Perspectives

Des archives historiques pour documenter le climat du passé

Augmentation des températures, diminution du couvert de glace et de neige, amplification d’événements climatiques exceptionnels : les changements climatiques ont entraîné de nombreuses perturbations tant sur les environnements physiques que dans les sociétés humaines, et ce, au cours des dernières décennies seulement. Au-delà de la variabilité interannuelle du climat, c’est la perspective sur une longue période qui permet de mesurer les changements en définissant une période de référence dite «  pré-industrielle  » ou «  pré-anthropique  ». Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) s’appuie sur la période de référence de 1850 à 1900 afin de démontrer l’ampleur des changements climatiques actuels. Dans des régions subarctiques telles que le Nunavik (nord du Québec) et le Nunatsiavut (région autonome des Inuit du Labrador), les données climatiques compilées par Environnement et Changement Climatique Canada (ECCC) ne couvrent pas l’ensemble du 20e siècle, et elles sont très souvent discontinues jusqu’au début des années 1980, voire 1990. Par exemple, les plus anciennes données mensuelles de température ne sont disponibles qu’à partir de 1921 à la station de Cape Hopes Advance (près de Quaqtaq, au Nunavik) et à partir de 1927 à la station de Nain (Terre-Neuve-et-Labrador).

Sachant que les régions arctiques et subarctiques sont particulièrement touchées par la hausse des températures et l’ensemble des conséquences qui en découlent (p. ex., la diminution du couvert de glace, les conséquences sur la chasse et la pêche, la perte de repères culturels) (Royer, 2019), il s’avère important de s’intéresser aux conditions climatiques du passé. Les archives historiques présentent des données fiables, locales et à une fine résolution : journalière, mensuelle ou annuelle. Elles permettent de retracer l’évolution du climat moyen (température, vent, précipitations, glace de mer), en plus de rapporter des informations sur des événements (climatiques) exceptionnels (effets des éruptions volcaniques, feux de forêt) (Pfister et al., 2018), ou même de se renseigner sur les modes dominants de circulation atmosphérique, comme l’oscillation nord-atlantique (ONA). La mise en commun des données historiques de l’est du Nunavik et du Nunatsiavut a permis de brosser un portrait de la variabilité régionale de la région de 1800 à 1950.

Climatologie historique

La climatologie historique utilise les archives historiques (écrites ou orales) afin de reconstituer le climat. En s’appuyant sur des journaux de voyage, des récits de vie ou des rapports d’expédition, il est possible de tirer à la fois des informations quantitatives et qualitatives. Les premières informations regroupent les mesures de la température, la vitesse et la direction des vents ou les dates d’englacement et de déglacement. Les secondes sont plutôt des perceptions qualitatives basées sur les commentaires et observations de l’environnement. Une revue de littérature a permis de sélectionner les écrits de personnes ayant séjourné ou vécu dans les régions à l’étude et faisant référence au climat ou à la nature (p. ex., glace, neige, floraison). Plusieurs archives personnelles, comme des récits de vie ou des comptes-rendus d’expédition, ont été analysées. Néanmoins, les archives institutionnelles, comme celles de la Compagnie de la Baie d’Hudson, demeurent le discours dominant pour cette région.

Quelques extraits sur les événements (climatiques) exceptionnels (traduction libre de l’anglais)

• Détroit d’Hudson : « Cette année et l’année dernière ont été des années exceptionnelles quant à la quantité de glace présente dans le détroit d’Hudson » — Expédition du détroit d’Hudson (Gordon, A.R. (1884). Report of the Hudson’s Bay expedition, under the command of Lieut. A.R. Gordon. Department of Marine and Fisheries, Canada.).

• Nain : « Au milieu du mois de juillet, une fumée foncée et vaporeuse, et quelque chose comme des cendres ont envahi l’atmosphère  » — [Juillet 1921] Missionnaires moraves (Periodical Accounts (1790–1961). Periodical accounts relating to the missions of the Church of the United Brethren established among the heathen, 169 vol. Brethren’s Society for the Furtherance of the Gospel.).

Changements du climat

Température de l’air

Les mesures instrumentales sont faiblement représentées dans les archives historiques. Elles demandent des instruments de mesure fiables et un suivi quotidien des températures. Néanmoins, des données sont disponibles sur de courtes périodes et permettent de mettre en perspective la hausse actuelle des températures. À Nain, les données de la première Année polaire internationale et de celles d’ECCC (2024) offrent une perspective sur l’évolution des températures. En hiver, les moyennes de température ont augmenté de ~3,4 °C, et en été de près de 1,5 °C, de 1911 à 2024. Cette augmentation graduelle au cours du dernier siècle semble toutefois s’accélérer à partir des années 1990 (tableau 1).

Tableau 1. Évolution des normales climatiques (°C) à Nain (Nunatsiavut). Moyennes estivales calculées à partir des moyennes journalières des mois de juin, de juillet et d’août ; moyennes hivernales calculées à partir des moyennes journalières des mois de décembre, de janvier et de février.
La période présente la couverture des données pour un maximum de 30 ans. ECCC = Environnement et Changement Climatique Canada, API = Année polaire internationale.
Banquise côtière

La durée du couvert de glace correspond au nombre de jours entre les dates d’englacement et de déglacement. En combinant les informations provenant de plusieurs archives historiques, il est possible d’obtenir des données sur une plus longue période. À Kangiqsujuaq, les données historiques (1880-1950) rapportent près de 221 jours d’englacement (Ouellet-Bernier et al., 2024). Les observations récentes montrent une importante diminution de cette période, passant à ~204 jours de 1991 à 2020 (SCG, 2021). Au Nunatsiavut, la durée moyenne d’englacement était de ~195 jours de 1790 à 1910 (Ouellet-Bernier et de Vernal, 2020) et d’environ 168 jours de 1991 à 2020 (SCG, 2021) ; une diminution de près de quatre semaines (figure 1 d-e et figure 2).

Figure 1. Compilation des indicateurs climatiques et oscillation nord-atlantique.
a. Indice de productivité des potagers des missionnaires moraves établis au Nunatsiavut (2 = très bon, 1= bon, 0 = moyen, -1 = faible et -2 = désastreux).
b.-c. Indice climatique du détroit d’Hudson en été et en hiver (2 = exceptionnellement bonnes conditions climatiques, 1 = bonnes conditions climatiques, 0 = normale, -1 = mauvaises conditions climatiques, -2 = exceptionnellement mauvaises conditions climatiques).
d.-e. Durée d’englacement à Kangiqsujuaq et au Nunatsiavut. Le trait rouge pointillé montre la moyenne de la durée d’englacement pour la période de données disponibles.
f. Indice d’anomalie de l’oscillation nord-atlantique en hiver (moyenne de décembre à mars ; ligne grise). La ligne noire montre une moyenne mobile sur trois ans (Jones et al., 1997).

Événements (climatiques) exceptionnels

Comme il peut être difficile de retracer l’état moyen du climat, il est intéressant de s’attarder aux événements climatiques exceptionnels décrits dans les archives historiques. Les années exceptionnellement froides ou caractérisées par une présence de glace marquée suscitent un vif intérêt en raison de leurs implications directes pour la population humaine. Des conditions exceptionnelles froides ont été rapportées en 1816, en 1864 et en 1885 sur la côte du Labrador, de même que dans le détroit d’Hudson de 1883 à 1884 et de 1910 à 1920.

Les conditions froides et de glaces exceptionnelles survenues en 1816 et en 1883 peuvent être associées aux éruptions volcaniques en Indonésie du Tambora (1815) et du Krakatoa (1883), menant à des baisses de température dans l’hémisphère nord. En effet, lors de ces éruptions, des particules soufrées sont poussées jusqu’à la stratosphère, où elles viennent se disperser dans l’hémisphère nord et retomber après un an, voire deux. En reflétant une partie du rayonnement solaire, les particules entraînent un court et léger refroidissement (Stoffel et al., 2015). Au Nunatsiavut, l’année 1816 est la seule année où le bateau de ravitaillement des missionnaires moraves n’a pu rejoindre le village d’Hopedale, en raison des glaces qui ont tardé à se déloger. De 1883 à 1885, les données de température montrent en effet une différence marquée avec la période actuelle (2 à 5 °C), et ce, probablement en raison du refroidissement à la suite de l’éruption du Krakatoa. D’autres événements exceptionnels peuvent aussi être extraits des archives historiques, tels que les feux de forêt ou les avalanches.

Figure 2. Date de l’englacement (a) et du déglacement (b) de la banquise côtière, 1991-2020. Les villages de Kangiqsujuaq (Nunavik) et Nain (Nunatsiavut) sont désignés par un point bleu. Source : Service canadien des glaces, 2021.

Variabilité régionale

Dans le nord-est canadien, l’oscillation nord-atlantique est le mode de circulation atmosphérique ayant la plus grande influence à l’échelle régionale. L’indice de l’ONA désigne la différence de pression entre l’Islande et les Açores. Lorsqu’elle est en phase positive, la différence de pression est plus grande et les conditions climatiques sont généralement plus froides sur la côte est de l’Amérique du Nord (d’où l’axe inversé en figure 1f) (Hurrell, 1995). La phase positive s’accompagne généralement de vents forts alors qu’au cours de la phase négative, des vents plus chauds du sud et de l’est remontent jusqu’au Nunatsiavut et au Nunavik.

Aux données sur la durée du couvert de glace de mer discutées précédemment vient s’ajouter un indice de productivité des potagers telle que rapportée par les missionnaires moraves du Nunatsiavut. De plus, des indices climatiques – été et hiver – élaborés à partir des perceptions climatiques extraites des archives historiques du détroit d’Hudson (Ouellet-Bernier et al., 2023) permettent de présenter des périodes généralement plus chaudes (valeur positive) ou générale-ment plus froides (valeur négative) (figure 1 b-c). Une phase positive de l’ONA, de 1830 à 1840, s’exprime par un couvert de glace plus long que la moyenne et une productivité maraîchère jugée désastreuse par les missionnaires. De 1880 à 1890, une présence de glace persistante à la fois au Nunatsiavut et à Kangiqsujuaq ainsi que des indices climatiques négatifs s’inscrivent également dans une phase positive de l’ONA. Au cours des phases à tendance négative, on peut observer des périodes d’englacement plus courtes et un rendement accru dans les potagers. C’est le cas en 1850-1860 et en 1870-1880. De 1915 à 1920, de plus courtes périodes d’englacement accompagnent l’ONA négative. Cependant, les indices climatiques rapportent une perception négative du climat (figure 1 b-c). En fait, la phase négative de l’ONA peut aussi entraîner davantage de précipitations, de tempêtes ou de blizzards, ce qui influence négativement la perception du climat.

Quelques extraits sur le climat (traduction libre de l’anglais)

• Nain : «  L’hiver dernier, la météo a été remarquablement douce ; mais il y a eu beaucoup d’averses de neige et de neige fondante  » — [Hiver 1806-Été 1807] Missionnaires moraves (Periodical accounts, 1807 – voir référence complète encadré 1).

• Détroit d’Hudson : «  Chaque année, la glace se forme environ au milieu du mois de novembre, et au cours des sept dernières années, elle s’est brisée à plus ou moins une journée du 26  juin  » — [Saison de glace 1883-1884] Expédition du détroit d’Hudson (Gordon, 1884 – voir référence complète encadré 1).

Discussion autour du climat

Les archives historiques montrent une augmentation des températures de 1,5 à 3 °C au cours des 100 à 140 dernières années, entraînant une réduction de la durée du couvert de glace de 3 à 4 semaines sur les côtes du Nunatsiavut et du nord-est du Nunavik.

Cette perspective historique sur l’état, l’évolution ou les effets des changements observés permet d’alimenter les réflexions et discussions climatiques. Si la recherche présentée ici repose exclusivement sur les archives écrites, il est également possible de se rapporter aux archives orales, dans notre région et autour de nous, en engageant des discussions avec des personnes aînées. Ces discussions intergénérationnelles permettent d’échanger et de susciter l’engagement dans la collectivité. Dans les archives écrites ou les discours d’individus, la mémoire collective du climat se conserve et se partage, que ce soit dans un contexte de recherche ou de sensibilisation aux changements climatiques.

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