Éditorial

COVID-19 et facteurs environnementaux : « une crise de la pensée en silo »

Discussion croisée entre la médecin Mélissa Généreux et le politologue Gabriel Blouin Genest

Propos recueillis par Natalia Torres Orozco

La pandémie de COVID-19 qui s’est déclarée en début d’année 2020 et qui a, de manière fulgurante, frappé l’ensemble de la planète est paradoxalement un fantastique révélateur de l’état de cette même planète. Révélateur, entre autres, des profondes inégalités qui marquent nos sociétés : inégalités entre pays et régions, entre classes sociales, entre générations ou en termes de vulnérabilité et de résilience. Ces nombreuses inégalités ont démontré qu’il n’y a pas eu «  une seule  » pandémie de COVID-19, mais bien plusieurs.

Mais cette pandémie fut également le révélateur des liens profonds qui unissent les questions sanitaires à d’autres enjeux sociétaux, notamment aux enjeux environnementaux. Bien que ces liens n’étaient plus à démontrer d’un point de vue scientifique, cette crise sanitaire a permis, de façon quelque peu forcée et imposée, de révéler toute la complexité de ceux-ci, tout en illustrant la manière dont cette pandémie représente une opportunité unique de réappropriation et de compréhension de notre environnement.

Si la domination médiatique et politique de la COVID-19 a quelque peu effacé la crise environnementale et climatique, celle-ci est toujours aussi importante. La pandémie a même permis de mettre en évidence plusieurs des dimensions essentielles de la crise environnementale qui, bien qu’imposées durant la pandémie, s’avèrent être également des enseignements importants quant aux réponses qu’apporteront les sociétés face aux changements climatiques et aux enjeux environnementaux.

De quoi cette crise sanitaire est-elle donc le révélateur sur le plan environnemental? Pour tenter de répondre à cette épineuse question, ce texte fait état des propos tenus lors d’une discussion entre deux spécialistes issus de disciplines bien différentes (soit santé et politique), mais travaillant tout deux sur la pandémie de COVID-19. Cette réflexion croisée apporte une perspective différente, mais complémentaire, sur les liens entre pandémie et environnement. L’experte en santé, Mélissa Généreux, est médecin spécialiste en santé publique, de même que professeure à la Faculté de médecine et des sciences de la santé. Elle s’intéresse depuis des années aux impacts psychosociaux des catastrophes ainsi qu’aux stratégies permettant de stimuler la résilience communautaire. De son côté, le Professeur Gabriel Blouin Genest enseigne à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et travaille sur la gouvernance de la santé, des pandémies et des épidémies ainsi que sur les droits humains en lien avec la santé.

Mélissa Généreux (MG)

Ce que nous montre la crise actuelle de la COVID-19, ce n’est pas qu’il s’agisse également d’une crise environnementale, bien que ce soit le cas, mais plutôt qu’elle fait ressortir les difficultés et les tensions d’un mode de pensée et d’une organisation sociale, médiatique, éducative, etc. qui ont séparé l’humain et les sociétés de l’environnement. Le lien entre la COVID-19 et les changements environnementaux ne doit pas se limiter à inclure les facteurs environnementaux comme potentiels facteurs aggravants des pandémies. Les réponses apportées aux changements climatiques et aux enjeux environnementaux, tout comme celles apportées à la pandémie de COVID-19, doivent s’inscrire dans une vision holistique et systémique qui considère l’ensemble des déterminants de la santé et du bien-être. Ce que nous a montré la pandémie de COVID-19, c’est donc les limites d’une pensée «  en silo  ». Des progrès en la matière ont certes été observés ces dernières années au sein de diverses institutions gouvernementales, mais la pandémie nous rappelle qu’on peut (et qu’on doit) en faire encore plus.

Gabriel Blouin Genest (GBG)

En effet, ce qu’il est nécessaire de faire, c’est de remettre les individus et la société dans l’environnement. Évidemment, l’individu n’a jamais réellement quitté celui-ci. Toutefois, nos systèmes politiques, éducatifs, de santé, etc. ont traité les différentes crises «  en silo  ». Il faut repenser l’individu, son habitat et les sociétés comme faisant partie intégrante de l’environnement, comme étant une composante de l’écosystème. Le terme écosystème est entré dans le langage courant sans que l’on saisisse réellement, je crois, la portée du terme «  système  » qui y est inclus. Ce dernier implique les concepts d’interaction, d’interdépendance, de cooccurrence, d’ouverture sur l’environnement, etc., comme l’avait bien démontré, il y a de cela plusieurs années, Edgard Morin1. On retrouve ici toute la portée du terme environnement qui ne se limite bien sûr pas à celui de «  nature  ».

MG

Précisément, la santé est le résultat de l’interaction entre une multitude de facteurs, qu’on appelle aussi déterminants de la santé: facteurs individuels, sociopolitiques, environnementaux, historiques, etc. Prendre conscience des facteurs environnementaux dans la pandémie de COVID-19 demande évidemment de réintégrer cet environnement dans nos réponses aux crises sanitaires, mais cela demande aussi, et plus largement, de repenser ce que nous qualifions «  d’environnement  ». Avec mes collègues travaillant à Ouranos, nous avons défini 4 types d’environnements qui permettent une vision systémique et holistique. Ces types d’environnement sont 1) l’environnement naturel, 2) l’environnement bâti, 3) l’environnement socioculturel et 4) l’environnement économique. Nous ne pouvons pas parler d’environnement sans prendre en compte cette complexité et son interaction avec une multitude de dimensions sociétales, incluant la santé publique. D’ailleurs, il n’est pas possible d’aborder des problématiques complexes comme les changements climatiques ou la pandémie de COVID-19 sans avoir une vision holistique de l’environnement.

GBG

On a bien vu émerger cette nature systémique de l’environnement durant la pandémie de COVID-19. Plusieurs études ont par exemple démontré que la pollution de l’air a amplifié la mortalité due au coronavirus. Une augmentation d’un microgramme de particule fine par mètre cube a par exemple été associée à une augmentation de la mortalité du coronavirus de 15 % (Wu, Nethery, Sabath, Braun et Dominici, 2020a)(1). La diminution des activités polluantes durant le confinement a aussi eu un impact majeur sur la réduction de la mortalité due à la pollution atmosphérique en Europe avec 11  000 morts en moins en Europe en 1 mois (Mandard, 2020)(2) selon le Centre for Research on Energy and Clean Air, un centre de recherche indépendant soutenu entre autres par Climateworks et Bloomberg Philanthropies. Ce phénomène a aussi été démontré par plusieurs études (Wu, Nethery, Sabath, Braun et Dominici, 2020b; Conticini, Frediani et Caro, 2020)(3) et précédemment lors de la crise du SRAS (Cui, Zhang, Froines, Zhao, Wang, Yu et Detels, 2003)(4). Cette situation est particulièrement importante pour les populations affectées par la pauvreté, la marginalisation et l’oppression, c’est-à-dire celles vivant dans des environnements plus pollués. La pollution est donc un «  véhicule  » pour la transmission virale, soulignant ainsi le caractère systémique des liens entre santé et environnement. On retrouve ici la nécessité de repenser l’interaction entre des facteurs ou dimensions qui sont traditionnellement pensés comme séparés, avec des conséquences énormes en termes de vies humaines.

MG

En fait, ce que l’on doit réapprendre à faire, c’est à prendre du recul par rapport à l’évènement pour réintégrer une analyse et une compréhension interactionnelles des facteurs de risque. On retrouve par exemple cette approche dans le Sendai Framework for Disaster Risk Reduction de l’ONU, notamment pour la réduction des risques liés aux catastrophes naturelles et aux évènements extrêmes. Ce sont ces risques, qui dépassent inévitablement une logique «  en silo  », qui doivent être appréhendés, gouvernés et communiqués. Et ces risques, lorsque compris comme dépassant le simple domaine environnemental ou sanitaire, permettent de mettre en évidence l’interaction entre eux ainsi que leur nature cyclique, et non plus simplement causale et unidirectionnelle. Des comportements humains en relation avec l’environnement ont contribué à propager le coronavirus à l’échelle planétaire, représentant des risques à la fois environnementaux et sanitaires dont il faut tenir compte. Les nouvelles pratiques humaines et sociétales peuvent ajouter des variables aux enjeux déjà existants, comme l’urbanisation, l’interaction avec les animaux ou l’alimentation, qui ont toutes eu un impact sur la pandémie, tout en étant profondément liées aux enjeux environnementaux. Un exemple fascinant est celui du voyage, considéré comme une pratique sociale qui a été démocratisée dans les dernières décennies, mais qui a aussi favorisé la propagation du coronavirus au niveau planétaire. Cette pratique du voyage a aussi un coût environnemental  et climatique immense. Une diminution des voyages et des déplacements en avion peut donc avoir un impact positif à la fois sur les plans sanitaire et environnemental. Cependant, il faut apprendre à refaire ce lien entre des dimensions considérées comme distinctes.

GBG

C’est sur ce plan justement que la perception des risques est si importante. Si on est tous et toutes d’accord pour affirmer qu’il était nécessaire «  d’aplanir la courbe  » du coronavirus, pourquoi est-il si difficile de convaincre les gouvernements et une grande partie de la population de la nécessité d’aplanir aussi la courbe des émissions de GES, des évènements météorologiques extrêmes, des rejets de polluants atmosphériques, etc.? Précisément parce que nous avons désappris que l’humain est de facto partie intégrante de l’environnement, qu’il est affecté directement par celui-ci, contrairement aux virus qui apparaissaient très concrètement comme des envahisseurs directs et mortels. Les enjeux environnementaux le sont tout autant, sinon plus, mais la domination de l’humain sur l’environnement nous amène à perdre de vue que nous en faisons partie, que nous sommes aussi l’environnement.

MG

Qui plus est, même si les conséquences des changements climatiques touchent plus de gens que la COVID-19, la perception du risque est différente. Tous les éléments de la perception du risque dont parle par exemple Vincent T. Covello dans ses travaux (1992)(5) sont présents pour la COVID-19  : cause exotique, victimes bien identifiées et représentables, proximité des personnes affectées, intérêt médiatique, culture dominante de la peur des virus, etc. Le plus important pour les populations, c’est de se sentir en sécurité. Avec la COVID-19, c’est ce sentiment de sécurité qui a été directement troublé, ce que l’on retrouve beaucoup moins, par exemple, avec les changements climatiques. Les risques associés aux changements climatiques semblent plus loin dans le temps, plus indirects et aussi de nature cumulative. La perception du risque est moins aiguë, bien que le risque réel pour la santé soit tout aussi important.

GBG

Les réponses des autorités sont également affectées et cadrées par cette perception du risque et leur organisation «  en silo  ». Santé d’un côté, environnement d’un côté, éducation d’un côté, développement urbain d’un côté, etc. On retrouve cette pensée «  en silo  » autant dans nos modèles de gouvernance politique « par ministère » ou par palier de gouvernement que dans notre système universitaire par discipline, dans la manière dont on fait et pense la recherche universitaire. L’augmentation des cas de dengue dans l’État de Floride aux États-Unis durant la crise immobilière en est un très bon exemple : ce sont les maisons et piscines abandonnées qui ont favorisé la croissance des populations de moustiques, ce qui a donc favorisé la transmission de la dengue – et non pas l’importation de la dengue par les immigrants illégaux, tels que certains l’ont affirmé. La perception et la compréhension des risques sont ainsi fondamentales pour remettre les sociétés au cœur de l’environnement, comme éléments de l’écosystème.

MG

On le voit très bien dans la crise actuelle du coronavirus. Télétravail, achat local, réorganisation et réappropriation de l’espace commun par les citoyen.ne.s, déplacement actif, agriculture urbaine, etc. sont autant de mesures «  forcées  » promues durant la pandémie qui ont des impacts majeurs sur le plan environnemental. Ces pratiques «  nouvelles  » montrent que l’on peut simultanément agir sur l’environnement et sur la santé. Il est toutefois dommage que l’on ait dû faire face à une crise sanitaire majeure et à ses milliers de morts pour entreprendre ces actions.

GBG

Ces nouvelles pratiques positives imposées par la pandémie nous rappellent que nous sommes les acteurs et actrices du monde – environnemental et sanitaire – dans lequel nous vivons. Nous pouvons intervenir, tout comme malheureusement nous pouvons laisser se développer les conditions menant aux crises sanitaires et environnementales que nous vivons. Les sociétés humaines créent les conditions de la propagation des maladies, mais également des conditions engendrant des enjeux environnementaux et des changements climatiques. Ce sont souvent les mêmes, d’ailleurs. Nous ne sommes pas les victimes innocentes des changements climatiques, tout comme nous ne sommes pas les victimes innocentes des pandémies. Nous créons les conditions propices à ces phénomènes qui sont, in fine, interreliées.

MG

Avec des conséquences énormes sur le plan de l’anxiété et du stress, par exemple. L’écoanxiété s’accompagne aujourd’hui de ce que l’on pourrait appeler une «  corona-anxiété  », une anxiété liée au coronavirus. Les risques pour la santé mentale sont ici énormes, autant pour les questions environnementales que pour la COVID-19, ce que l’on démontre actuellement dans nos travaux (Centre de collaboration nationale des maladies infectieuses, 2020)2(6). Ces conséquences pour la santé mentale ne sont justement pas prises en compte adéquatement dans l’évaluation globale des risques et dans nos réponses politiques. Nous restons concentré.e.s, comme je l’ai mentionné précédemment, sur l’évènement, le virus par exemple, ou la catastrophe environnementale, sans intégrer suffisamment les autres dimensions.

MG & GBG

C’est donc bien d’une crise de la pensée «  en silo  » dont il est question ici : santé, environnement, éducation, économie, etc. sont en constante interaction. La pandémie de COVID-19 en est le révélateur.

Sociologue et philosophe contemporain français, penseur notemment de la complexité.

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