Lire des romans d’aventure nous permet d’explorer l’imaginaire collectif lié aux écosystèmes. Les tropiques évoquent des mers habitées de poissons multicolores, remplies de coraux sculptés de toutes formes, et des forêts luxuriantes résonnant de cris de fauves et d’oiseaux bariolés. Au contraire, l’Arctique serait un paysage nu, blanc et silencieux, dissimulant çà et là quelques lemmings et renards polaires. Mais comment expliquer le fait que la richesse en espèces animales et végétales est plus grande dans les tropiques, les oiseaux plus colorés, mais plus petits et la végétation plus dense et productive ? La température, qui varie considérablement des pôles aux tropiques, est un facteur clé pour expliquer ces patrons. Elle a des effets immédiats et différés sur tous les niveaux d’organisation du monde vivant : de la cellule à la communauté d’espèces, comme illustré à la Figure 1. Comprendre l’ensemble des effets de la température à ces différents niveaux d’organisation est essentiel pour expliquer les patrons de biodiversité à large échelle, et prédire leur évolution dans le contexte actuel du réchauffement climatique. Dans cet article, nous retracerons donc les mécanismes par lesquels la température influence les différents niveaux d’organisation du vivant (Figure 1).
Effets immédiats d’un réchauffement des températures
De la cellule…
D’abord, des changements de température affectent l’ensemble des processus physiologiques des espèces. Une des premières études quantitatives de l’effet de la température sur la physiologie des organismes remonte aux années 1920. À cette époque, l’astronome Harlow Shapley a démontré que la vitesse de marche des fourmis augmente de manière prédictible avec la température, du moins jusqu’à une température optimale (Shapley, 1920)(1). Il est ainsi capable de prédire la température de l’air à un degré près à partir de la vitesse de locomotion des fourmis !
En effet, la température corporelle de certains organismes, comme les reptiles, les insectes ou les poissons, dépend directement de la température extérieure. Ces organismes, appelés ectothermes, ne produisent pas leur propre chaleur corporelle. Les ectothermes sont ainsi plus sensibles aux changements de température. Une augmentation de la température extérieure fera grimper directement leur chaleur corporelle et accélérera ainsi leur métabolisme (ensemble des réactions chimiques qui se déroulent au sein des êtres vivants)et autres processus biologiques, comme leur vitesse de déplacement.
Le métabolisme est en effet à la base de nombreux processus biologiques, comme la reproduction, le développement, la nutrition, ou encore la locomotion. Il détermine les processus à l’échelle de l’individu, qui se répercutent à l’échelle de la population. C’est pour cette raison que les moustiques sont plus actifs lors des périodes chaudes d’été ! De ce fait, la plupart des taux biologiques, comme la croissance ou la mortalité d’une population, augmentent au même rythme que la température, jusqu’à une température optimale au-delà de laquelle ils diminuent fortement.
Une augmentation du taux métabolique entraîne cependant des besoins énergétiques plus importants. Les organismes doivent donc consommer plus de proies. De manière générale, des variations de température modifient ainsi les interactions entre consommateurs et ressources, appelées les interactions trophiques. En effet, une espèce n’est jamais seule. Liée à d’autres espèces par ses interactions, elles forment une communauté.
… aux communautés
Les liens entre espèces, et la force de ces liens, sont très importants dans le fonctionnement d’une communauté. Le lien entre un consommateur et sa ressource peut cependant varier avec la température. Par exemple, des recherches effectuées à l’Université de Montréal ont démontré que le nombre de pucerons consommés par des larves de coccinelle augmente avec la température jusqu’à environ 27 ˚C, température à partir de laquelle la consommation diminue (Sentis, Hemptinne et Brodeur, 2012)(2).
Des changements dans le taux de consommation, ainsi que dans la croissance et la mortalité d’une population, dus à la température, vont ensuite induire des changements dans la structure et la dynamique de ces communautés. Des études expérimentales, comme celle citée précédemment, permettent de caractériser les relations entre température et consommation, croissance ou mortalité. Ces relations peuvent ensuite être modélisées, c’est-à-dire exprimées mathématiquement, afin de permettre l’étude des effets de la température sur la structure et la dynamique des communautés, de dériver des théories pour ces processus et, notamment, de simuler l’effet du réchauffement climatique.
On représente souvent une communauté d’espèces par une chaîne alimentaire. La structure d’une chaîne alimentaire est caractérisée par la biomasse de chaque niveau trophique, c’est-à-dire la quantité de matière organique d’origine végétale ou animale (poids de l’ensemble des animaux ou végétaux). Lorsque la biomasse des plantes est supérieure à la biomasse des herbivores, elle-même supérieure à la biomasse des carnivores, la chaîne alimentaire forme une pyramide de biomasse dite « régulière » (voir Figure 2). C’est généralement le cas en milieu terrestre, où, plus on monte dans la chaîne, moins, en général, les espèces sont abondantes. En milieu marin, il peut cependant y avoir des pyramides « inversées », où l’abondance des prédateurs est plus importante que celle de leur ressource. Le phytoplancton, par exemple, a un taux de renouvellement très élevé qui permet de soutenir une forte abondance de consommateurs.
La dynamique d’une chaîne alimentaire se caractérise par le sens de la régulation trophique, comme illustrée à la Figure 2. En effet, une chaîne alimentaire peut être régulée par les consommateurs : dans ce cas, une augmentation de la densité des consommateurs diminue la densité des ressources. À l’inverse, la régulation peut venir des ressources, auquel cas une augmentation de la densité des ressources va augmenter celle des consommateurs. Il peut cependant y avoir des effets indirects dans une chaîne alimentaire à trois niveaux. Les carnivores peuvent impacter les plantes indirectement via leur effet sur les herbivores. Ce phénomène est appelé une cascade trophique.
Comprendre comment la température induit des changements dans la structure et la dynamique des chaînes alimentaires, via ses effets de l’individu à la population, est primordial.
Une étude récente s’est ainsi intéressée aux variations de structure et de dynamique des chaînes alimentaires induites par des changements de température, pour des espèces ectothermes de milieux aquatique et terrestre (Bideault et al, en préparation)(3).
Les résultats de cette étude suggèrent que la biomasse des consommateurs augmente généralement avec la température en milieu terrestre et aquatique, ainsi que le contrôle par les consommateurs en milieu aquatique, comme cela est montré dans la Figure 2. Leur modèle prédit par exemple une augmentation de l’herbivorie en milieu aquatique avec le réchauffement climatique. Cela pourrait entraîner des changements importants dans certains écosystèmes, par exemple dans les forêts de laminaires. Dans ces forêts d’algues, la forte densité de laminaires offre un habitat pour de nombreuses autres espèces et des services écosystémiques importants. Cependant, ces forêts sont broutées par des oursins, qui peuvent parfois diminuer drastiquement l’abondance des laminaires jusqu’à rendre le paysage désertique, induisant une perte de productivité et de biodiversité. Le réchauffement climatique pourrait donc augmenter la pression d’herbivorie des oursins sur les laminaires et causer des dommages conséquents dans ces écosystèmes marins. Ce phénomène pourrait être d’autant plus important dans les endroits où les prédateurs des oursins sont surpêchés et ne peuvent donc pas réguler leurs populations.
Ainsi, même à court terme, un réchauffement climatique pourrait avoir de forts impacts sur la structure et la dynamique des communautés d’espèces, et, par conséquent, pourrait modifier des écosystèmes dans leur ensemble.
Effets différés d’un réchauffement des températures
Une augmentation des températures peut également impacter les espèces et leurs interactions de façon différée, complexifiant encore la réponse des communautés face à des changements de température.
Sur le plan individuel, les traits phénotypiques d’un organisme, c’est-à-dire l’ensemble de ses caractéristiques mesurables (couleur, forme, etc.), peuvent être modifiés par un changement de température. Par exemple, chez les organismes ectothermes, la taille corporelle est directement influencée par la température. Ce phénomène se produit parce que le taux de développement (vitesse à laquelle un organisme grandit en âge) augmente plus rapidement avec la température que son taux de croissance individuel (vitesse à laquelle un organisme grandit en taille). Ainsi, à de plus hautes températures, les organismes se développent plus vite qu’ils ne grandissent et ont donc une plus petite taille à l’âge adulte. D’autres traits peuvent également être modifiés avec la température : chez les drosophiles, la longueur des ailes et la pigmentation de l’abdomen diminuent avec l’augmentation de la température.
Ces changements de phénotype peuvent avoir des répercussions sur les interactions entre espèces. La taille est un facteur prédominant pour déterminer « qui mange qui », ainsi que la quantité de proie ingérée. Par exemple, un poisson consomme des proies plus petites que lui, et plus celui-ci est gros par rapport à ses proies, plus il en mange. Un changement de taille chez certaines espèces peut donc modifier les relations proies-prédateurs. Une étude théorique s’est intéressée à la façon dont les effets de la température sur les taux biologiques et la taille corporelle se répercutent sur la force d’interaction entre les consommateurs et leur ressource. Le modèle a permis de démontrer qu’un réchauffement de la température, bien qu’augmentant directement le taux de consommation tout en diminuant la taille des consommateurs et donc la quantité de ressources qu’ils ingèrent, renforce généralement l’effet des consommateurs sur leurs ressources (Bideault, Loreau et Gravel, 2019)(4).
Les événements phénologiques (des événements périodiques, comme l’accouplement) sont un autre phénomène pouvant être affecté par une augmentation de la température. L’article « Du réchauffement climatique aux conséquences écologiques : s’adapter, migrer ou disparaître » (Renaud, Vellend et Pelletier, 2019)(5) illustre ce phénomène en expliquant que le devancement de l’émergence des chenilles dû à l’arrivée hâtive du printemps a entraîné un devancement de l’accouplement des mésanges afin que les oisillons aient accès à la même quantité de nourriture.
Enfin, de nombreuses espèces modifient leur aire de répartition, c’est-à-dire leur distribution spatiale, en réponse au changement climatique. Par exemple, au Québec, l’aire de répartition de nombreuses espèces de papillons a décalé de 35 à 250 km vers le nord (Savard, 2012)(6). De même, d’ici 2100, l’aire de répartition de l’érable à sucre pourrait se déplacer vers le nord, jusqu’à atteindre la région d’Ungava ou Eeyou Istchee Baie-James (voir Bergeron et Gravel, 2019)(7). Cette possibilité de migration et de dispersion est cependant influencée par le comportement, la taille ou la phénologie d’une espèce, elle-même impactée par les changements de température. La Figure 3 illustre ce phénomène.
L’ensemble de ces changements influence la structure et la dynamique des communautés. Ainsi, des variations dans la taille corporelle, la phénologie et l’aire de répartition des espèces peuvent modifier les relations entre les consommateurs et leurs ressources. Cela pourrait induire des changements dans la composition des espèces et de leurs liens dans les communautés, entraînant parfois la disparition d’espèces.
Des changements de composition des communautés sont déjà visibles : dans certains cours d’eau européens, les insectes aquatiques sont aujourd’hui plus généralistes, et parfois envahissants. Ces espèces peuvent prospérer dans une grande variété de conditions environnementales. Quant aux espèces spécialistes, leurs populations tendent à diminuer, puis à disparaître, entraînant une modification, voire une perte de la biodiversité. Comprendre les effets de la température aux différents niveaux d’organisation du vivant est donc essentiel pour anticiper les changements de biodiversité liés au réchauffement climatique.
Gérer la biodiversité en considérant la complexité et les interactions
En écologie, les chercheur.euse.s essaient de mieux comprendre les différents effets de la température sur les communautés d’espèces et de prédire les changements de biodiversité dus au réchauffement climatique. La répartition des espèces et leurs interactions sont mieux documentées et les effets de la température sont mieux compris. Cependant, la recherche fait encore face à de nombreux défis en raison de la complexité des phénomènes, au manque de données disponibles et de théories développées.
Un nombre important d’études tente de prédire l’aire de répartition future des populations d’espèces en réponse au changement climatique. Ainsi, les modèles prédictifs couramment utilisés au Québec se basent principalement sur les conditions environnementales actuelles et futures des milieux, ainsi que sur la capacité migratoire des espèces. Ces approches permettent de déterminer l’aire de répartition potentielle future des espèces. Cependant, ces études s’intéressent en général à une espèce donnée et ne tiennent donc pas compte des interactions avec d’autres espèces, ce qui pourrait biaiser leurs estimations d’aire de répartition.
La précision de ces estimations est pourtant primordiale, notamment dans un cadre de gestion du territoire, pour le commerce (espèces forestières exploitables) ou pour la conservation de la biodiversité. Des approches de modélisation de distribution d’espèces prenant en considération les interactions ont récemment été développées (Warton et al., 2015)(8). Ces modèles prometteurs nécessitent cependant des connaissances sur les interactions, devant être documentées pour mieux prédire les changements de biodiversité à grande échelle. Pour cela, des chercheur.euse.s d’universités québécoises et des collaborateur.rice.s à l’international ont développé une base de données nommée MANGAL, pour documenter les interactions entre espèces autour du globe (Poisot et al., 2016)(9). Cette base de données leur permet de partager, d’uniformiser et d’accéder à des données sur les interactions entre espèces. Elle recense aujourd’hui plus de 12 000 interactions pour 6874 espèces. Cette base de données est un outil remarquable pour étudier la biodiversité.
De nombreux outils et modèles sont ainsi développés en écologie pour mieux comprendre les effets de la température sur la biodiversité et appréhender les impacts du réchauffement climatique sur les communautés d’espèces. Les effets de la température sont complexes, car cette dernière agit à de nombreux niveaux d’organisation. Des études théoriques ainsi que des données sont donc nécessaires pour démêler ces processus. Une meilleure compréhension de ces phénomènes complexes est primordiale pour expliquer les patrons de biodiversité du pôle nord au pôle sud de même que le fonctionnement des différents écosystèmes. Les mettre en lumière pourrait aider à prendre des décisions de gestion adaptées à la conservation des espaces naturels et ainsi valoriser les services qu’ils apportent à l’être humain.