Enjeux de société

Écoféminisme et voix autochtones dans la lutte aux changements climatiques

Les solutions proposées afin de faire face à la crise climatique sont souvent fondées sur des bases scientifiques, économiques ou technologiques et les analyses sont encore peu « ancrées en termes sociaux, sensibles au genre » (Réseau québécois des groupes écologistes [RQGE], 2014)(1). Pour faire face aux enjeux environnementaux, l’approche écoféministe préconise de se pencher sur les  causes profondes des inégalités, de transformer les relations de pouvoir et de promouvoir les droits des femmes. Afin d’éclairer le discours politique et améliorer la prise de décision, les problématiques sociales et environnementales de même que leurs solutions doivent être adressées simultanément et comprises de façon interconnectée.

L’écoféminisme

On peut retracer les débuts d’une définition de l’écoféminisme dans l’ouvrage Le féminisme ou la mort (1974) de Françoise d’Eaubonne. Le terme, formé par la combinaison des mots  « écologie » et « féminisme », visait alors à attirer l’attention sur le potentiel des femmes à mener une révolution écologique (Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2015)(2).

Depuis, sous l’impulsion de luttes écoféministes issues de problématiques socio-écologiques localisées, l’écoféminisme a évolué pour devenir un mouvement.  En effet, l’écoféminisme est né de l’activisme des femmes au sein de divers mouvements sociaux – mouvements féministes, écologistes, pour la paix et pour la justice environnementale – durant les années 1970 et 1980. Ainsi, le terme a été lancé et a gagné en popularité grâce à l’influence des manifestations réclamant une plus grande protection de l’environnement.

Au début des années 1970, un groupe de femmes du Nord de l’Inde souhaitait contrer l’abattage de forêts indigènes qui allaient  être remplacées par des monocultures. Pour empêcher l’abattage et protester, celles-ci ont enlacé les arbres. Connu sous le nom de «  mouvement Chipko  », ce groupe, qui a permis d’épargner 12 000 km2 de bassin versant, est l’un des plus connus au sein de la littérature écoféministe. En menaçant d’augmenter le temps utilisé par les femmes pour ramasser du bois de chauffage, réduisant, par le fait même, leur possibilité de fabriquer des produits dérivés du bois et de les vendre sur les marchés locaux, la coupe de ces arbres représentait un préjudice environnemental affectant surtout les femmes (Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2015)(2).

Dans les pays développés, c’est au début des années 1980, alors que la course à l’armement nucléaire reliée à la guerre froide divisait le monde, que des mouvements écoféministes ont commencé à se former. Par exemple, l’accident nucléaire de Three Mile Island dans l’État de Pennsylvanie a incité plus de 500 femmes à se rassembler lors de la première conférence écoféministe, intitulée Women and Life on Earth : A conference on Eco-feminism in the Eighties (1980). Au Québec, outre quelques initiatives de chercheuses, notamment, le Colloque Écologie, Femme et politique organisé par les Ami-e-s de la Terre de Québec en 1990 et le Réseau des femmes en environnement, peu d’initiatives se sont proclamées écoféministes (Casselot, 2010)(3).

Parmi les différents types de positions écoféministes, l’écoféminisme culturel soutient que les femmes, grâce à leur capacité reproductive, ont un lien biologique avec la nature et seraient donc « plus proches de la nature » que les hommes. Certaines écoféministes adoptent des pratiques spirituelles qui honorent le corps des femmes et leurs pouvoirs de procréation. On parle alors d’écoféminisme spirituel. Les écoféministes socialistes, quant à elles, affirment qu’il n’y a pas de nature biologique ou innée des femmes. Reconnaissant que le corps féminin et sa capacité à donner la vie ont contribué à opprimer les femmes tout au long de l’histoire, les écoféministes socialistes soutiennent que les liens entre femmes et nature sont socialement construits.

Il n’existe donc pas de définition unique, mais plutôt un continuum allant d’écoféminismes politiques, spirituels, ancrés dans des pratiques militantes, à des écoféminismes plutôt théoriques. Leur  base commune est qu’il existe, dans beaucoup de sociétés patriarcales, des similitudes entre la relation d’oppression exerçée à l’encontre des femmes et la domination de la nature. De plus, l’écoféminisme reconnaît l’importance de déconstruire les dualismes et les hiérarchies dominantes.

La pensée moderne issue du siècle des Lumières a favorisé le développement technique et l’exploitation de la nature et repose sur des structures de pensées dualistes. Ces dualismes sont notamment : homme/femme, culture/nature, actif/passif, sujet/objet, rationalité/émotivité, primitif/civilisé, corps/esprit, etc. La hiérarchisation d’une partie considérée supérieure à l’autre, justifiant la subordination et l’exploitation de la partie inférieure, a été utilisée pour justifier le patriarcat et le sexisme. Ces dualismes portent préjudice aux femmes et à la nature, catégorisées du côté passif.

Genre et changements climatiques

Bien que la dimension de genre dans la lutte et l’adaptation aux changements climatiques ait évolué et soit aujourd’hui un peu plus présente dans le discours social, l’intégration concrète de cette dimension au sein des mesures d’adaptation est encore marginale (RQGE, 2014).

Les impacts des changements climatiques ne sont pas neutres vis-à-vis du genre. La recherche entourant les impacts différenciés selon le genre démontre que les changements climatiques exacerbent les inégalités (Women’s Earth & Climate Action Network [WECAN], 2018)(4). Les femmes sont souvent parmi les plus vulnérables, notamment en raison de leurs faibles revenus, de la difficulté d’accès à l’éducation ou aux processus décisionnels politiques et de leurs rôles ou statuts sociaux qui interagissent avec un environnement changeant ou une charge mentale supplémentaire.

Le lien entre « genre » et « climat » est d’autant plus visible dans les pays en développement où les femmes dépendent des ressources naturelles pour assurer la subsistance de leur famille. Les changements climatiques compromettent leur capacité à assumer leurs rôles et responsabilités. Par exemple, dans certaines régions, les changements climatiques compliquent l’accès à l’eau, rendant la tâche des femmes, dont la responsabilité de la collecte leur revient souvent, encore plus difficile (Whyte, 2014)(5). Cela peut, au sein de leur communauté, avoir un impact négatif sur leur statut social et les rendre plus vulnérables à la marginalisation et à l’exclusion. En outre, la non-reconnaissance des droits fondamentaux des femmes dans certains pays accroît leur vulnérabilité en réduisant leur mobilité physique et économique, leurs voix et leurs opportunités (WECAN, 2018).

Il est crucial de ne pas s’arrêter uniquement à la vulnérabilité particulière des femmes. En effet, actrices de changement essentielles et véritables leaders dans la recherche de solutions durables et soutenables, leur participation demeure toutefois inégale au sein des instances décisionnelles, ce qui les empêche de contribuer pleinement à la planification et à l’élaboration des politiques climatiques.

Voix autochtones et savoirs ancestraux

Les peuples autochtones entretiennent une relation étroite avec le territoire, relation qui est au cœur de leur identité, de leur culture et de leur mode de vie et qui est caractérisée par l’appartenance des humains à la terre et non l’inverse (Basile, 2018)(6). Les territoires autochtones maintiennent 80 % de la biodiversité terrestre mondiale (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques [IPBES], 2019)(10). Les connaissances, les innovations, les pratiques et les systèmes de valeurs des communautés autochtones vis-à-vis de leurs territoires contribuent à ce que la biodiversité y décline moins rapidement qu’ailleurs. En ce sens, afin de concilier développement et protection de l’environnement, il importe de reconnaître cette contribution au sein des efforts globaux de durabilité.

Dans le Nord du Canada, les manifestations des changements climatiques impliquent notamment des modifications  dans la distribution des baies et des mammifères sur le territoire, une diminution de l’abondance de neige et des changements dans la configuration des vents. Face à ces constats, les communautés autochtones sont particulièrement vulnérables, de par leur éloignement géographique, le climat rigoureux et les infrastructures vieillissantes (Cuerrier et al., 2015)(7).

Tout comme pour les femmes en situation de pauvreté et celles provenant des pays en développement, les femmes autochtones sont plus sujettes à souffrir des impacts des changements climatiques, et ce, en raison notamment de causes sous-jacentes et historiques telles que le colonialisme, le racisme et les inégalités sociales (Suzack, 2015)(8). La colonisation a eu pour effet de perturber l’organisation des sociétés dites matriarcales ou matrilinéaires, où les femmes jouaient un rôle important dans la prise de décision politique. De plus, les impacts découlant de la dégradation de l’environnement affectent plus durement les femmes souffrant de l’héritage d’une domination coloniale. Les féministes autochtones s’intéressent justement à la façon dont les conséquences du colonialisme sont vécues différemment par les femmes, se traduisant par des taux plus élevés de violence à caractère sexiste, des revenus et une représentation politique inférieurs par rapport aux hommes autochtones et aux femmes non-autochtones. De par leur statut de femme et d’autochtone, elles subissent une double marginalisation. Elles se trouvent également dans une situation de double dépendance quant à leur rôle dans la perpétuation de processus naturels (agriculture, foresterie, etc.) et dans la reproduction sociale de la sphère familiale, où elles sont responsables du travail domestique, non rémunéré.

Leurs responsabilités au niveau local dotent les femmes autochtones de connaissances approfondies sur leur environnement. C’est pourquoi celles-ci jouent souvent un rôle de premier plan dans la défense, la protection et la préservation de l’environnement. Ces connaissances peuvent contribuer significativement à la recherche et à l’élaboration de politiques. Néanmoins, les femmes autochtones sont souvent exclues des instances décisionnelles, particulièrement en ce qui a trait à l’exploitation des ressources naturelles sur leur territoire. Aujourd’hui, leur rôle dans la gouvernance du territoire et des ressources pourrait être affaibli davantage par la perte d’accès aux ressources naturelles, la dégradation des écosystèmes et le manque d’influence dans les processus décisionnels locaux et politiques (Basile, 2018). Le mouvement Idle No More a été initié en 2012 par trois femmes autochtones et une allochtone de la Saskatchewan à la suite d’un projet de loi fédéral adopté sans consultation. Ce mouvement, pouvant être qualifié d’écoféministe, car tissant des liens entre différentes formes de domination, dénonçait la diminution de la protection des écosystèmes et la réduction des droits des communautés autochtones. Au Canada, les pratiques extractives sur les territoires autochtones influencent grandement les femmes autochtones et constituent une forme de violence environnementale.

Extractivisme

Le colonialisme se perpétue aujourd’hui au travers des manifestations du système capitaliste. L’extraction des ressources en territoires autochtones sans le consentement préalable et éclairé de ses habitant.e.s en est un exemple. En plus de compromettre les ressources naturelles, les pratiques extractives menacent les communautés autochtones car elles impliquent souvent une perte de sécurité alimentaire et une dépossession des terres, pour ne nommer que certains de ses  nombreux impacts sociaux. Selon le Women’s Earth Alliance, l’extractivisme accroît la violence environnementale, favorise la propagation de maladies transmises sexuellement, fait augmenter le taux de  criminalité,  la consommation d’alcool et de drogues ainsi que le taux de suicide dans les communautés. Les impacts sur les femmes autochtones sont multiples et incluent notamment la migration des toxines environnementales dans le placenta et par l’allaitement, les risques accrus de complication durant la grossesse et l’augmentation de la violence domestique et sexuelle, entre autres (Women’s Earth Alliance, 2016)(9). En 1985, la sage-femme Mohawk Katsi Cook a mis sur pied le Akwesasne Mother’s Milk Project. Cette étude visait à comprendre la façon dont les contaminants migraient dans la chaîne alimentaire jusqu’au lait maternel au sein d’une communauté dans le Nord de l’État de New York. L’entreprise General Motors, établie à proximité, relâchait du BPC dans l’eau du Saint-Laurent. Les résultats de l’étude démontrèrent une concentration de BPC 200 % plus élevée dans le lait de mères qui consommaient le poisson du Saint-Laurent.

Ainsi, exposées de manière immédiate et concrète à ce type de situations, les femmes tiennent souvent les rênes de luttes contre l’exploitation pétrolière en Amérique du Nord de même que contre les pratiques minières et l’accaparement des terres, notamment, en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. 

Que peut l’écoféminisme?

L’écoféminisme insiste sur la nécessité d’intégrer les perspectives féministes à la lutte écologiste, et vice-versa. Il permet l’articulation des luttes féministes avec les autres luttes sociales et l’intégration de la dimension écologique, qui constitue un levier supplémentaire pour réclamer une transformation radicale des valeurs de nos sociétés.

Au-delà du genre, l’écoféminisme doit reconnaître le changement climatique en tant que résultante des forces étroitement imbriquées que sont le colonialisme, le patriarcat et les politiques de développement sous le  néolibéralisme. Afin d’éviter de regrouper les femmes dans une catégorie unique en ignorant les différences existant entre elles, force est d’admettre que le colonialisme, sous ses différentes formes modernes,  est étroitement lié avec la destruction environnementale et limite la capacité de certaines femmes à faire entendre leurs voix. Un écoféminisme décolonial1 est donc nécessaire.

Les façons dont nos sociétés répondent aux enjeux des changements climatiques, par les décisions politiques, les actions collectives ou individuelles et la mise en œuvre de stratégies d’adaptation, doivent intégrer la dimension de genre afin d’être effectives, durables et pour éviter d’exacerber les inégalités de genre existantes.

Puisque les femmes, et notamment les femmes autochtones, ont un rôle crucial à jouer dans l’articulation de discours et de stratégies d’action alignées avec les objectifs climatiques, celles-ci devraient bénéficier d’une meilleure représentation à tous les niveaux décisionnels. Adopter une approche écoféministe dans la lutte contre les changements climatiques est crucial afin de faire de la défense de l’environnement une priorité et pour transformer le discours ambiant des sociétés en rapport aux changements climatiques. Comme l’indique Suzy Basile, première personne de la nation Atikamekw à obtenir un doctorat, les femmes autochtones « veulent être consultées, écoutées, entendues et participer activement aux prises de décisions portant sur le territoire et son développement. » (Basile, 2018)

Au Canada, il serait pertinent de soutenir le leadership des groupes de femmes et de femmes autochtones au travers de plans de financement climatique et d’assurer leur juste participation dans les instances décisionnelles tout comme lors de l’élaboration et la mise en œuvre de politiques. Il serait également pertinent d’intégrer une perspective de genre et une perspective intersectorielle dans toutes les politiques et tous programmes liés aux changements climatiques en y incluant lespréoccupations, les réalités et les expériences des femmes et des autres groupes sociaux marginalisés. Cette intégration peut être menée à travers la parité dans le nombre de sièges à tous les niveaux gouvernementaux, l’application d’une analyse différenciée selon les sexes dans la planification de politiques, mais aussi via des processus de consultation inclusifs impliquant pleinement ces groupes.

Un processus de décolonisation est un processus, théorique ou politique, permettant de contester les discours dominants sur l’histoire des communautés autochtones et les impacts de la colonisation et de l’assimilation culturelle, notamment (Smith, 1999).

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