La ressource en eau souterraine et la gestion durable
L’eau souterraine représente la principale source d’eau potable en région rurale au Québec (Groupe Agéco, 2019). Elle est également exploitée pour l’industrie et l’agriculture. Afin d’éviter une surexploitation de cette ressource, il est nécessaire de connaître la recharge de l’eau souterraine, qui correspond au taux de renouvellement des nappes, ainsi que les volumes exploités (pompage) sur l’ensemble du territoire.
Une surexploitation (plus de prélèvement que de recharge) entraînerait une baisse du niveau des nappes, l’assèchement de certains puits et une réduction des apports d’eau souterraine aux cours d’eau, aux milieux humides et aux lacs. En plus du suivi des volumes exploités, la gestion à long terme de la ressource en eau souterraine nécessite une estimation réaliste de la recharge actuelle et future. Le but de cette étude est de simuler la recharge future en appliquant les conditions possibles de changements climatiques et d’améliorer la compréhension des impacts susceptibles d’affecter la dynamique annuelle et saisonnière de la recharge.
La recharge des eaux souterraines
Lors d’un événement de pluie ou de fonte de la neige, une partie de l’eau ruisselle à la surface par gravité jusqu’au réseau hydrographique (ruissellement de surface) (Figure 1). Une autre partie de l’eau est évaporée depuis les sols nus ou les surfaces d’eau libre telles que les marais, marécages, étangs, rivières, lacs ou directement depuis l’eau interceptée par la végétation (évaporation). Le reste de l’eau s’infiltre depuis la surface du sol et y circule principalement verticalement dans la zone non saturée où elle peut être prélevée par les plantes via leur réseau racinaire puis transpirée (transpiration). Évaporation et transpiration sont souvent estimées ensemble (évapotranspiration). Enfin, l’eau qui arrive à la base de la zone racinaire est considérée comme de la recharge potentielle. Celle-ci peut circuler peu profondément sous la surface, rejoindre les dépressions voisines et alimenter les milieux humides, cours d’eau et lacs (ruissellement de subsurface). Elle peut également percoler jusqu’à la nappe d’eau souterraine et représente alors le taux de renouvellement de l’eau souterraine (recharge réelle). La recharge rejoint éventuellement les réservoirs de surface (milieux humides, cours d’eau et lacs), après un parcours souterrain (écoulement en nappe). L’écoulement de l’eau souterraine peut ainsi rallonger le décalage entre un évènement de pluie ou la fonte de la neige et l’arrivée dans les eaux superficielles de quelques jours à quelques millénaires (Saby et al. 2016).
Pendant l’hiver, les précipitations sont stockées sous forme de neige. Pendant l’été, la plus grande partie des précipitations est consommée par l’évapotranspiration et peu d’eau est disponible pour alimenter les milieux humides, cours d’eau et lacs. Dans les rivières, l’eau qui s’écoule provient alors principalement de l’émergence de l’eau souterraine, procurant ainsi de l’eau pour différents usages, incluant le maintien des écosystèmes (Rivera, 2014). Cet apport d’eau souterraine aux cours d’eau, aussi nommé « débit de base », est présent toute l’année, mais est surtout visible en périodes de basses eaux hivernales et estivales. Le débit de base estimé en rivière est généralement considéré comme étant égal à la recharge sur le bassin versant. La recharge de l’eau souterraine est donc un paramètre clé qui doit être quantifié pour comprendre la dynamique hydrologique des cours d’eau.
Les spécificités du Québec méridional
La région à l’étude est comprise entre le fleuve Saint-Laurent au nord, la frontière Québec – États-Unis au sud, la frontière Québec – Ontario à l’ouest et la ville de Québec à l’est (superficie totale : 35 800 km2) (Figure 2). Elle est composée de huit bassins versants affluents du Saint-Laurent, dont trois partiellement compris aux États-Unis.
La température annuelle moyenne diminue de l’ouest vers l’est, de 6.5 °C (BV1) à 3.9 °C (BV8) et les mois de décembre à mars ont une température moyenne inférieure à 0 °C (mois froids). Les précipitations annuelles sont de 1 085 mm/an, incluant environ 275 cm de neige pendant les mois froids. Jusqu’à présent, 41 % des précipitations annuelles ruissellent (445 mm/an), 47 % sont évapotranspirées (500 mm/an) et 12 % participent à la recharge (140 mm/an) (Dubois et al., 2021a).
La saisonnalité de la recharge est influencée par la température moyenne des bassins versants. Une température plus élevée favorise l’activité végétale, ce qui se traduit par une évapotranspiration plus importante et donc une recharge plus faible. Ainsi, le refroidissement des températures de l’ouest vers l’est réduit l’évapotranspiration et produit des taux de recharge croissants (Dubois et al., 2021a). Environ 75 % de la recharge annuelle a lieu au printemps (fonte printanière) et à l’hiver (écoulement de l’eau stockée dans le sol à la fin de l’automne et fonte hivernale). La recharge est faible durant l’été en raison de taux d’évapotranspiration élevés et augmente inversement à la diminution de l’activité végétale durant l’automne.
Simulation de la recharge
Dans le sud du Québec, la recharge se produit de façon généralisée sur l’ensemble du territoire. Il n’est donc pas possible de la mesurer directement à cette échelle. L’estimation spatio-temporelle de la recharge se fait donc par modélisation numérique, une approche qui permet de simuler mathématiquement l’ensemble des processus responsables de la recharge (Scanlon, Healy et Cook, 2002).
Le modèle HydroBudget développé par Dubois et al (2021a) permet de simuler la recharge spatio-temporelle spécialement pour les climats froids et humides et à l’échelle régionale (plusieurs dizaines de milliers de km2). Il reproduit les débits des rivières et les débits de base des rivières qui sont considérés représentatifs de la recharge (Figure 3). Les débits des rivières sont mesurés en certains points le long des cours d’eau par des stations de jaugeage (Figure 2) et les débits de base sont estimés à l’aide de filtres mathématiques appliqués sur les chroniques de débits de cours d’eau.
Une fois le modèle construit, les données d’entrée pour la simulation de la recharge, du ruissellement et de l’évapotranspiration sont les chroniques de précipitations et de températures journalières (Dubois et al., 2021a). Les précipitations sont partagées entre le ruissellement de surface, l’évapotranspiration et la recharge. Les températures sont utilisées pour déterminer le potentiel d’évapotranspiration, la forme des précipitations (pluie ou neige), la fonte du stock de neige et le gel du sol.
Conditions climatiques futures
Scénarios climatiques
Les conditions climatiques futures sont simulées en utilisant des scénarios climatiques. Ce sont des chroniques de l’évolution possible des précipitations et de la température en fonction de l’évolution de la concentration de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. Les projections de concentration de GES considèrent des scénarios avec des hautes et faibles intensités de rejets de GES dans le futur, qui entraînent l’évolution des températures et précipitations. Dans la présente étude, la période 1981-2010 représente la période de référence à laquelle les conditions futures sont comparées. Les périodes 2041-2070 et 2071-2100 ont été choisies pour représenter l’évolution à moyen et à long terme du climat et de la recharge.
Changements attendus dans le sud du Québec
Pour simuler la recharge future en contexte de changements climatiques, il est nécessaire d’utiliser plusieurs scénarios climatiques afin de considérer plusieurs conditions futures possibles équiprobables (également probables). Dans cette étude, les 12 scénarios climatiques utilisés montrent un réchauffement entre +0.8 °C et +5 °C et des précipitations qui varient entre des conditions stables et une augmentation de +200 mm/an entre 1981-2010 et 2041-2070 (Figure 4a). Les intervalles de valeurs de précipitations et de température annuelles définis par ces scénarios climatiques s’élargissent de façon marquée à partir de 2040, ce qui traduit l’incertitude sur les changements climatiques à venir (Figure 4b et 4c).
Conditions de recharge future : interprétations et incertitudes
En utilisant les scénarios climatiques comme données d’entrée dans la simulation de la recharge, 12 scénarios de recharge ont été simulés pour chaque bassin versant. L’interprétation des simulations de recharge future est basée sur les mêmes périodes de 30 ans que pour les scénarios climatiques.
Recharge annuelle future
Les médianes de recharge annuelle pour chacun des 12 scénarios de recharge pour les périodes futures sont supérieures à celles de la période de référence pour les bassins versants BV1, BV2, BV3 et BV7 (Figure 5). Les médianes futures des BV4, BV5, BV6 et BV8 sont similaires, voire légèrement inférieures, à la période de référence. Pour l’ensemble des bassins versants, la médiane des scénarios pour la période 2071-2100 diminue par rapport à 2041-2070. Bien que de fortes augmentations de recharge future soient simulées par certains scénarios, des baisses marquées sont aussi simulées. L’intervalle de valeurs de recharge annuelle future est alors plus grand que celui de la période de référence et augmente avec le temps, similairement aux conditions futures de précipitations et températures. Les conditions de recharge annuelle future sont donc très incertaines. Toutefois, ces observations annuelles ne rendent pas compte de changements dans la recharge future qui pourraient varier d’un mois à l’autre et qui pourraient même se compenser.
Un contraste dans la recharge mensuelle future
L’évolution de la recharge mensuelle montre une différence nette de l’impact des changements climatiques sur la recharge des mois froids et du reste de l’année (Figure 6). Entre décembre et mars, le réchauffement des températures augmente la quantité d’eau liquide disponible (conditions de gel moins sévères) alors qu’il n’y a pas d’évapotranspiration, car l’activité végétale est inexistante. Les valeurs de recharge future augmentent ainsi par rapport à la période de référence. La hausse des températures engendre une augmentation de l’évapotranspiration marquée au printemps (avril et mai) et à l’automne (octobre et novembre). Ceci induit une diminution de la recharge future d’avril à novembre en comparaison avec la période de référence sur l’ensemble des bassins versants.
Des conditions futures plus ou moins incertaines
L’intervalle de valeurs de recharge mensuelle future varie également d’un mois à l’autre (Figure 6). De décembre à mars, cet intervalle augmente de façon marquée en période future. L’augmentation de recharge de ces mois dépend donc grandement des combinaisons d’évolution des températures et des précipitations, ce qui rend incertaines les conditions de recharge. Par opposition, l’intervalle des valeurs de recharge future diminue de façon marquée pour les mois de mai à octobre et l’ensemble des scénarios de recharge montre une diminution des valeurs de recharge pour cette période. Les combinaisons d’évolution des températures et des précipitations des scénarios climatiques influencent donc peu les diminutions estivales de recharge qui sont ainsi moins incertaines que les augmentations hivernales.
Conclusion
Dans le but de mettre en place une gestion à long terme des ressources en eau souterraine dans le sud du Québec, il est important de comprendre l’impact des changements climatiques sur la recharge de l’eau souterraine. L’utilisation d’un ensemble de scénarios climatiques, représentant l’évolution possible du climat en fonction de différentes conditions de concentrations de GES, permet de simuler les conditions de recharge future dans le sud du Québec.
Les changements annuels sont incertains puisqu’ils montrent de possibles augmentations et diminutions futures qui sont fortement influencées par les variations mensuelles de la recharge. De décembre à mars, la hausse des températures augmente la quantité d’eau disponible au moment où l’activité végétale est nulle, ce qui contribue à accroître la recharge hivernale, mais de façon relativement incertaine. Pour le reste de l’année, l’accroissement des précipitations ne compense pas l’augmentation des températures, et une diminution de la recharge est attendue. Ces scénarios de recharge apportent des contributions nouvelles aux gestionnaires de l’eau et du territoire. Ces données pourraient être utilisées pour étudier la propagation de l’impact des changements climatiques dans le cycle de l’eau et notamment l’influence sur l’hydrologie des milieux humides, les débits en rivière et les niveaux d’eau dans les lacs.