1748)(3), présentée dans L’esprit des lois et dans Lettres persanes, où l’auteur affirme qu’un «  excès de chaleur rend les hommes apathiques et paresseux  », ce qui expliquerait la différence entre le niveau de développement des pays chauds et celui des pays à température plus modérée.

Plus récemment, Ladurie (2011)(5) étudie la courbe de température moyenne mensuelle à Paris de 1676 jusqu’à nos jours et démontre qu’aux 14 fluctuations climatiques répertoriées durant ces 335 années correspondent des évènements-clés de l’histoire française : chute de Louis XIV, famine, révolte, etc. Diamond (1997)(6) argue qu’une situation privilégiée en termes climatiques et géographiques a généré, pour les populations de l’Eurasie, un avantage comparatif dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. La sédentarisation découlant des pratiques d’agriculture a favorisé l’éclosion des trois principaux ingrédients de cet avantage comparatif : une immunité aux microbes des animaux domestiqués et d’élevage, la maîtrise de la sidérurgie et le développement des fusils et des canons.2

De nombreux.euses chercheur.euse.s s’interrogent depuis sur le rôle du climat et de la géographie pour expliquer divers phénomènes sociétaux, tels que la distribution des inégalités, la violence, etc. Certaines études empiriques attestent qu’il existe effectivement un biais défavorable pour les pays qui sont plus proches de l’équateur. Dell et al. (2009)(7) démontrent qu’un degré Celsius supplémentaire de la température moyenne d’un pays est associé à une réduction du produit national brut par habitant de 8,5 %. Selon ces auteurs, les variations de température expliqueraient jusqu’à 23 % de la variation actuelle des revenus entre les pays. Or, ce biais est voué à s’accroître en raison des changements climatiques, car les pays pauvres et chauds seront particulièrement affectés par les effets négatifs des changements climatiques.

Température, climat et violence

Sur le plan individuel, des études en psychologie démontrent qu’une chaleur excessive génère une hausse des comportements agressifs dans plusieurs contextes. Par exemple, les habitant.e.s de l’Arizona font un usage plus agressif de leur klaxon lors de journées plus chaudes, la probabilité qu’un lanceur au baseball atteigne un frappeur est plus élevée durant un match joué à température plus élevée, et le nombre de meurtres et d’agressions augmentent significativement durant l’été aux États-Unis (Anderson, 1989)(8).

Or, est-ce que ces conséquences observées à un niveau microéconomique sont aussi présentes au niveau macroéconomique ? Il semble que ce soit le cas. Burke et al. (2009)(9) avancent qu’un degré Celsius supplémentaire est associé à une augmentation de 4,5 % de l’incidence de guerres civiles en Afrique subsaharienne entre 1981 à 2002. Selon Hsiang et al. (2011)(10), la probabilité d’un conflit double dans les régions tropicales lors d’El Niño (températures plus élevées) en comparaison à La Niña (températures plus faibles). Les oscillations d’El Niño joueraient un rôle dans 21 % des conflits civils entre 1954 et 20043. Selon une méta-analyse, Hsiang et Burke (2014)(11) concluent qu’une augmentation d’un degré Celsius de la température contemporaine (ce qui prend en compte l’ensemble des variables climatiques) augmenterait, respectivement, de 2,4 % et 11,3 % la probabilité de conflits interpersonnels et intergroupes. Toutefois, il existe des divergences entre les résultats des études micro et macroéconomiques, laissant supposer qu’il existe une relation non linéaire entre climat et violence. Burke et al. (2015)(12) démontrent que les effets de la température sur diverses variables économiques et politiques sont positifs jusqu’à une température moyenne de 13 degrés Celsius et diminuent ensuite.

Toutefois, les résultats sur le lien climat-violence ne sont pas tous aussi tranchés. Le débat porte sur divers aspects méthodologiques et de taxonomie (voir Dell et al. 2014)(13). Les multiples définitions d’un conflit complexifient l’analyse du phénomène. Généralement, un conflit est défini par un seuil minimal de décès sur un champ de bataille (p. ex. 1000 morts ou plus pour une guerre). De plus, les types de conflits sont variés : civils, interétatiques, unilatéraux, etc., ce qui réduit les possibilités d’une analyse holistique sur le sujet. Les résultats empiriques varient énormément en fonction de l’échantillon traité (régions et/ou périodes). D’ailleurs, des enjeux méthodologiques importants ont trait à la corrélation temporelle des conflits – la persistance des conflits dans le temps ainsi que l’existence de conflits latents –, et aussi à la corrélation spatiale, notamment les effets de débordement d’un conflit vers d’autres pays, dus aux flux migratoires forcés.

Une autre question d’importance porte sur l’hétérogénéité des résultats : pourquoi un événement climatique participe-t-il au déclenchement d’un conflit dans un pays, mais pas dans un autre ? Quelles sont les autres dimensions, hormis le climat et la géographie, qui réduisent ou exacerbent le déclenchement et/ou la durée d’un conflit ? Diverses pistes à explorer portent sur la qualité institutionnelle, les effets d’équilibre général, notamment le prix des denrées et la relocalisation des facteurs4.

Ainsi, les conflits violents ne s’expliquent pas seulement à partir des variations climatiques. Celles-ci agissent plutôt comme «  multiplicateurs de menaces  ». De nombreuses interactions avec d’autres facteurs, telles que les conditions institutionnelles, économiques et politiques, doivent être prises en compte pour développer une compréhension approfondie du lien climat-conflit (Mach et al. 2019)(14). De plus, si les variations du climat induisent de la violence tant au niveau micro que macroéconomique, le mécanisme sur le plan individuel proposé par Tiihonen et al. (1997)(15), selon lequel une hausse de la température inhibe la transmission neurologique de la sérotonine en charge de contrôler l’agressivité, ne semble pas suffisant pour comprendre comment s’organise la violence au niveau agrégé. Dans un conflit intergroupe, le comportement des un.e.s dépend de celui des autres, et cela empêche d’effectuer une simple extrapolation à partir de la somme des comportements individuels pour décrire le mécanisme qui mène au résultat agrégé (Schelling, 2006)(16).

Mécanismes

Différents mécanismes (mettant en cause ou non le climat) ont été avancés pour expliquer l’émergence et la durée des conflits intergroupes. Les griefs religieux, ethniques et idéologiques semblent souvent causer des affrontements violents. De nombreux conflits civils, qui ont émergé après la guerre froide, résultent, selon Fearon et Laitin (2003)(17), de l’accumulation de frustrations et de conflits larvés et latents, antérieurs à la fin de la guerre froide. Ainsi, ce qui peut apparaître comme un nouveau conflit n’est qu’un ancien conflit irrésolu que les classes politiques utilisent pour s’arroger le pouvoir. La polarisation d’une majorité grâce à la manipulation de l’information contre une minorité émerge dans ces cas comme un mécanisme de déclenchement ou d’exacerbation d’un conflit Glaeser (2005)(18)5. Le faible niveau socio-économique et la faible capacité sécuritaire et/ou institutionnelle d’un État sont souvent identifiés comme des causes potentielles de déclenchement et de durée de la violence armée. Un corollaire de la faiblesse institutionnelle implique que certains conflits sont générés par des chocs macroéconomiques tels qu’une hausse du prix des denrées alimentaires, une hausse de l’inflation, etc. Comme mentionné plus tôt, des flux migratoires (provoqués par un évènement climatique, un autre conflit, etc.) peuvent être déstabilisateurs et créer un terreau fertile pour de nouvelles violences en terre d’accueil.

Or, dans tous ces cas, le véritable enjeu est l’appropriation du pouvoir et le contrôle des ressources d’une économie (Collier et Hoeffler, 2002)(19). La compétition pour l’accès, l’obtention et le contrôle des ressources sociétales semble la plus importante motivation derrière la violence armée. Dès lors, une exacerbation de cette compétition, provoquée par un évènement climatique, apparaît comme un mécanisme-clé pour approfondir notre compréhension du lien climat-violence (Homer-Dixon, 1994)(20).

D’un point de vue microéconomique, la décision de participer à un conflit s’évalue sur la base d’une analyse coût/bénéfice par les combattant.e.s potentiel.le.s. Le coût d’un conflit représente ce qu’un individu risque de perdre en participant. Plus ce coût est faible pour un individu, et plus il sera enclin à participer à un conflit. Ainsi, dans un contexte où les ressources sont rares, où les individus n’ont pas beaucoup d’opportunités ou d’alternatives pour travailler, la probabilité que le bénéfice excède le coût de combattre est d’autant plus élevée qu’un évènement climatique risque d’exacerber la compétition pour les ressources et de réduire les opportunités alternatives pour les combattant.e.s potentiel.le.s. De plus, un choc climatique agit à plusieurs niveaux, non seulement en réduisant les opportunités alternatives des individus, mais aussi en réduisant les ressources étatiques pour assurer la sécurité (ou l’oppression) de la population.

La rareté des ressources locales exacerbe la compétition pour ces ressources lorsqu’un évènement climatique déstabilise un équilibre précaire. Par exemple, Maystadt et Ecker (2014)(21) affirment que des sécheresses, en provoquant une escalade des prix du bétail, sont à la source du conflit somalien. Ban Ki-moon décrit le déclenchement du conflit au Darfour comme une crise écologique due en partie aux changements climatiques (Moon, 2007)(22). Sinai (2015)(23) émet une hypothèse semblable pour le cas de la Syrie qui, entre 2006 et 2011, a connu les pires sécheresses et les pires récoltes de son histoire, ce qui aurait contribué au déclenchement de ce conflit.

Afin d’examiner l’interaction climat-ressource-violence, Goyette et Smaoui (2019)(24) examinent l’effet de l’interaction entre les variations de température à travers le temps (1946 à 2014) et les variations d’une mesure exogène du potentiel agricole à travers 172 pays sur l’incidence des conflits civils armés. Cette approche exploite les variations exogènes d’une variable climatique à travers le temps, ce qui permet une identification causale de son effet sur les variables socio-économiques, notamment en séparant les effets du climat des effets des variables qui sont potentiellement corrélées avec le climat (niveau de développement, faible capacité étatique, inégalité intergroupe, etc.6). L’interaction de variations spatiales et temporelles permet d’identifier un mécanisme précis et les résultats préliminaires indiquent qu’une variation annuelle d’un degré Celsius relativement à la moyenne d’un pays augmente l’incidence de conflits de 3 % dans les pays à faible potentiel agricole. Les effets à long terme indiquent qu’il y a une intensification de l’impact du climat sur la violence avec une hausse de 9 % de l’incidence de conflits en réponse à une variation décennale d’un degré Celsius relativement à la moyenne pour les pays à faible potentiel agricole.


L’analyse de données archéologiques indique qu’au lieu d’être la cause du déclin de plusieurs civilisations, les conflits violents sont le résultat d’une réponse institutionnelle inadéquate à la dégradation environnementale (voir Brander et Taylor, 1998 à propos de l’Île de Pâques)(25) ou à des évènements climatiques (voir Gibbons, 1993(26) à propos de l’empire akkadien et Kuil, Carr, Prskawetz, Salinas, Viglione et Blöschl, 2019(27) à propos des Mayas). Une compréhension approfondie du phénomène est donc nécessaire pour développer des politiques économiques et institutionnelles efficaces. Étant donné l’augmentation probable des températures globales au cours du prochain siècle, cette compréhension est essentielle pour définir une fonction de dommages liés aux changements climatiques, qui permettra d’évaluer les coûts de l’inaction (dont les pertes de vie au combat) et les bénéfices de la mitigation et/ou de l’adaptation (Dell et al., 2014). Burke et al. (2018)(28) indiquent, dans la plus récente étude évaluant différents scénarios à partir d’une telle fonction de dommage, que nous augmentons de 60 % nos chances d’éviter une perte de 20 billions de dollars US en revenu mondial en limitant le réchauffement à 1,5 plutôt que 2 degrés Celsius.

Le consensus au sein de la littérature consiste à utiliser le terme « variations météorologiques » pour des changements météo sur des périodes courtes (jour, mois, année), tandis que le mot « climat » réfère à la distribution de ces variations sur des périodes plus longues (décennie, siècle). En ce sens, la météo décrit une réalisation spécifique de la distribution climatique d’une zone spécifique.

Diamond (1997) affirme que « les germes eurasiens ont tué plus d’indigènes d’Amérique et non-Eurasiens que les fusils et les armes d’acier des Eurasiens ».

Grove (2006) affirme que l’oscillation d’El Niño, survenue à la fin du 18e siècle, aurait contribué au déclenchement des évènements menant à la révolution française. Selon Blom (2019), le petit âge glaciaire survenu en deux épisodes entre le 14e et 16e siècles aurait eu des conséquences globales : fin de la dynastie Ming, chamboulement de l’ordre social occidental et avènement du monde moderne.

Par exemple, la mobilité du capital et du travail réduit le risque de conflits tandis que des contraintes à la mobilité des populations peuvent exacerber les effets des changements climatiques sur la violence.

Il s’agit de cette rhétorique du « nous contre eux », utilisée ad nauseam au cours de l’Histoire (p. ex. l’Allemagne nazie contre les Juifs, les républicains sous George W. Bush contre l’axe du Mal, etc.).

Nunn et al. (2019) démontrent que les changements climatiques ont des effets à long terme sur les variables socio-économiques à travers un processus historique.

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