Le lac Saint-Pierre est le dernier élargissement majeur du fleuve Saint-Laurent avant l’estuaire. Avec une longueur de près de 30 km, une largeur de 13 km et une profondeur moyenne de 3 m, il constitue la plus grande plaine inondable d’eau douce du Québec (MDDEFP, 2013)(1). L’écosystème unique de ce lac est caractérisé par une grande diversité de milieux humides qui servent d’habitat pour un grand nombre d’espèces fauniques et floristiques. Le lac Saint-Pierre a été désigné site Ramsar en 19981, et a été déclaré réserve de la biosphère en 2000 par l’UNESCO.
Bien que plusieurs programmes gouvernementaux aient été mis en place au cours des dernières décennies, l’intégrité de l’écosystème du lac Saint-Pierre a été profondément affectée par les activités humaines dans les bassins versants de ses affluents et sa plaine inondable, entraînant ainsi des pertes d’habitat pour la faune et la flore (MDDEFP, 2013). Les changements climatiques ont le potentiel d’entraîner des modifications importantes du régime hydrologique du lac, avec, entre autres, des crues qui seront probablement moins élevées ou plus précoces et des étiages plus sévères (Huard, 2015)(2). Ces situations risquent de rendre les efforts d’amélioration de la qualité de l’eau et des habitats naturels du lac Saint-Pierre encore plus difficiles.
Nous résumons dans cet article les principaux résultats d’un projet de recherche (He, Dupras et Poder, 2016)(3) dont les objectifs sont d’évaluer les coûts potentiels des changements climatiques sur les services écosystémiques du lac Saint-Pierre. Nous nous intéressons notamment aux avantages des différentes stratégies d’adaptation relativement à la préservation de ces services à travers une série de méthodes pouvant couvrir à la fois les valeurs d’usage et de non-usage des services écosystémiques du lac Saint-Pierre. En fournissant de nouvelles évaluations, la plupart pour des services écosystémiques non marchands, nous visons à faciliter la prise de décision tant publique que privée pour l’adaptation aux changements climatiques. Ce projet de recherche vise donc ultimement à aider diverses parties prenantes à prendre en compte les impacts des changements climatiques dans leurs décisions et à mettre en place des stratégies d’adaptation et de mitigation pour préserver l’intégrité des services écosystémiques produits par le lac Saint-Pierre.
Valeur des services écosystémiques et méthodes d’évaluation non-marchande
Costanza et al. (1998)(4) définissent les services écosystémiques comme étant les conditions et les processus par lesquels les écosystèmes naturels et les espèces qui les composent rendent possibles la vie humaine et son émancipation. Pour inclure à la fois les avantages tangibles et intangibles des services écosystémiques, nous adoptons la notion de valeur économique totale qui chapeaute l’ensemble des valeurs issues de la nature (Millenium Ecosystem Assessment, 2005)(5). La valeur économique totale inclut la valeur d’usage directe, la valeur d’usage indirecte et la valeur de non-usage. La valeur d’usage directe représente la valeur traditionnellement véhiculée sur les marchés économiques (bois d’œuvre, biens alimentaires, produits forestiers, etc.). La valeur d’usage indirecte représente la valeur générée par la nature qui affecte le bien-être humain, mais qui n’est pas véhiculée sur les marchés traditionnels, comme la régulation du climat, les habitats pour la faune et les fonctions esthétiques ou spirituelles qui contribuent à l’utilité de l’usager.ère. Les valeurs de non-usage mesurent les satisfactions qu’un individu peut obtenir grâce au simple maintien d’un service écosystémique sans l’intention de l’utiliser un jour. Nous distinguons souvent ici la valeur d’existence et la valeur d’héritage.
Nous évaluons les variations de la valeur économique des services écosystémiques du lac Saint-Pierre sous les impacts des changements climatiques via deux différentes méthodes. Tout d’abord, la méthode de coût de voyage, qui évalue les services écosystémiques associés aux activités récréotouristiques, et la méthode des choix de multi-attributs, qui mesure la valeur totale des services écosystémiques du lac Saint-Pierre pour la population générale du Québec. Les deux méthodes se basent sur la théorie économique, laquelle modélise la prise de décision des individus selon les variations de leur bien-être dues aux changements des conditions environnementales.
Les deux méthodes reposent sur la réalisation d’un sondage en ligne en 2015 auprès de la population québécoise de 18 ans et plus2. Le recrutement des répondant.e.s a été confié aux deux firmes d’enquête en ligne Survey Sampling International et Research Now, qui possèdent chacune un panel de répondant.e.s québécois.e.s internautes de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le questionnaire contient trois parties : la première comporte des questions sur les connaissances et la sensibilité des répondant.e.s aux problèmes environnementaux du lac Saint-Pierre. C’est aussi dans cette partie que nous avons posé des questions sur les activités récréotouristiques que les répondant.e.s exercent sur le lac. La seconde partie constitue le cœur de l’enquête et renferme une série de questions sur les variations potentielles des activités des répondant.e.s sur le lac dues aux changements hypothétiques de la qualité des services écosystémiques sous les effets des changements climatiques. La troisième partie de notre questionnaire comporte une série de questions visant à identifier les caractéristiques socioéconomiques de chaque répondant.e. La construction du questionnaire est le fruit de notre groupe de travail multidisciplinaire constitué de biologistes, d’écologistes, de géographes, d’hydrologues, d’économistes et de gestionnaires des ministères concernés.
Coût de voyage
L’étape centrale de cette méthode consiste à estimer une fonction pour expliquer comment le nombre de visites d’un individu i (Vit) est influencé par les coûts de déplacement pour une visite Ci, ses caractéristiques sociodémographiques Zi et la qualité du lac Qt (t=1/0, dont 0 signifie le statu quo et 1 la situation sans intervention). Pour ce faire, nous utilisons les informations collectées auprès des 155 répondant.e.s qui ont effectué au moins une visite au lac Saint-Pierre pendant les derniers 12 mois et qui ont prédit le nombre de leurs visites futures si la qualité du lac se détériore sous les effets des changements climatiques (C.f. Tableau 1 pour les descriptions des conditions du lac sous les effets des changements climatiques et les comparaisons par rapport au statu quo, fruits de discussions de notre panel d’expert.e.s).
Notre estimation statistique basée sur les réponses de ces 155 visiteur.euse.s démontre que la détérioration du lac Saint-Pierre causée par les changements climatiques entraînera une réduction du nombre de visites en moyenne de 4,54 fois à 2,43 fois par année.
En décrivant la fonction de la demande, c’est-à-dire la relation entre le nombre de visites (Vit) et le coût de voyage (Ci) dans le graphique 1, nous constatons que pour un individu dont le profil sociodémographique est de Zi, toutes choses étant égales par ailleurs, lorsque la qualité du lac Saint-Pierre se détériore sous les impacts des changements climatiques, la fonction de la demande Vi0 se déplace vers la gauche de Vi1. Si le coût de voyage pour chaque visite est de Ci, tel qu’illustré dans la Figure 1, nous pouvons ainsi obtenir le rectangle vert qui mesure la perte de revenus touristiques due à la réduction de nombre de visites de même que la surface bleue Ai, qui représente la perte de satisfaction des visiteur.euse.s due à la réduction de la qualité du lac Saint-Pierre sous les effets des changements climatiques. Étant donné que dans notre échantillon, 155 répondant.e.s, soit 7 % des 2099 personnes ayant complété le questionnaire, ont visité le lac Saint-Pierre, nous supposons que 7 % de la population du Québec visitent ce dernier. L’extrapolation des résultats du niveau individuel à l’échelle de la population donne une estimation de la perte qui équivaut à une diminution de revenus touristiques de 100M$/an et une baisse de satisfaction des visiteur.euse.s de 232M$/an.
Choix de multi-attributs
La méthode de coût de voyage estime seulement la valeur d’usage du lac Saint-Pierre pour les visiteur.euse.s. La méthode des choix de multi-attributs, pour sa part, permet d’estimer toutes les composantes de la valeur économique totale, y compris les valeurs d’usage indirecte (passives) et les valeurs de non-usage. Dans cette partie de l’étude, nous nous focalisons sur la population générale du Québec. Il faut bien voir, en effet, qu’en plus des valeurs d’usage associées aux activités récréotouristiques, le lac Saint-Pierre fournit également d’autres services écosystémiques à la population plus élargie, tels que la régulation du climat ainsi que les composants des valeurs de non-usage (valeur d’existence, valeur d’héritage).
La méthode des choix de multi-attributs vise à présenter plusieurs scénarios hypothétiques caractérisés par une variation indépendante des attributs (p. ex. habitat des poissons et condition des rives, etc.) et de leurs niveaux (p. ex. mauvaise, moyenne ou bonne) aux répondant.e.s (visiteur.euse.s ou non). Chaque scénario hypothétique interventionniste propose des améliorations dans les attributs, mais exige certains montants de paiement obligatoire (taxe provinciale dans cette étude). En fonction de ces propositions, les répondant.e.s choisissent le scénario préféré, en comparant les améliorations proposées par rapport au coût à payer. La méthode des choix de multi-attributs vise à modéliser les choix des répondant.e.s pour déterminer la façon dont un individu évalue l’importance de chacun de ces attributs et de leurs niveaux. Cette méthode nous permet ainsi de hiérarchiser et de quantifier chacun des attributs de façon indépendante (Dupras, Revéret et He, 2013)(6). Le Tableau 3 illustre une carte de choix que nous avons utilisée dans notre questionnaire.
Au total, 1 058 individus de 18 ans et plus ont répondu aux questions basées sur les cartes de choix. En nous basant sur leurs réponses, nous estimons la probabilité pour un scénario alternatif d’être sélectionné par un individu en fonction de ses caractéristiques socioéconomiques, des niveaux des attributs et du coût associé. Une fois les paramètres estimés, il nous sera possible de déduire la volonté à payer pour chaque attribut étudié.
Par la suite, nous extrapolons nos résultats pour calculer la valeur totale des services écosystémiques du lac Saint-Pierre pour la population du Québec, puis nous les rapportons dans le Tableau 2. Comme nous pouvons le constater, la population du Québec semble prioriser davantage la qualité de l’eau, la qualité de l’habitat pour les poissons et le statut de l’UNESCO et de Ramsar du site, peu importe si elle est utilisatrice ou non du lac. En additionnant les composants statistiquement significatifs, nous obtenons une valeur totale des services écosystémiques du lac Saint-Pierre de 2990M$ par an, soit environ 88 % de la valeur totale des services écologiques du lac.
Malgré l’intérêt croissant qu’ils suscitent, les instruments intégrant la notion de la valeur des services écosystémiques, tels que les paiements pour services écosystémiques, sont encore loin d’être les stratégies politiques dominantes dans la conservation de la biodiversité et la protection du milieu. Au Québec, l’utilisation de politiques publiques économiques basées sur les redevances pour services écosystémiques en est encore à ses premiers balbutiements (voir la revue de Dupras et Klein, 2015)(7). Les résultats rapportés dans ce projet démontrent l’importance d’agir aux menaces des changements climatiques, non seulement pour les utilisateur.rice.s direct.e.s du lac, mais encore plus pour les non-utilisateur.rice.s, qui représentent plus de 92 % de la population du Québec et plus de 88 % de la valeur totale (usage et non-usage) des services écosystémiques du lac Saint-Pierre. Ces informations peuvent également être interprétées comme des avantages potentiels si des stratégies d’adaptation étaient mises en place dans le but de faciliter la prise de décision dans l’adoption de mesures d’adaptation aux changements climatiques.
La hiérarchisation des services écosystémiques que nous avons trouvée avec la méthode des choix de multi-attributs est globalement représentative de la littérature similaire sur le sujet (voir Hall, Stuntz et Schweiger, 2004 et la méta-analyse réalisée par He et al., 2015)(8). Les valeurs de non-usage trouvées pour le lac Saint-Pierre sont relativement élevées, un ménage étant prêt à payer plus de 800 $/an pour une amélioration type de ce lac. Un chiffre aussi grand présente possiblement un biais de double comptage ou des problèmes de chevauchement entre les attributs. Toutefois, ces chiffres ne sont pas très différents des résultats obtenus par d’autres exercices de volonté à payer menés au Québec pour des objets relativement similaires. Par exemple, He et al. (2016) rapportent que les ménages québécois sont prêts à payer entre 468 et 527 $/an pour doubler la superficie des milieux humides du Sud du Québec en 2013. De même, au Manitoba, l’amélioration de la qualité de l’eau, de la biodiversité et de deux autres services écosystémiques des milieux humides a généré une volonté à payer de 319 à 352 $ (dollars de 2013) (Pattison, Boxall et Adamowicz, 2011)(10).
La Convention de Ramsar, aussi appelée Convention sur les zones humides, est un traité intergouvernemental qui sert de cadre à l’action nationale et à la coopération internationale pour la conservation et l’utilisation rationnelle des zones humides et de leurs ressources.
Soulignons un enjeu méthodologique en lien avec l’échantillonnage. Bien que l’enquête en ligne soit aujourd’hui considérée comme le mode d’enquête le plus économique, efficace et populaire pour des études similaires, nous avons rencontré des difficultés dans le contrôle de qualité des réponses obtenues. Cet élément peut potentiellement affecter l’efficacité de l’extrapolation de nos résultats issus de l’échantillon à la population générale. Nous appelons ainsi à des précautions dans l’interprétation des résultats en raison des potentielles limites et biais des méthodes utilisées, ces dernières se basant toutes sur des scénarios hypothétiques.