Nous sommes actuellement dans une période charnière pour effectuer la transition climatique qui s’impose et ainsi éviter que ne surviennent les conséquences de l’inaction – politique, sociale, industrielle, individuelle – anticipées par une large proportion de la communauté scientifique. Parmi les nombreux défis identifiés, c’est celui de la communication des changements climatiques qui nous intéresse plus particulièrement dans cet article. En dépit des efforts accrus de communication déployés par différents acteur.rice.s au Québec (organisations environnementales, scientifiques, médias, gouvernement, etc.) pour inciter la population à adopter des réponses adéquates aux changements climatiques, plusieurs obstacles freinent toujours le changement escompté. Par exemple, les changements climatiques sont considérés par plusieurs comme étant intangibles, exacerbant ainsi leur sentiment d’impuissance (Lorenzoni, Nicholson-cole et Whitmarsh, 2007; van der Linden, 2015)(1). En outre, contrairement à d’autres domaines d’intervention (p. ex. : sécurité routière), les enjeux liés aux changements climatiques présentent un niveau élevé de complexité pour la population, ce qui accroît le sentiment d’incompétence et la possibilité de se réfugier dans des mécanismes contre-productifs au changement, tels le déni et la minimisation de la gravité des faits exposés (Stocknes, 2015)(2).
Si l’importance de communiquer à propos des changements climatiques est largement reconnue, les meilleures stratégies de cadrage de cette information sont toutefois moins consensuelles. Souvent, elle est présentée de manière négative, tel qu’en témoigne le fréquent recours aux appels à la peur, à une rhétorique apocalyptique ou à des métaphores de guerre, telles que combattre, lutter et se battre contre les changements climatiques. Or l’efficacité de cette stratégie est peu convaincante au regard de l’adoption d’attitudes et de comportements écoresponsables, incitant ainsi les chercheur.euse.s et praticien.ne.s à s’intéresser à d’autres types de stratégies, dont celles cadrées de manière positive, axées sur l’espoir et l’optimisme, par exemple (Nabi et al., 2017; Ojala, 2012)(3).
Pour communiquer l’idée de la nécessité d’un changement de comportement, l’information et la manière de la présenter doivent s’arrimer à la manière dont l’individu traite cette information, perçoit le risque et forme ses attitudes. Par exemple, il a été maintes fois démontré, dans plusieurs domaines, que l’entourage d’une personne exerce une influence non-négligeable sur la formation de ses attitudes et de ses comportements. Certaines normes sociales inhibent la formation et l’expression de préoccupations à l’égard de l’environnement et des changements climatiques, alors que d’autres les favorisent. D’un point de vue communicationnel, on peut renforcer les normes sociales pro-environnementales en démontrant que ce sont des comportements valorisés et adoptés par les membres des divers groupes auxquels les individus appartiennent (région, communauté, pairs, collègues, etc.). Cette stratégie a été utilisée avec succès pour augmenter le taux de recyclage, réduire les déchets dans les lieux publics et diminuer la consommation d’énergie dans les ménages (Cialdini, 2003(4); Culiberg et Elgaaied-Gambier, 2016(5); Terrier et Marfaing, 2015)(6).
Importance de connaître l’auditoire
Un même message ne peut évidemment pas rejoindre l’ensemble de la population. Afin d’optimiser l’efficacité d’une action de communication, il importe qu’elle soit basée sur une connaissance approfondie des individus à qui elle s’adresse, d’où l’importance de segmenter l’auditoire en fonction de leurs caractéristiques communes, particulièrement sur le plan psychographique (attitudes, croyances, valeurs, comportements, etc.), pour ensuite déterminer les meilleures stratégies communicationnelles (Atkin et Freimuth, 2001)(7).
Au regard de la communication sur les changements climatiques plus spécifiquement, la littérature scientifique fait état de plusieurs études de segmentation à travers le monde basées sur la mesure des variables psychographiques et comportementales. Le Yale Project on Climate Change Communication figure parmi les études les plus influentes dans le domaine (Leiserowitz, 2011)(8). Réalisée auprès de 15 000 Américain.e.s, elle a permis d’identifier six segments distincts, aussi appelés les six visages de l’Amérique face au climat : les Alarmés (18 %), les Inquiets (33 %), les Prudents (19 %), les Désengagés (12 %), les Incertains (11 %) et les Méprisants (7 %). On ne s’adresse donc pas aux Méprisants, un segment comportant une large part de climato-négationnistes, de la même façon qu’aux Alarmés, par exemple.
Le cas du Québec: Baromètre de l’action climatique
Au Québec, aucune étude de segmentation de ce genre n’avait encore été effectuée. C’est notamment pour pallier ce manque et pour dresser un portrait psychographique des Québécois.e.s au regard de leurs sentiments et de leurs dispositions face aux défis climatiques que nous avons conçu le premier Baromètre de l’action climatique (Champagne St-Arnaud et Daignault, 2020). Le sondage Web, élaboré à partir d’une recension exhaustive de la plus récente littérature scientifique en communication et en psychologie environnementale, a été mené par la firme de sondage Léger du 19 au 26 septembre 2019. Le cadre théorique reposait principalement sur le modèle global de la détermination de l’action (Klöckner, 2015), exposant les variables impliquées dans le processus d’adoption d’un comportement pro-environnemental. Les données ont été pondérées de manière à les rapprocher de celles d’un échantillon représentatif de la population réelle du Québec, et ce, en fonction de l’âge, du genre, de la région (région métropolitaine de Montréal, région métropolitaine de Québec et autres régions), de la langue maternelle, de la scolarité ainsi que de la présence d’enfants au sein du ménage.
Principaux constats
À l’aune des résultats, il apparaît que le Québec représente un terreau favorable à l’action climatique. En effet, une majorité de Québécois.e.s (79 %), toutes régions confondues, se dit fortement préoccupée par les problèmes environnementaux. De plus, 75 % des répondant.e.s croient qu’il y a urgence d’agir, qu’il n’est pas trop tard, et 92 % pensent qu’il est utile de passer à l’action ici, au Québec, même si d’autres pays rejettent davantage de gaz à effet de serre. Une proportion similaire pense que les changements climatiques concernent leur génération. Il semble donc que la perception de l’intangibilité des changements climatiques ne soit pas un facteur aussi important qu’il n’y paraît.
Par ailleurs, les Québécois.e.s (79 %) entretiennent des attentes particulièrement élevées à l’égard des entreprises industrielles et des gouvernements, à qui ils et elles attribuent une plus grande responsabilité dans la lutte contre les changements climatiques. L’attribution de la responsabilité est aussi dirigée vers les individus, mais dans une moindre proportion (55 % croient que les individus devraient en faire davantage).
Concernant l’action individuelle, près de 9 personnes sur 10 affirment déjà faire des efforts pour réduire leur impact sur le climat, et 75 % disent qu’elles veulent en faire plus. Cependant, plusieurs personnes tendent à surévaluer l’impact des gestes qu’elles posent. Par exemple, elles recyclent (89 %) et tentent de diminuer le gaspillage alimentaire (75 %) – les deux gestes les plus fréquemment posés – mais ne posent pas les gestes ayant un impact beaucoup plus important, tels que composter (48 %), manger moins de viande (29 %) et réduire l’utilisation de la voiture (35 %), et ce, malgré la profusion d’information fiable et accessible dans les médias et sur le Web à ce sujet. Ce constat soutient l’idée maintes fois confirmée que l’information seule est souvent insuffisante pour susciter les changements escomptés (McDivitt, 2016)(9). Il importe de l’insérer dans un contexte qui s’arrime notamment aux habitudes médiatiques, aux préoccupations et aux référents socioculturels de l’auditoire. Or, pour ce faire, il faut d’abord savoir à qui s’adresser.
Cinq profils climatiques dans la population
Notre analyse de segmentation nous a permis de définir cinq profils de Québécois.e.s qui se distinguent notamment quant à leur niveau de préoccupation face à l’environnement, leurs valeurs, le niveau d’urgence qu’ils et elles perçoivent dans la lutte contre les changements climatiques, le degré de responsabilité qu’ils et elles attribuent aux divers acteur.rice.s dans cette lutte et les gestes qu’ils et elles posent déjà (voir Figure 1). Les paragraphes suivants décrivent un profil-type pour chaque segment. Les pistes que nous proposons ici demeurent générales.
Les Décidés (23 %) sontles plus motivés, optimistes et proactifs de la population québécoise. Les valeurs environnementales sont au cœur de leur identité. Ils savent quoi faire, trouvent qu’il est facile de passer à l’action et ressentent plus que les autres l’urgence d’agir, de même qu’un devoir moral à le faire. Selon eux, tous les acteur.rice.s de la société, particulièrement les individus, doivent contribuer à la lutte contre les changements climatiques. Ils sont d’ailleurs plus nombreux que les autres à se sentir coupables de faire partie du problème, car ils considèrent que leurs gestes quotidiens y contribuent. D’un point de vue socio-démographique, il y a une légère surreprésentation de femmes (56 %), de gens âgés de 55 ans et plus (43 %) et de parents (56 %). Les membres de ce segment, tout comme ceux du segment suivant, peuvent notamment servir de modèle et renforcer les normes sociales pro-environnementales en montrant aux autres ce qu’ils font. D’un point de vue communicationnel, il importe de valoriser la pertinence de leurs actions et de les inciter à agir à titre de leader d’opinion dans leurs groupes d’appartenance respectifs.
À l’instar des Décidés, les Consciencieux (21 %)perçoivent aussi l’urgence d’agir, ont confiance en d’éventuelles solutions, désirent en faire davantage et considèrent que la responsabilité de la lutte contre les changements climatiques incombe à tous et toutes les acteur.rice.s de la société. Ce ne sont cependant pas tant les valeurs environnementales qui les animent que les valeurs altruistes. Ils se soucient particulièrement du sort des autres. Ainsi, l’argument maintes fois répété du sort des générations futures est plus susceptible de résonner auprès d’eux. Les gens de 55 ans et plus (44 %), ceux provenant des régions (44 %), ainsi que ceux ayant des petits-enfants (61 %) sont surreprésentés au sein de ce segment.
Pour leur part, les Inquiets (19 %) perçoivent l’action climatique comme un poids psychologique plus important que le reste de la population. En effet, ils ressentent davantage un sentiment d’impuissance, sont plus pessimistes quant aux solutions et considèrent qu’il est plutôt difficile de modifier leurs habitudes pour réduire leur impact sur le climat. Ils savent par ailleurs moins quoi faire que les autres. Ainsi, l’apport de conseils pratiques pour passer à l’action de diverses manières prodigués par une source qu’ils considèrent comme étant experte et rassurante, est susceptible d’augmenter leur sentiment d’efficacité personnelle. Un cadrage positif de l’information est également approprié pour éviter d’exacerber les mécanismes de défense psychologiques risquant d’être déclenchés par des message négatifs, surtout auprès d’individus dont le niveau d’inquiétude est déjà élevé. Dans ce segment, les femmes sont légèrement surreprésentées (54 %), de même que les jeunes de 18 à 34 ans (36 %) et les gens habitant les régions (44 %).
Les Réciproques (21 %) sont un peu plus préoccupés par les enjeux environnementaux que la moyenne, croient qu’il n’est pas trop tard pour agir et passent déjà à l’action. Cependant, ils tendent davantage à comparer leurs actions à celles des autres. Ils attribuent beaucoup plus la responsabilité de la lutte contre les changements climatiques à d’autres acteur.rice.s qu’à eux-mêmes – particulièrement aux gouvernements et aux entreprises industrielles – et sont plus nombreux à ne pas vouloir en faire plus. Dans ce segment, les jeunes âgés entre 18 et 39 ans (47 %), ceux habitant dans la région de Montréal (60 %) et les individus sans enfant (53 %) sont légèrement surreprésentés. Miser sur le renforcement de normes sociales pro-environnementales en exposant ce que divers acteurs – individus, communautés, entreprises, gouvernements – font déjà, mais aussi ce qu’ils pourraient faire de plus pour lutter contre les changements climatiques est susceptible d’augmenter leur sentiment d’efficacité collective, c’est-à-dire la perception que toutes les actions additionnées entre elles font la différence.
Enfin, les Détachés (14 %) sont plus nombreux à se déclarer indifférents et à considérer que les changements climatiques ne concernent pas leur génération. Ils ont par ailleurs une plus faible compréhension des gestes qui comptent et considèrent plus que les autres qu’il est inutile d’agir. Ils sont donc moins enclins à vouloir passer à l’action climatique. Ce segment est surreprésenté par les hommes (67 %), les gens âgés entre 35 et 49 ans (40 %) et ceux n’ayant pas d’enfant (56 %). Sur le plan communicationnel, un des défis consiste à trouver des sources crédibles pour porter un discours pro-environnemental à ce groupe, et de préparer des contre-arguments aux attitudes et arguments pseudo-scientifiques que ses membres sont plus susceptibles d’entretenir, notamment en raison de leurs groupes d’appartenance et de leurs sources d’information.
Conclusion
Les résultats de ce Baromètre fournissent des données utiles aux divers acteur.rice.s impliqués dans la lutte contre les changements climatiques au Québec, particulièrement en termes d’orientation des stratégies de cadrage de l’information. Nous préconisons notamment de cibler en priorité les groupes les plus disposés à l’action climatique, puisque les efforts à consentir pour sensibiliser – et ultimement modifier les comportements – d’un segment comme les Détachés sont beaucoup plus importants. Par exemple, en renforçant les normes sociales pro-environnementales au sein des segments les plus motivés et en incitant certains de leurs membres à agir à titre de modèles pour leur entourage pourraient générer un effet d’entraînement auprès des groupes les plus réfractaires au changement. Des données qualitatives collectées dans le cadre de groupes de discussion au cours des prochains mois nous permettront de nuancer les profils de Québécois.e.s présentés dans cet article et de proposer pour chacun des pistes de recommandations pour une communication mieux adaptée à leurs préoccupations, leurs référents socioculturels et leurs habitudes de consommation médiatique.