Perspectives

Et si on cultivait notre (auto-)empathie pour nous adapter ?

Les solutions d’adaptation aux changements climatiques (CC) sont généralement infrastructurelles et basées sur l’ingénierie, l’économie ou la nature. On parle cependant rarement de la dimension humaine pour développer notre résilience face à l’accroissement des aléas causés par le dérèglement climatique.

«  Hier, j’étais intelligent et je voulais changer le monde.
Aujourd’hui, je suis sage et je me change moi-même  »

– Rumi, poète du 13e siècle

Pourtant, l’activation du facteur humain est essentielle pour soutenir l’adaptation aux CC et passe par la compréhension de nos mécanismes internes et souvent inconscients du changement de comportement face aux enjeux écologiques. Pour nous (re)lancer collectivement dans l’action, une avenue prometteuse à approfondir est une meilleure compréhension du rôle des émotions, des besoins fondamentaux et de l’empathie en communi-cation climatique. Faire preuve d’empathie envers les autres (empathie), dont les plus climatosceptiques, et envers soi-même (auto-empathie) est un passage nécessaire pour un réel changement vers un comportement pro-environnemental.

Le présent article souhaite clarifier les liens entre émotions, besoins, (auto-)empathie et résilience. Il cherche par ailleurs à expliquer comment une meilleure compréhension de ces interdépendances pourrait être un point de bascule favorable à notre action climatique individuelle et collective et à notre capacité à faire face aux futures perturbations climatiques et géopolitiques.

Comprendre le concept d’empathie

L’empathie soulève les passions dans le milieu universitaire. Les définitions et visions sont multiples et parfois contradictoires. Malgré la confusion que cela suscite, la plupart des spécialistes s’accordent sur l’idée que l’empathie serait un grand concept chapeautant deux principales composantes : l’empathie émotionnelle et l’empathie cognitive (Abramson et al., 2020).

L’empathie émotionnelle est l’habileté à ressentir une émotion similaire à l’autre. Elle peut cependant mener à une forme de détresse personnelle si on souffre pour l’autre, comme un enfant qui se met à pleurer lorsqu’il voit un ami triste. L’empathie cognitive est plutôt la capacité mentale à se mettre dans la peau de l’autre, de comprendre intellectuellement son état interne. C’est par exemple comprendre que la situation fait souffrir l’autre sans sentir soi-même cette souffrance.

Ces deux déclinaisons sont importantes à cultiver dans notre société, car le comportement empathique
et bienveillant observable serait une combinaison de ces deux aspects (Abramson et al., 2020). De plus,
des études récentes montrent que l’empathie émotionnelle et cognitive est une aptitude qui s’acquièrent avec la pratique (Abramson et al., 2020 ; Weisz et Zaki, 2018 ; Zaki, 2017). Ces données sont encourageantes et rassurantes pour notre humanité, car il existerait des chemins pour développer notre empathie.

Développer notre empathie en nous connectant à nos besoins

Si comprendre intellectuellement l’empathie est relativement simple, la mettre en pratique est l’histoire d’une vie. Il y a un engouement collectif pour la culture de l’empathie, ce qui a pour conséquence d’en faire un concept souvent galvaudé. Pour expliciter le concept, nous présentons une des visions de l’empathie basée sur une meilleure réponse aux émotions et aux besoins fondamentaux.

Un besoin fondamental est une abstraction qu’on ne peut pas faire, ni prendre, ni toucher, mais qui est essentielle pour nous assurer une bonne santé mentale (Rosenberg, 2015). Quant aux émotions, elles sont en réalité des sensations physiques qui ont pour rôle d’informer la personne à savoir si ses besoins fondamentaux sont satisfaits ou non. Les émotions sont le moyen que le corps a trouvé pour communiquer avec notre esprit (Greenberg, 2015).

Pour comprendre la vision de l’empathie basée sur les besoins fondamentaux, il faut plonger au cœur
de théories de quelques psychologues humanistes du 20e siècle. Le pionnier est Carl Rogers, un psychologue américain qui a bouleversé les grands courants thérapeutiques des années 1950 en mettant sur pied l’Approche centrée sur la personne. Sa théorie repose sur le principe que les besoins fondamentaux ne sont ni bons ni mauvais, qu’ils sont communs à tous les êtres humains et à la base du bien-être. Dans les années 1960, Marshall Rosenberg, un autre psychologue américain ayant suivi les traces de Rogers, a conçu une méthode simple — en théorie — et plus structurée appelée la communication non violente (CNV). Cette expression est souvent critiquée, alors il est commun pour la communauté praticienne de la renommer sous d’autres déclinaisons, telles que la communication consciente ou le dialogue authentique.

En CNV, être empathique, c’est aider l’autre à identifier ses émotions et ses besoins, alors que faire preuve d’auto-empathie consiste à comprendre nos propres émotions et besoins. La CNV a pour intention de nous maintenir dans une posture favorisant le lien à l’autre. Si nous appliquons la technique dans l’intention de manipuler l’autre ou d’avoir raison, nous ne pratiquons pas la CNV.

La mécanique de la CNV repose essentiellement sur un chemin Observations > Émotions > Besoins > Stratégie. Une observation repose sur une information objective que nous recevons de nos sens (vue, odorat, ouïe, toucher, goût). Cette observation peut faire jaillir des émotions : la joie, la tristesse, la peur, la colère, le dégoût ou la surprise. Pour rappel, ces émotions jouent un rôle de messager nous indiquant si nos besoins fondamentaux sont satisfaits ou non (Greenberg, 2015). Les besoins fondamentaux se regroupent selon quelques grandes catégories comme les besoins de survie, d’intégrité, d’autonomie, d’interdépendance, d’expression de soi et de célébration. Une stratégie est quant à elle le moyen choisi pour répondre à un/des besoins, mais est très souvent confondue avec le besoin (Rosenberg, 2005). Tout moyen qui repose sur un choix ou une action (achat de matériel, personne qu’on choisit de garder dans sa vie, etc.) est en fait une stratégie.

Par exemple, l’achat de vêtements (stratégie) répond à des besoins physiologiques de type survie (confort, protection, soin, etc.), mais peut aussi répondre à des besoins psychologiques d’autonomie (affirmation de soi, estime de soi, etc.), d’interdépendance (appartenance, acceptation, attention, etc.), d’expression de soi (créativité, nouveauté, récréation, etc.) et de célébration (beauté, plaisir, etc.).

La CNV est habituellement utilisée dans une communication bidirectionnelle (deux personnes), mais
certains de ses principes peuvent s’appliquer dans une démarche introspective ou même une communication unidirectionnelle (ex. : médias vers public cible, campagnes de sensibilisation grand public, etc.) (Williams et al., 2021). Par exemple, une campagne de sensibilisation environnementale sur les transports et la mobilité gagnerait en efficacité et en popularité si elle s’attardait à comprendre les besoins sous-jacents des usagers AVANT de proposer des solutions de rechange. Les risques d’outrepasser cette importante étape d’empathie pour se concentrer uniquement sur les solutions de rechange (stratégies de substitution) seront expliqués dans la prochaine section.

À ce jour, il existe un nombre restreint (mais croissant) d’études montrant les effets positifs des formations en CNV sur le développement de l’empathie et la gestion des émotions dans le domaine de la santé et du travail social, mais très peu dans le domaine de l’environnement et du climat (Kansky et Maassarani, 2022). Par ailleurs, autant que nous sachions, selon la littérature scientifique, il n’existe pas d’études faisant le lien entre la CNV et les formes d’empathie citées plus haut. Selon certains spécialistes de la CNV, cette approche pourrait être une combinaison de l’empathie émotionnelle et cognitive, mais cela reste à démontrer.

Il existe néanmoins une autre théorie très étudiée en psychologie, la théorie de l’autodétermination (TAD), qui rejoint plusieurs idées véhiculées par Rogers et Rosenberg (DeRobertis et Bland, 2018). Par exemple, la TAD intègre aussi la notion des besoins psychologiques et montre comment la réponse adéquate à ces besoins peut nous motiver à passer à l’action. Contrairement à la CNV, la TAD a l’avantage d’avoir de nombreuses données empiriques. Qui plus est, elle montre comment les personnes capables de satisfaire leurs besoins psychologiques sont plus en santé et ressentent un bien-être supérieur à la moyenne (Ryan et Deci, 2015). Néanmoins, les liens entre la TAD, les besoins et l’adaptation aux changements climatiques représentent un champ d’étude en soi que nous ne pourrons pas détailler ici.

En somme, les approches de Roger et Rosenberg nous montrent comment le milieu environnemental pourrait explorer deux nouvelles pistes pour (re)lancer l’engagement individuel et collectif envers l’action environnementale et climatique : premièrement, l’importance de reconnaître nos besoins et de les nourrir adéquatement et deuxièmement, départager ce qu’est un besoin d’une stratégie comme nouvelles pistes.
La prochaine section explique cette dernière avenue.

Départager nos besoins de nos stratégies pour y répondre

Pour une société plus résiliente au dérèglement climatique, qui prend soin de soi, de l’autre et de la nature, il est important de comprendre quels sont les choix ou actions répondant véritablement à nos besoins. Or, il y a une grande confusion collective entre les besoins et les stratégies. Par exemple, affirmer que j’ai besoin d’une voiture ou que j’ai besoin que les gens comprennent l’urgence climatique illustre cette confusion. Résultat ? On s’accroche à la stratégie, sans réaliser à quels besoins elle répond ou ne répond pas.

Reprenons un exemple simplifié relatif à l’achat de vêtements. Pour plusieurs, c’est un besoin inconscient de nouveauté qui les pousse à en acheter continuellement. Si ces personnes ne prennent pas le temps de reconnaître ce besoin, elles seront incapables de remplacer cette stratégie (l’achat de vêtements) par une stratégie pérenne plus alignée avec leur besoin de nouveauté ET leurs valeurs environnementales. Conséquence ? On risque de désencombrer sporadiquement sa garde-robe pour la faire déborder à nouveau quelques mois plus tard. Dans cet exemple précis, il existe plusieurs stratégies d’habillement qui répondent au besoin de nouveauté ET au besoin d’un environnement sain : on pourrait en échanger, souscrire à un service de location, en acheter frugalement seconde main ou remplir son besoin de nouveauté par un tout autre moyen que l’achat de vêtements.

En prenant le temps d’écouter les besoins de la population pour ensuite intégrer la différence entre besoins et stratégies dans ses initiatives, le milieu environnemental pourrait ainsi accompagner la société à voir les achats et possessions comme des stratégies et non des besoins. Pour y arriver, la première étape consiste à offrir au public cible de l’empathie en l’aidant à se connecter à ses besoins. Par exemple, quels besoins la population québécoise tente-t-elle de satisfaire avec la voiture ou la garde-robe débordante ? Selon le contexte, on peut ensuite suggérer une courte liste de stratégies de substitution plus écologiques alignées avec les besoins nommés. Cette courte liste est importante, car si on nomme une seule stratégie de substitution, cela pourrait causer la fermeture d’une certaine tranche du public, qui pourrait sentir que la stratégie de rechange proposée ne répond pas à ses besoins.

Certains pourraient même croire qu’on leur demande de faire le deuil de leurs besoins fondamentaux. Or, il est difficile pour l’humain de renoncer de façon continue à ses besoins sans compromettre son bien-être. C’est peut-être ce qui explique la forte réactivité de certains envers le discours écologique qui propose souvent des stratégies en outrepassant l’étape de connexion aux besoins.

En revanche, il est possible de faire le deuil d’une stratégie mal adaptée à soi, à l’autre ou aux écosystèmes pour la substituer par une stratégie plus cohérente avec ses valeurs écologiques.

Faire le deuil des stratégies mal adaptées pour nous adapter

Le concept du deuil n’est pas exclusif au décès d’une personne. Le dictionnaire Larousse le définit entre autres comme un «  processus psychique mis en œuvre par le sujet à la perte d’un objet d’amour externe  ».

Que ce soit le renoncement de s’acheter fréquemment de nouveaux vêtements ou de prendre la voiture pour aller au travail, cela génère un deuil plus ou moins intense pour la personne habituée à cette stratégie. Faire le deuil de nos stratégies mal adaptées pour les remplacer par des stratégies plus altruistes ou pro-environnementales sans compromettre nos propres besoins demande donc un effort conscient et non négligeable. Mais on peut espérer qu’à force de réaliser ce processus, nous accroîtrons intentionnellement notre résilience psychologique dans le temps, c’est-à-dire notre capacité à rebondir et à garder notre santé mentale malgré les perturbations et l’adversité (Moser, 2019).

Pour le milieu environnemental, cultiver notre empathie à l’autre a un énorme potentiel de contribuer à dépolariser la population et à pacifier le climat social pour mobiliser la masse critique requise afin que l’action climatique devienne la norme. Quant à la culture de notre auto-empathie, elle pourrait nous aider à mieux nous comprendre, afin de faire des choix conscients et cohérents qui répondent à nos besoins psychologiques fondamentaux ainsi qu’à notre besoin physiologique de vivre dans un environnement sain. Ces changements d’habitudes nécessiteront d’apprendre à traverser plus consciemment les processus inévitables de deuil qui développeraient ultimement, espérons-le, notre résilience psychologique, une aptitude indispensable pour nous adapter et faire face aux profonds bouleversements climatiques et géopolitiques à venir (Moser, 2019).

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