Enjeux de société

La biodiversité dans la presse écrite québécoise: une construction sociomédiatique complexe

En septembre 2019, dans le tout premier numéro du Climatoscope, Pierre Legagneux, Kevin Cazelles et Dominique Gravel ont présenté l’article intitulé Sommes-nous bien informés ? Écarts entre la couverture du changement climatique et de la biodiversité par les médias et la littérature scientifique. Les chercheurs présentaient alors une enquête bibliométrique lors de laquelle ils ont, notamment, évalué le volume de la couverture journalistique allouée aux changements climatiques et à la biodiversité par 12 journaux majeurs des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni, de 1991 à 2016 (Legagneux et al., 2018). Cette enquête leur a permis de conclure à un phénomène de «  déficit de communication  », en ce que les journaux assurent une couverture relativement stable des enjeux de biodiversité, tandis qu’ils allouent une attention croissante aux changements climatiques. De fait, en 2016, la couverture des changements climatiques était huit fois plus importante que celle de la biodiversité. Cette croissance inégale de l’attention allouée à la biodiversité peut influer sur l’opinion publique (McCombs, 2014), parce qu’elle contribue à un portrait où les enjeux liés à cette thématique perdent en importance (en comparaison à ceux liés aux changements climatiques). Cela peut entraîner des répercussions sur les actions politiques prises pour se pencher, notamment, sur la perte de biodiversité, de même que sur la sensibilisation des publics à l’égard de cet enjeu (Legagneux et al., 2018).

L’analyse du volume de publications donne à réfléchir concernant l’importance quantitative des enjeux liés à la biodiversité dans la sphère publique. Or, il est également pertinent d’analyser le contenu des articles afin de comprendre à quelle construction de la biodiversité la presse écrite contribue. En effet, «  la presse écrite quotidienne construit à travers l’information un “modèle sociologique” dont la fonction est de servir de repère pour l’ensemble du fonctionnement social  » (Nunes, 1978, p. 60). C’est d’ailleurs à ce type d’analyse que nous nous sommes adonnés lors de la présente recherche.

La presse écrite mise sous la loupe par des étudiants et étudiantes en communication

Ce projet cumulant des visées pédagogiques et scientifiques a été réalisé dans le cadre du cours Recherche en communication stratégique, avec la collaboration de la cohorte 2021-2023 à la maîtrise en communication de l’Université de Sherbrooke1. Il traduit notre volonté d’étudier les caractéristiques de la couverture journalistique effectuée par trois médias majeurs distribués sur tout le territoire du Québec (Le Devoir, La Presse/Presse+ et Le Journal de Montréal).

Nous avons ciblé tous les articles de ces journaux contenant le mot-clé «  biodiversité  » et ayant été publiés du 1er janvier 2012 au 31 décembre 2021 (période de 10 ans). Au total, 1  881 articles contenant le mot «  biodiversité  »2 ont été répertoriés grâce à la base de données Eureka3.

Nous avons étudié différents aspects et différentes composantes des articles traitant de biodiversité. En nous appuyant sur les indications de Bernier (2021), nous avons analysé le type de journalisme afin d’évaluer dans quelle mesure la biodiversité est abordée dans des articles dénotant du journalisme 1) d’information, 2) de persuasion ou 3) de promotion. Aussi, pour mieux comprendre comment les journalistes procèdent pour attirer l’attention du lectorat vers les enjeux de biodiversité, nous avons analysé les titres des articles à l’aune de la classification de Martin-Lagardette (2005), où les titres sont 1) informatifs ou 2) incitatifs.

Ensuite, nous avons évalué si les articles abordent des évènements positifs ou négatifs au maintien et à la protection de la biodiversité. Plus précisément encore, lorsque les articles abordaient des changements dans la biodiversité, nous avons recouru aux cinq facteurs anthropiques identifiés par Bowler et ses collègues (2020) afin de relever les causes les plus souvent mises de l’avant par les journalistes : 1) changements climatiques, 2) exploitation des ressources naturelles, 3) densité de la population humaine, 4) pollution, 5) potentiel d’immigration d’espèces exotiques.

Afin de prendre acte des caractéristiques de la biodiversité abordées dans les articles, nous avons aussi utilisé la classification utilisée par Ngom (2021), qui suggère que la biodiversité concerne trois grandes catégories d’écosystèmes : 1- Terrestre ; 2- Marin ; 3- Aquatique. De manière similaire, la catégorisation de Verma (2017) nous a permis d’évaluer quels types d’organismes vivants étaient présents dans les articles traitant de biodiversité : 1) animal, 2) végétal ou 3) microorganismes.

Finalement, devant les constats de Legagneux et al. (2019) à l’effet d’un déficit de communication entre «  changements climatiques  » et «  biodiversité  », nous nous sommes questionnés à savoir si la place grandissante des changements climatiques dans les articles de presse se faisait aussi sentir dans les articles abordant la biodiversité : est-ce que ces articles abordent également la question des changements climatiques ? Si les deux sont abordés, est-ce les changements climatiques ou la biodiversité qui constitue le sujet principal ?

Ces différentes indications théoriques ont permis de créer une grille de codification manuelle que nous avons systématiquement appliquée aux 1  881  articles. Les données ont été compilées aux fins d’analyses quantitatives.

Comment les quotidiens abordent-ils la biodiversité ?

Les trois journaux ont des volumes de couverture bien différents. Les articles du journal Le Devoir (n=1007) contiennent le mot « biodiversité » environ deux fois plus souvent que ceux de La Presse/La Presse+ (n=574) et trois fois plus souvent que ceux du Journal de Montréal (n=300). Également, le nombre d’articles publiés annuellement par les trois journaux varie grandement. En fait, près de deux fois plus d’articles ont mentionné la biodiversité en 2021 (n=348) qu’en 2012 (n=177). Les mentions de biodiversité dans les articles journalistiques se sont multipliées à partir de 2018 (voir Figure 1).

Figure 1. Évolution du volume annuel de publication par les trois journaux à propos de la biodiversité (N=1881)

Il est intéressant de mentionner que cette tendance à la hausse s’inscrit en contraste avec une tendance à la baisse sur le plan du nombre annuel d’articles publiés par les trois journaux. Non sans rappeler que les médias d’information canadiens font actuellement face à une crise économique importante qui limite leurs capacités (Lacroix et Carignan, 2021), la Figure 2 permet de constater une baisse radicale à partir de 2016. Il est donc possible d’affirmer que la hausse d’articles traitant de biodiversité s’observe malgré la baisse importante de la production journalistique dans les trois journaux ciblés.

Figure 2. Évolution du volume annuel de publication par les trois journaux (N=1,120,729)

Les caractéristiques journalistiques

En ce qui concerne les pratiques journalistiques, nous constatons que 61  % des articles (n=1148) dénotent du journalisme d’information. Par exemple, suivant la publication du rapport Biodiversité et changement climatique — résultats scientifiques par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) en juin 2021, plusieurs articles de type «  nouvelles  » ont été publiés afin de décrire les composantes du rapport. Malgré cette majorité d’articles visant à informer le lectorat, environ quatre articles sur dix ne s’inscrivent pas dans du journalisme d’information qui, pourtant, est l’idéal de pratique dominant des médias d’information (fondamentalement, le rôle d’un journaliste est d’informer). En fait, 17,2  % (n=323) des articles dénotent principalement du journalisme de persuasion. Ici, pensons à des chroniqueurs qui, dans leurs articles, défendent des positions personnelles à l’égard de la biodiversité, par exemple, lorsque certains d’entre eux se sont positionnés pour ou contre l’abattage des chevreuils au parc Michel-Chartrand de Longueuil4. Aussi, 16,7  % (n=315) des articles dénotent du journalisme de promotion. Ce chiffre surprenant indique qu’environ un article sur six présente la biodiversité d’abord et avant tout tel un argument de vente. Par exemple, certains visent à attirer des voyageurs vers une région du monde ayant une biodiversité particulièrement riche ou vantent des pratiques vinicoles menées en harmonie avec la biodiversité entourant un vignoble. Finalement, 4,9  % (n=92) des articles dénotent du journalisme de divertissement (caricatures, poèmes, anecdote, etc.).

La subjectivité journalistique se manifeste aussi dans les titres des articles. Si une majorité des titres (58,4  %) sont de nature informative (n=1098), une importante part (41,5  %) est incitative (n=780)5. Les titres incitatifs tentent de représenter l’esprit de l’article plutôt que son contenu (Martin-Lagardette, 2005). Par exemple, des articles abordant la biodiversité ont pour titres [incitatifs] : «  Une impression de vertige  » (Le Devoir, mai 2019), «  Montréal est un zoo  » (La Presse, juillet 2014) ou «  À vos pelles, citoyens !  » (Le Journal de Montréal, août 2015).

Les caractéristiques de la biodiversité

Concernant les caractéristiques de la biodiversité présentées par les articles, nous constatons que la mention de la biodiversité dans les journaux étudiés est souvent contingente à la présence d’un évènement ou d’un phénomène nuisant à celle-ci ou la menaçant. En fait, 49,1  % des articles (n=923) présentent ce cadre, tandis que 37,9  % des articles (n=713) relatent un évènement ou un phénomène valorisant ou contribuant à la biodiversité et que 13  % des articles (n=245) ne permettent pas l’association à un cadrage particulier.

Ces évènements ou phénomènes, qu’ils soient positifs ou négatifs, sont associés à des facteurs anthropiques dans 66,8  % des articles (n=1257). Comme l’illustre la Figure 3, les conséquences des actions humaines sur la biodiversité sont souvent associées à l’exploitation des ressources naturelles et aux changements climatiques.

Figure 3. Facteurs anthropiques présentés dans les articles (n=1257)

Ensuite, sur le plan des composantes de la biodiversité mises de l’avant, toutes ne sont pas également présentes dans les articles (voir figure 4).

Figure 4. Composantes de la biodiversité présentées dans les articles (N=1881)

Lorsque les journaux québécois traitent de biodiversité, ils le font la plupart du temps (dans 62,5  % des articles) en abordant des enjeux liés aux écosystèmes terrestres, tels que la biodiversité urbaine, les forêts, les montagnes ou les sols. Plus rares sont les articles traitant d’écosystèmes aquatiques (24,9  %) tels que les lacs, les marais et les tourbières, ou d’écosystèmes marins (20,6  %) tels que les océans et les mers. Pour ce qui est des organismes vivants, on constate que 46,9  % des articles mentionnent des organismes animaux, 42,3  % des organismes végétaux et seulement 11  % des microorganismes (bactéries, champignons, protozoaires ou virus).

Finalement, concernant la place des changements climatiques dans la couverture de la biodiversité, nous constatons que 61,7  % des articles (n=1161) traitent uniquement de la biodiversité, tandis que 38,3  % des articles (n=720) abordent également les changements climatiques. Au sein des articles abordant les deux enjeux (n=720), on constate qu’une majorité (59,2  %) va accorder une place primaire aux changements climatiques et une place secondaire à la biodiversité. Ainsi, même dans les articles sélectionnés du fait qu’ils abordent la biodiversité, on constate une tension sur le plan de l’attention journalistique allouée aux deux enjeux : une importance plus grande est donnée aux contenus se rattachant à l’étiquette «  changements climatiques  ». Comme mentionné plus tôt, cela peut contribuer à brosser un portrait où les enjeux de biodiversité sont socialement considérés comme secondaires, de moindre importance. Qui plus est, nos analyses indiquent qu’au fil des dix années étudiées, les changements climatiques ont de plus en plus préséance sur la biodiversité (r=0,119, p<0,01).

Des outils pour une communication environnementale stratégique

Toute personne désireuse de communiquer à propos des enjeux de biodiversité doit être consciente du contexte communicationnel au sein duquel elle inscrit ses activités. Que ce soit pour des personnes qui sont chercheuses universitaires, vulgarisatrices scientifiques ou expertes gouvernementales, la prise en compte du contexte, notamment médiatique, est essentielle à des fins de communication stratégique.

La présente étude a permis de mieux saisir comment des pratiques journalistiques et différents cadrages offrent un portrait particulier des enjeux de biodiversité. À ce titre, nous retenons que la couverture journalistique gagne en volume, mais qu’elle est particulièrement marquée par la subjectivité journalistique. Nous constatons aussi que les évènements et phénomènes nuisibles ou menaçants occupent une place de choix dans la couverture. Le rôle de l’humain par rapport aux changements dans la biodiversité est d’ailleurs souvent souligné. Ensuite, les articles tracent un portrait où biodiversité rime avec «  écosystème terrestre  », «  organisme animal  » et «  organisme végétal  ». Les autres types d’écosystèmes et d’organismes sont beaucoup moins susceptibles d’être inclus à l’agenda médiatique.

Finalement, concernant les constats ayant servi de bougie d’allumage à cette recherche, soit ceux de Legagneux et de ses collaborateurs (2019), nous remarquons que le déficit de communication entre changements climatiques et biodiversité ne s’exprime pas seulement dans une dynamique où se comparent des articles distincts. Même des articles abordant la biodiversité peuvent être considérés comme déficitaires, en ce sens qu’ils abordent cette thématique de manière secondaire à celle des changements climatiques.

Afin d’évaluer les répercussions sociales de cette médiatisation inégale, de futures études pourraient permettre de mieux comprendre les rôles stratégiques des notions de biodiversité et de changements climatiques dans les activités de communication environnementale. Par exemple, est-ce qu’une même action (par exemple, ne pas tondre sa pelouse avant le mois de juin afin de favoriser la pollinisation) sera perçue différemment si elle est cadrée dans la lutte contre les changements climatiques plutôt que dans la lutte pour la préservation de la biodiversité ? Est-ce que l’action sera perçue comme moins pressante ou moins importante si elle est cadrée dans la lutte pour la préservation de la biodiversité ? Ce sont là d’autres questions pour d’autres recherches !

S’il était possible de signer une publication à 29 têtes, c’est ce qui serait fait ici. Mais comme ce n’est pas possible, il importe de souligner l’apport essentiel de : Justine Bastien, Jennifer-Ann Beaudry, Sara-Ève Belzile, Réjean Blais, Anne-Sophie Blouin, Lysandre Bonin, Camille Duval, Léa Fortin, Maria Camilla Gallego Betancur, Lucas Giardina, Céline Hadjiu, Clara Hainesch, Mégane Huard-Potvin, Linda Kefi, Léo Lefebvre, Élisabeth Léonard, Victoria Magnette, Annabelle Maheu, Audrey-Anne Marcotte, Amandine Moreau, Megan Morin Gendron, Sabrina Petit, Barbara Pierrot, Erin Piret, Mélanie Simard, Clara Schöningh, Elsa Tirou et Mireille Vachon. Le projet n’aurait pas été possible sans l’apport de cette merveilleuse équipe.

L’ajout de « diversité biologique » à nos critères de recherche n’augmentait le corpus que de 70 articles. Nous avons donc maintenu « biodiversité » comme seul mot-clé afin de simplifier les extrants de cette recherche.

À titre comparatif, 11 833 articles traitant des changements climatiques ont été répertoriés durant cette même période.

Un débat public a émergé lorsque la Ville de Longueuil a indiqué qu’elle procéderait à l’abattage d’une soixantaine de cerfs de Virginie (espèce en surpopulation) afin de protéger les écosystèmes du parc Michel-Chartrand.

Trois articles ne comportaient pas de titre.

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