Pour la première fois, les changements climatiques pourraient enfin émerger comme un des enjeux des prochaines élections présidentielles américaines. Tour d’horizon de dynamiques profondes.
Prévoir la trajectoire des idées politiques et les résultats électoraux est devenu un exercice périlleux. Cela étant dit, l’évolution de l’opinion publique américaine, des changements profonds dans le secteur de l’énergie, l’arrivée massive de cohortes électorales porteuses d’idées nouvelles et l’entrée au congrès de de nouvelles figures aux idées progressistes décomplexées forcent aujourd’hui une reconfiguration du discours et des plateformes politiques. Faisons le pari que les élections présidentielles américaines de 2020 – et encore davantage celles qui suivront – pourraient marquer le début d’un grand dégel pour un ensemble d’idées comme les changements climatiques, l’assurance-maladie universelle et la lutte aux inégalités, des idées considérées comme tabou par la quasi-totalité de la classe politique américaine au cours des derniers cycles électoraux.
Une opinion publique en évolution rapide
Aux États-Unis, l’appartenance à une « famille » politique – Républicains ou Démocrates – constitue le principal clivage sur les questions climatiques. Ce clivage semble être le produit d’un travail de longue haleine orchestré par des forces politiques économiques et intellectuelles conservatrices, au point où s’opposer aux efforts de lutte contre les changements climatiques – y compris en nier l’existence – fait désormais parti du credo identitaire de la droite conservatrice américaine (voir, en particulier, Skocpol et Hertel-Fernandez, 2016)(1).
Cette situation cache une réalité souvent négligée : la moitié de l’électorat américain (47 %) se déclare indépendant et ne s’identifie ni au Parti républicain (27 %) ni au Parti démocrate (26 %) (Gallup, s.d.)(2). L’hostilité bruyante des ténors conservateurs à l’endroit de toute politique climatique fait ainsi oublier que les trois quarts de l’électorat ne s’y identifient pas. De plus, l’électorat républicain apparaît beaucoup plus divisé que l’on ne pourrait le penser. Prenons la juste mesure d’un certain nombre de données :
- Le climatoscepticisme n’est porté que par une infime minorité au sein de l’électorat. Les trois quarts des Américain.e.s adultes (73 %) croient qu’un réchauffement climatique est en cours (+10 % depuis mars 2015) et une majorité convaincante (62 %) en attribue la cause principale à l’activité humaine (+10 % depuis mars 2015). À l’inverse, seul.e.s 7 % des Américain.e.s se disent « extrêmement convaincu[.e]s » ou « très convaincu[.e]s » qu’aucun réchauffement n’est en cours (Leiserowitz et al., 2018)(3).
- L’importance (salience) des questions climatiques est en forte hausse. Quelque 69 % de l’électorat se dit « assez » (40 %) ou « très préoccupé » (29 %) par le réchauffement climatique, une hausse de 17 % depuis mars 2015 (Leiserowitz et al., 2018).
- Une bonne majorité d’Américain.e.s souhaite une plus grande implication de l’État. Quelque 62 % des électeur.rice.s estiment que le gouvernement américain n’en fait pas assez pour protéger l’environnement (+14 % depuis 2015), alors que 57 % affirment que la protection de l’environnement doit être une priorité, même au prix de limiter la croissance économique (35 % affirment au contraire que la croissance économique doit être priorisée, même au détriment de l’environnement) (Newport, 2018a)(4).
- Plus de la moitié des électeur.rice.s républicain.e.s (52 %) affirment qu’il existe des preuves solides que la planète se réchauffe. Bien que 59 % d’entre eux et elles souhaitent que la croissance économique prime, y compris au détriment de l’environnement, une bonne proportion des électeur.rice.s républicain.e.s semble accepter assez facilement une plus grande intervention de l’État en faveur de mesures environnementales : quelque 61 % favorisent l’adoption de normes environnementales plus strictes pour les entreprises et 57 % se montrent favorables à ce que le gouvernement appuie financièrement le développement des énergies alternatives (Newport, 2018a).
Bref, la fameuse « base » conservatrice américaine sur laquelle semble reposer les politiques anti-environnementales de l’administration Trump apparaît beaucoup moins importante et solide que ce que le niveau de vitriol et de décibels de nombreux.euses commentateur.rice.s politiques laisse entendre.
Les questions climatiques peuvent ainsi être de plus en plus considérées comme un courant dominant (mainstream) aux États-Unis. Cette évolution semble accompagner un autre « dégel » politique en faveur de mesures jugées « socialistes » ou faisant appel à davantage d’intervention de la part de l’État. De manière générale, le « socialisme » est perçu positivement aujourd’hui par 37 % des électeur.rice.s américain.e.s et par 47 % des électeur.rice.s démocrates. Signe de renouvellement des attitudes politiques peut-être, plus de la moitié des électeur.rice.s de 18 à 29 ans (51 %) ont aujourd’hui une vision favorable du « socialisme » (Newport, 2018b)(5).
Un nouveau paysage économique, technologique et environnemental
Le secteur de l’énergie aux États-Unis est en profonde transition, ce qui brouille les repères hérités des dernières décennies. Le parti pris idéologique de l’administration Trump en faveur d’une industrie du charbon en plein effondrement se montre impuissant à contenir la transition vers les énergies renouvelables, le stockage de l’énergie, la production décentralisée d’électricité et le développement de véhicules électriques. Le territoire américain, toute allégeance partisane confondue, se couvre de panneaux solaires et de parcs éoliens, alors que ferment une à une les vieilles centrales au charbon. Aux côtés de secteurs pétrolier et gazier encore très robustes, des centaines de milliers d’emplois sont aujourd’hui créés dans les nouvelles technologies énergétiques et environnementales, dans les grandes villes libérales de la Côte Ouest comme de la Côte Est, tout comme dans les villes-centres du Midwest.
En 2019, 66 % de la nouvelle capacité de production d’électricité proviendra de l’énergie éolienne (46 %), du solaire (18 %) et d’autres sources d’énergie alternatives (2 %). Seul le tiers de cette nouvelle énergie proviendra du gaz naturel (34 %) (U.S. Energy Information Agency, 2019a)(6). Le charbon, pendant des décennies la première source de production d’électricité, est en chute libre : de 45 % en 2010, la part du charbon en représentera moins du quart (22 %) en 2020, à égalité avec l’ensemble des énergies renouvelables (20 %), en forte progression (U.S. Energy Information Agency, 2019b)(7). La Figure 1 montre l’évolution du système de production énergétique américain.
Les marchés financiers canalisent des centaines de milliards de dollars chaque année dans le développement des énergies renouvelables, dont les rendements boursiers dépassent largement ceux du secteur des énergies fossiles depuis 2017, un an après l’entrée en fonction de l’administration Trump (Winkler, 2019)(8). Les marchés ne semblent avoir fait que peu de cas des nombreuses mesures fédérales mises en place pour tenter de relancer les secteurs pétrolier et charbonnier.
Les analystes notent que la transition actuelle est encouragée par le développement de politiques publiques – notamment au niveau des États américains, mais également du gouvernement fédéral américain ; les décisions d’affaires du secteur public et privé, stimulées par la forte chute des prix des énergies renouvelables ; et le développement de nouvelles technologies, notamment dans les batteries et dans le stockage de l’énergie. On note également que, pour la seule année 2019, les politiques d’achat préférentiel des grandes entreprises – Facebook, Microsoft, AT&T, etc. – représentaient 6,43 GW de production d’énergies renouvelables, soit plus du quart des nouvelles capacités de production d’électricité prévue en 2019 (Motyka, 2018)(9)
Les opportunités de carrière pour les jeunes américain.e.s se multiplient dans les domaines des services d’efficacité énergétique (notamment dans le secteur de la construction), de l’éolien et des technologies énergétiques émergentes. On ne compte plus aujourd’hui que moins de 200,000 emplois dans l’industrie du charbon, alors que le secteur des véhicules électriques, hybrides ou à l’hydrogène en compte plus de 250,000. Plus de 240,000 Américain.e.s travaillent à temps plein dans des entreprises du secteur de l’énergie solaire (et 93,000 à temps partiel), auxquel.le.s on peut ajouter 110,000 œuvrant dans le secteur éolien (National Association of State Energy Officials, and Energy Futures Initiative, 2019)(10). Ces centaines de milliers d’Américain.e.s, réparti.e.s largement sur le territoire, représentent des segments d’électeur.rice.s pour lesquels la transition énergétique prend un visage très concret. Leurs représentant.e.s politiques, républicain.e.s comme démocrates, doivent aujourd’hui en tenir compte dans les discours qu’ils et elles tiennent et dans les politiques publiques qu’ils et elles soutiennent.
Une nouvelle donne énergétique s’est mise en place aux États-Unis, renforcée par des tendances lourdes qui sont là pour rester. Le discours anti-environnemental, méprisant envers les énergies renouvelables et ignorant des enjeux climatiques de l’administration américaine, apparaît de plus en plus déconnecté de la réalité, d’autant plus que se multiplient les impacts des changements climatiques sur le territoire.
Des changements climatiques aux impacts de plus en plus ressentis
Un des obstacles à la mobilisation du public sur les questions climatiques provient, dit-on, de notre incapacité à nous préoccuper de changements qui s’opèrent loin de nous, qui affectent des personnes ne faisant pas partie d’un de nos groupes d’appartenance ou qui surviendront plus tard dans le temps (American Psychological Association, 2009)(11). Mais il semble bien que la multiplication d’événements météorologiques extrêmes, associés de plus en plus directement aux changements climatiques, contribue à un profond changement de perception au sein de l’électorat américain.
Ainsi, près de 50 % des Américain.e.s affirment aujourd’hui avoir personnellement fait l’expérience du réchauffement climatique, une hausse surprenante de 15 points entre mars 2015 et décembre 2018. Une même proportion indique croire que les États-Unis subissent « aujourd’hui » les impacts du réchauffement climatique (Leiserowitz et al., 2018). L’augmentation du nombre de « désastres climatiques et météorologiques » – cyclones et tempêtes tropicales, sécheresses et feux de forêt – y est sans doute pour quelque chose. La National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) du gouvernement américain note une augmentation du nombre de catastrophes climatiques ayant entraîné des coûts de plus de 1 milliard de dollars, la période 2016-2018 dépassant du double les moyennes annuelles de long terme. Pour la seule année 2018, le territoire américain a subi 14 de ces catastrophes, dont des feux de forêt catastrophiques en Californie et dans le Pacific Northwest, de même que des ouragans dévastateurs ayant frappé notamment les côtes des Carolines (Smith, 2019)(12).
Le tout récent Rapport d’évaluation national sur le climat (National Climate Assessment), produit du travail de centaines d’expert.e.s, d’agences et de départements du gouvernement fédéral américain, confirme ces tendances et prévient les Américain.e.s de l’accélération de ces impacts. Ce rapport fut rejeté avec un certain mépris par le président Trump, qui a simplement indiqué « ne pas croire à ses conclusions », ainsi que par de nombreux.euses politicien.ne.s et commentateur.rice.s républicain.e.s1.
Élections 2020, le début d’un grand dégel pour les changements climatiques ?
L’électorat évolue sur les questions climatiques et une grande transition énergétique est en cours aux États-Unis. Est-ce à dire que, pour la première fois de l’histoire, les changements climatiques seront l’un des enjeux centraux des élections de 2020 ?2 Possible, mais pas gagné. Au moins deux scénarios pourraient nuire à l’émergence des changements climatiques comme un des enjeux électoraux de cette campagne auprès d’un nombre important d’électeur.rice.s : l’apparition d’un sujet polarisant sur lequel se joueraient les élections de 2020 et les résultats du conflit entre l’aile réformiste et l’aile conservatrice du Parti Démocrate.
Trump, « Me Politics » et le contrôle de l’agenda
Il est difficile de prévoir ce qui constituera « la question de l’urne » à plus d’un an d’une élection. Risquons tout de même brièvement deux observations, fondées sur la personnalité polarisante et surdimensionnée du président américain.
Les élections de 2020 seront sans doute en bonne partie un référendum sur la personne même de Donald Trump, dont la popularité auprès d’un bloc solide de 40-44 % des électeur.rice.s américain.e.s se maintient beau temps, mauvais temps (voir, entre autres, FiveThirtyEight, s.d.)(13). La popularité relative du président influencera grandement le positionnement des candidat.e.s se présentant aussi devant l’électorat. Ainsi, un référendum sur la personne de Donald Trump pourrait également en être un pour des centaines de candidat.e.s aux élections de 2020 associé.e.s ou adversaires du président.
De même, l’incroyable capacité de Donald Trump à contrôler l’agenda et à entraîner le système politique dans son orbite lui confère la possibilité de structurer les élections de 2020 autour d’un enjeu polarisant de son choix. Une guerre – ou des rumeurs de guerre ; une nouvelle menace d’invasion de migrant.e.s aux frontières ; la désignation de boucs émissaires ; ou même la récupération politique d’un attentat peuvent constituer un « enjeu de l’urne » qui fouettera ses partisan.e.s et les amènera à aller voter. Ainsi, dans un tel contexte, les changements climatiques, même portés par une portion importante d’électeur.rice.s, pourraient être relégués en arrière-plan.
Le Green New Deal, au cœur du combat pour l’âme du Parti Démocrate ?
Si le Parti Républicain est solidement devenu aujourd’hui le Parti de Donald Trump, le Parti Démocrate semble aux prises avec des questions tant existentielles que stratégiques qui compromettent son unité. Une aile « réformiste », en forte montée, met de l’avant la lutte aux inégalités socio-économiques, la réforme en profondeur du système de santé et la lutte aux changements climatiques. L’aile « centriste », en contrôle du Parti depuis des décennies, est davantage caractérisée par son appui à des changements politiques incrémentaux, de crainte de pousser des électeur.rice.s plus frileux.euses dans les bras du Parti Républicain. Les élections présidentielles de 2016 ont été le théâtre de la lutte entre ces deux camps, les centristes mené.e.s par Hillary Clinton ayant défait, puis étouffé, l’élan donné à l’aile réformiste par Bernie Sanders.
Les élections de 2020 se présentent à nouveau comme une lutte à finir entre les deux ailes, le degré d’importance à accorder aux changements climatiques – et notamment l’idée d’un Green New Deal – constituant en quelque sorte un test séparant les candidat.e.s à l’investiture démocrate. Poussé par une nouvelle vague de parlementaires réformistes, le Green New Deal vise à entraîner les États-Unis dans une rapide transition énergétique et climatique juste et équitable sur le plan social et économique. On y retrouve à la fois des objectifs de décarbonisation de l’économie et des engagements en faveur de garanties d’emplois et de couverture médicale pour tous et toutes (United States Congress, 2019)(14). Si la plupart des candidat.e.s à l’investiture démocrate soutiennent le Green New Deal, l’adhésion est beaucoup plus mitigée de la part du candidat officiel de l’aile centriste, Joe Biden, qui cherche à séduire un électorat plus conservateur autour de politiques modérées.
Sur le plan stratégique, le choix entre les deux ailes n’est pas évident. D’un côté, la plupart des gains démocrates aux élections de mi-mandat de novembre 2018 auraient été acquis auprès d’électeur.rice.s républicain.e.s modéré.e.s ayant voté pour Donald Trump en 2016. Cet électorat pourrait être facilement effarouché par un virage trop à gauche du Parti Démocrate (Dionne, 2019)(15). Plusieurs analystes font néanmoins valoir que la montée en puissance des idées réformistes est de nature à galvaniser une nouvelle génération d’électeur.rice.s et les amener aux urnes en nombre record. Ces dernier.ère.s n’ont pas tort : aux élections de mi-mandat de novembre 2018, le taux de participation des 18-29 ans est passé de 20 % (2014) à 36 %. En 2020, les Milléniaux et les GenZ (18-29 ans) représenteront plus du tiers de l’électorat (Misra, 2019)(16), et leurs positions sur les enjeux climatiques sont les plus affirmées. Sondé.e.s en 2015, 32 % des 18-29 ans se disaient en accord avec l’idée que « le gouvernement doit en faire plus sur les changements climatiques, même au détriment de la croissance économique » contre 23 % se disant en désaccord. Au printemps 2019, ces chiffres étaient passés respectivement à 46 % et 16 % (Harvard Kennedy School, Institute of Politics, 2019)(17).
Vu de cette façon, les Démocrates semblent devoir faire face à des choix déchirants : viser le centre pour conserver des électeur.rice.s modéré.e.s, ou proposer des changements radicaux susceptibles d’enthousiasmer de nouveaux électeur.rice.s et les pousser jusqu’aux urnes. Une autre option consisterait à trouver le moyen de faire tenir les différentes ailes ensemble sous un même grand chapiteau. L’avenir des changements climatiques comme enjeu électoral pourrait ainsi reposer sur les résultats des luttes intestines au sein du Parti Démocrate.
Conclusion
L’hostilité de l’administration Trump envers les questions climatiques semble de plus en plus en porte-à-faux avec l’évolution rapide des préoccupations des électeur.rice.s et des transformations du système énergétique américain. La fameuse « base » à laquelle semble destiné ce positionnement politique apparaît de moins en moins représentative d’un électorat américain en grande mutation.
Les élections de 2020 verront un renouvellement d’une partie de la classe politique américaine, à tous les niveaux de gouvernance. Une partie de ce renouvellement amènera à l’avant-scène une série d’idées fortes, dont la lutte aux changements climatiques, associée à gauche depuis des décennies et considérée comme politiquement tabou.
Faisons
le pari que les changements climatiques, pour la première fois de l’histoire
politique des États-Unis, émergeront enfin comme enjeux structurants des
politiques publiques et des préoccupations des électeur.rice.s. Il serait plus
que temps.
Le président gazouille régulièrement sur les changements climatiques, notamment pour se moquer de ceux et celles qui s’en préoccupent : Tweeter, Feb 10, 2019 05:04:48 PM – Well, it happened again. Amy Klobuchar announced that she is running for President, talking proudly of fighting global warming while standing in a virtual blizzard of snow, ice and freezing temperatures. Bad timing. By the end of her speech she looked like a Snowman(woman)!
En plus de l’élection du président, 2020 est également une année électorale pour le tiers des sénateur.rice.s, la totalité des 435 représentant.e.s au Congrès et 11 gouverneur.e.s, sans compter les élections dans les États de l’Union.