Les sociétés de partout dans le monde se sont adaptées au climat local et à la régularité des saisons, par exemple en exploitant de façon maximale la période de dégel pour cultiver les terres et prévoir l’alimentation en période de gel, ou même en établissant les routes commerciales en fonction de la présence ou non de glaces des mers. Les changements climatiques que nous ressentons actuellement se manifestent notamment en des saisons méconnaissables (p. ex. des fontes de neige extrêmement rapides au printemps), des événements extrêmes plus fréquents et des conditions météorologiques de plus en plus imprévisibles. En Arctique, les températures records sont abondamment médiatisées, mais la perte de la prévisibilité (c.-à-d. un éloignement de la norme) et de la régularité du climat est un phénomène plus subtil et dont les conséquences sont tout aussi grandes. Cette imprévisibilité représente un défi pour nous, mais également pour la faune, et ce, particulièrement en Arctique, où les lemmings prospèrent sous des conditions climatiques particulièrement difficiles.
La toundra, un refuge hivernal…
Les lemmings sont les rongeurs les plus largement répartis de l’Arctique et sont adaptés pour survivre aux conditions extrêmes des froids polaires. Malgré leur petite taille, les lemmings restent actifs tout l’hiver et peuvent affronter des températures pouvant descendre sous les -35 °C en l’absence quasi totale de soleil pendant la longue nuit polaire. Pour résister à ces conditions extrêmes, ils ont développé une stratégie astucieuse : ils creusent des tunnels sous la neige pour s’y déplacer, s’y nourrir et s’y loger. En creusant leur réseau de tunnels, ils profitent d’une couche de neige friable, le givre de profondeur, que l’on retrouve dans le bas du manteau neigeux arctique (Poirier et al., 2019). De cette manière, les lemmings dépensent moins d’énergie en creusant et s’assurent un accès à la surface du sol de la toundra, là où ils trouvent les mousses, les herbacées et les arbustes dont ils se nourrissent pendant l’hiver. En s’abritant sous la neige, ils profitent également de températures plus clémentes qui peuvent être jusqu’à 20 °C plus chaudes que l’air ambiant dans les zones où la neige s’accumule abondamment.
Plus étonnant encore, les lemmings sont capables de se reproduire sous la neige quand les conditions leur sont favorables (Millar, 2001). Protégés du froid et des renards arctiques qui patrouillent à la surface, les lemmings peuvent élever ainsi deux à trois portées par hiver dans des nids de broussailles qu’ils construisent dans leurs réseaux de tunnels sous la neige. Dans les années de forte reproduction hivernale, la population de lemmings peut émerger au printemps et devenir jusqu’à 100 fois plus nombreuse qu’au début de l’hiver. Ces pullulations soudaines à la fonte des neiges sont à l’origine de légendes Saami, un peuple autochtone en Fennoscandie, qui suggéraient que les lemmings apparaissaient en grand nombre après être tombés du ciel.
…et un buffet estival
L’augmentation rapide de la population de lemmings pendant l’hiver est loin de passer inaperçue une fois l’été arrivé. Alors qu’une multitude de petits rongeurs fuient les inondations printanières de leurs tunnels hivernaux, qui sont causées par la fonte rapide des neiges, de nombreux prédateurs migrateurs arrivent en masse pour profiter de cette manne cyclique de viande lemmingnoise. Le harfang des neiges, le labbe à longue queue, la buse pattue et le goéland bourgmestre comptent parmi les prédateurs saisonniers qui s’ajoutent aux prédateurs résidents, dont le renard arctique et l’hermine. On dénombre même les loups et les ours polaires parmi les prédateurs occasionnels. Bref, un buffet à ciel ouvert sur la toundra qui semblait sans vie quelques semaines plus tôt !
Pendant le court été arctique, les lemmings se retrouvent sans la protection du manteau neigeux, qui disparaît rapidement avec le retour du soleil de minuit et les températures plus clémentes. Sans la neige, les lemmings peuvent se réfugier dans des terriers creusés au-dessus du pergélisol, mais ils doivent maintenant s’exposer pour atteindre les plantes qui leur servent de nourriture. Les lemmings deviennent ainsi des proies faciles pour les prédateurs chaque fois qu’ils doivent se déplacer pour se nourrir. L’abondance élevée des prédateurs et le nombre élevé de lemmings nécessaires pour nourrir les jeunes prédateurs exercent une pression de prédation telle que la population des lemmings peut être décimée, et ce, parfois même à l’intérieur d’un seul été. La population de lemmings est alors réduite à un si petit nombre qu’il faut trois à quatre ans pour qu’on assiste de nouveau à une pullulation populationnelle, menant aux fluctuations cycliques et régulières au fil des années (Gilg et al., 2003). De nombreuses études ont pu démontrer le rôle prépondérant de cette forte pression de prédation sur les cycles de lemmings en Arctique par rapport à d’autres facteurs tels le manque de nourriture à l’hiver, les événements climatiques extrêmes ou encore les interactions sociales délétères (Oli, 2019).
Ces pullulations prévisibles de proies permettent aux espèces prédatrices qui habitent ou migrent dans la toundra de se reproduire et d’élever leurs jeunes pendant le court été arctique. Ainsi, les pics réguliers de densité de lemmings permettent aux populations de prédateurs de persister dans l’écosystème arctique. Cette cyclicité régulière des populations de lemmings profite aussi aux prédateurs aviaires qui s’envolent vers la toundra chaque été pour y pondre et y élever leurs jeunes. Les labbes à longue queue, qui se reproduisent sur la toundra en réponse à la forte abondance des lemmings, sont d’ailleurs une preuve fascinante de l’avantage de se nourrir des petits rongeurs, considérant que l’hiver, ils passent leur temps au sud de l’Atlantique à se nourrir de petits poissons et d’invertébrés marins (Seyer et al., 2021). Au fil des ans, les scientifiques ont aussi réalisé que la surabondance de lemmings bénéficie aux passereaux, aux limicoles et à la sauvagine en protégeant indirectement leurs nids des prédateurs. Sommairement, on pourrait dire que les lemmings sont si abondants dans la toundra lors d’un pic que les nids de ces oiseaux sont en partie épargnés par les prédateurs de la toundra, car ces derniers concentrent leurs efforts sur les lemmings. Par exemple, le succès d’éclosion des bécasseaux et des pluviers est plus élevé en forte abondance de lemmings comparativement aux années de faible abondance de rongeurs (McKinnon et al., 2014). Ainsi, la dynamique cyclique régulière et prévisible des lemmings permet à de nombreuses espèces d’avoir régulièrement un succès élevé de reproduction et ainsi d’assurer la bonne santé des populations. Ces effets positifs indirects ont mené à l’hypothèse du rôle crucial des lemmings pour les populations de limicoles arctiques, dont plusieurs populations sont en déclin rapide.
La pluie qui crée une cascade
Cependant, le ballet que se jouent les lemmings et leurs prédateurs depuis bien plus longtemps que la science occidentale s’y intéresse risque d’être perturbé par les changements climatiques. Tout comme à nos latitudes, le réchauffement du climat raccourcit la période de l’année pendant laquelle le sol est recouvert de neige. Pour les lemmings, le raccourcissement de la période hivernale signifie une diminution du nombre de jours où ils sont mieux protégés de leurs prédateurs. De plus, le retard dans l’établissement d’un manteau neigeux en début d’hiver les expose plus longtemps à des températures froides, augmentant leurs coûts de thermorégulation, ce qui pourrait nuire à leur reproduction hivernale. Pire encore, la variabilité grandissante de la météo augmente les événements de pluies hivernales (c.-à-d., pluie sur neige) ou de fonte et regel de la neige (c.-à-d., fonte- regel), ce qui crée des couches de regel ou même de glace à l’intérieur du manteau neigeux. Il a été démontré que la performance à creuser des lemmings diminue dans de telles couches de neige durcies et qu’ils doivent donc augmenter l’effort déployé pour creuser dans ce type de neige (Poirier et al. 2021). Ces événements de pluie en hiver risquent alors d’augmenter les dépenses énergétiques des lemmings, compromettant leur capacité à produire ne serait-ce qu’une portée pendant l’hiver. Au Svalbard, où le climat hivernal est plus clément, l’intensité des épisodes de pluie sur neige a été associée à un déclin rapide des populations de rongeurs en hiver et à une augmentation du nombre d’années entre deux pullulations des populations (Fauteux et al., 2021).
Les événements de pluie sur neige ou de fonte-regel menacent de réduire la reproduction hivernale des lemmings, ce qui pourrait perturber la régularité du cycle des populations. Une fréquence encore plus élevée de pluies hivernales pourrait même entraîner un effondrement des cycles à long terme, menant à une situation où les lemmings ne seraient plus en mesure d’émerger, au printemps, aux densités aussi élevées que l’on observe aujourd’hui. En Norvège, la dégradation de la météo hivernale et de la qualité du manteau neigeux a été mise en cause pour expliquer l’effondrement des cycles des lemmings pendant 10 ans (Kausrud et al., 2008). Pour les prédateurs, la perte de la prévisibilité des pullulations de lemmings ou l’effondrement total de leur population s’avère préoccupant. Ces prédateurs profitent du retour régulier des pics de lemmings pour se reproduire avec succès, ce qui assure une croissance récurrente de leur population après quelques années fastes. Dans le nord de l’Europe, l’effondrement des cycles des lemmings a été un facteur important ayant mené au déclin des renards arctiques aux côtés de l’expansion de la population de renards roux (Fuglei et Ims, 2008). Une situation similaire a été observée au Groenland, où l’interruption des cycles pendant huit ans a causé l’extinction locale de prédateurs pourtant régulièrement observés à cet endroit (Gilg et al., 2009). Ainsi, un dérèglement circumpolaire de la dynamique cyclique des populations de lemmings causé par l’emballement du climat pourrait compromettre la reproduction des espèces prédatrices de l’Arctique et menacer la stabilité de leurs populations à une échelle plus grande et plus longue que ce qui a précédemment été observé.
Qui plus est, le dérèglement des cycles de lemmings risque de nuire aux populations des nombreuses espèces d’oiseaux non prédatrices qui nichent dans l’Arctique. Sans l’irruption régulière des populations de lemmings, ces oiseaux ne pourront plus profiter de la protection indirecte que leur confèrent les lemmings. Pour les limicoles, passereaux et certaines sauvagines, le succès de nidification lors des années de faible densité de lemmings est presque nul, car leurs œufs sont cherchés activement par les prédateurs (Sittler et al., 2000). À court terme, le recours des prédateurs à ces ressources alternatives pendant plusieurs années consécutives risque de fortement nuire au recrutement de ces espèces d’oiseaux, dont certaines sont déjà en déclin (McKinnon et al., 2014). De plus, en migrant annuellement entre leurs habitats d’hivernage et la toundra, ces oiseaux font le pont entre des régions pourtant séparées par des milliers de kilomètres. Un déclin important des populations de migrants arctiques se propagerait ainsi de l’Arctique vers les nombreux écosystèmes connectés par la migration. En nuisant aux lemmings, le raccourcissement de l’hiver et l’augmentation dans la fréquence des événements de pluie sur neige ont le potentiel de créer une cascade d’effets menant à un bouleversement de la chaîne alimentaire de la toundra arctique et des écosystèmes qui y sont connectés.
En camping, au retour du boulot ou en pique-nique, une pluie soudaine et imprévue est un irritant sans conséquence qu’on oublie rapidement. En Arctique, cependant, l’imprévisibilité grandissante du climat et de la météo entraîne des répercussions réelles et importantes pour les écosystèmes. Le visage de l’Arctique et de la faune qui y réside se transforme déjà sous l’effet des changements climatiques. Cependant, les plus gros changements ne seront probablement pas initiés par de grandes espèces charismatiques comme l’ours polaire, mais plutôt par les petites espèces à la base de la chaîne alimentaire, comme le lemming. En effet, l’imprévisibilité des conditions hivernales représente une menace importante pour la régularité des cycles de lemmings, et le dérèglement ou l’effondrement de leur cycle risque de déclencher une cascade complexe d’événements entraînant des répercussions bien au-delà de l’Arctique.