Dossier - Enjeux nordiques

La preuve par satellite

En 1980, alors que le réchauffement climatique commençait à donner des signes d’accélération, près de la moitié de la population actuelle du Québec n’était pas encore née ! Mais déjà, des satellites étaient en orbite, non pas pour le climat, mais pour la météo et pour observer la Terre. Quarante ans plus tard, ces observations spatiales s’avèrent être des outils extraordinaires pour étudier ce qui s’est passé et ce qui se passe actuellement dans l’Arctique.

Température de surface

La température de l’air en surface, mesurée à deux mètres au-dessus de la terre ou de la couverture de glace, est l’un des indicateurs les plus parlants du changement climatique. Les relevés en station météo sont des standards bien établis et utilisés pour référence. Cependant, dans l’Arctique, ces stations sont peu nombreuses. Toutefois, les mesures satellites qui captent la température émise par la surface du sol (dans le domaine de l’infrarouge thermique) complètent avantageusement celles qui mesurent la température de l’air. La température de surface est indépendante des stations météo et couvre toute la surface (données spatiales maillées et régulières) depuis maintenant 40 ans.

Comiso et Hall (2014) ont été des pionniers dans l’exploitation de ces données en établissant une corrélation importante entre ces températures, particulièrement bonne sur la glace de mer en hiver, là où il n’y a quasiment aucune station météo. Sur la période 1981-2012, l’augmentation de la température de l’air arctique (>64 ° N) était de +0,60 °C/décennie alors que celle de la surface était de +0,69 °C/décennie. Les variations régionales observées ont été une découverte pouvant expliquer ces différences. Sur la période 1980-2000, l’Arctique s’est réchauffé et est devenu plus nuageux au printemps et en été, mais il s’est refroidi et est devenu moins nuageux en hiver dans certaines régions, notamment dans le centre de l’océan Arctique. Si les quantités de nuages saisonniers n’avaient pas changé comme pendant ces deux décennies, le réchauffement de la surface aurait été encore plus important que ce qui a été observé.

En revanche, les observations sur la période 2000-2020 montrent que le centre de l’océan Arctique s’est réchauffé de manière importante, de sorte que l’effet global sur l’ensemble de la période est un réchauffement hivernal plutôt qu’un refroidissement. Ces différences régionales soulignent la nécessité d’une bonne couverture spatiale homogène et, par conséquent, le besoin d’observations satellites. Les séries de données satellites couvrent cependant une période relativement courte (40 ans depuis 1980) par rapport aux observations au sol datant des années 1880. La figure 1A compare l’évolution des températures de l’air pour l’Arctique (60-90 ° N) à celle des températures du globe de 1960 à 2020. La tendance sur les quatre dernières décennies montre un réchauffement moyen de 0,33  °C/décennie sur l’ensemble de la planète (trait pointillé bleu), alors qu’il est plus du double dans l’Arctique (trait pointillé rouge), soit 0,72  °C/décennie (Figure 1A).

Figure 1. Variation de trois indicateurs du climat observés sur les six dernières décennies (1960-2020) : température, glace de mer et perte de masse du Groenland. La période 1980-2020 montre un changement important du régime de l’environnement nordique :

A) Anomalie (par rapport à la moyenne 1980-2010) de la température de surface (°C) de l’Arctique (60-90 ° N) (points rouges et roses) comparée à celle du globe (points bleu clair et foncés). Pour les deux zones, il s’agit de valeurs sur terre seulement, sans le Groenland, tirées de la base de données CRUT5 de la Climatic Research Unit de la University of East Anglia, au Royaume-Uni, et du Met Office, au Royaume-Uni (Osborn et al., 2021). Les données intègrent des observations satellites aux mesures de stations.

B) Couverture de la glace de mer de l’Arctique (M km2, millions de km2) au moment du minimum de son étendue en septembre. Les données avant 1979 (en bleu), issues de la base de données HadISST du Hadley Centre, au Royaume-Uni, sont basées sur plusieurs sources, y compris les cartes opérationnelles des glaces. Celles de 1979-2020 (en rouge) sont dérivées des observations satellites micro-ondes (Fetterer et al., 2022). En médaillon : le taux de changement moyen de l’étendue de glace de mer par période de 20 ans (Δ, millions km2/décennie).

C) Perte de masse cumulée du Groenland (Gigatonne, Gt). Les données du bilan de masse (noté MB, pour Mass Balance, trait bleu) sont issues d’une combinaison de mesures au sol et de modèles (Mankoff et al., 2021) et celles de 2002-2020 (points rouges) des mesures des satellites des missions GRACE et GRACE-FO (Polar Portal : http ://polarportal.dk/en/greenland/mass-and-height-change/). La courbe bleue correspond à un lissage annuel.

Étendue, âge et épaisseur de la glace de mer arctique

S’il y a un domaine où l’observation satellite a fait la preuve des conséquences du réchauffement, c’est bien dans la mesure des variations de l’étendue de la glace de mer par radiométrie micro-onde satellite, extrêmement précise pour l’ensemble du globe. En raison de la différence d’émissivité de la glace (élevée) par rapport à l’eau de mer (basse), la valeur mesurée de «  température de brillance émise  » par la glace est plus élevée que celle émise par l’eau (oui, la glace apparaît plus chaude que l’eau dans les micro-ondes !). Chaque pixel, de 25 x 25 km, peut ainsi être identifié comme étant un pixel de glace ou d’eau, tous les jours de l’année sur tout l’Arctique depuis 1979, soit le début des mesures satellites micro-ondes. Ces données spatiales ont permis de calibrer les estimations antérieures. Sur les six dernières décennies, il en résulte une spectaculaire perte constante de 50  % de surface de glace au moment du minimum de son étendue à la fin de l’été (Figure 1B). De plus, ces mesures permettent de bien localiser les zones de changements interannuelles (http://nsidc.org/arcticseaicenews/). Ces données mettent en évidence une accélération de la fonte à partir des années 2000 (-0,9 million km2/décennie), essentiellement tirée par les deux records de minimum d’étendue de glace, en 2007 et en 2012 (Figure 1B). Ce sont des évènements météorologiques particuliers (tempêtes) qui ont poussé la glace déjà fragilisée vers l’Atlantique. Ces accélérations du processus de perte de glace sont-elles des rétroactions positives du réchauffement (qui précipite sa disparition estivale) ? La question inquiète !

Plus grave encore que l’étendue de glace de mer qui disparaît chaque été comme peau de chagrin, c’est la disparition de la vieille glace, plus épaisse, qui inquiète ; celle qui résiste à la fonte saisonnière. L’âge de la glace de mer est estimé à partir du suivi des pixels de glace utilisant leurs vecteurs de mouvements sur une base hebdomadaire. L’âge de la glace de mer est généralement un proxy de son épaisseur, la vieille glace étant typiquement plus épaisse. L’épaisseur de la glace est mesurée par une combinaison de données satellites altimétriques radar (Cryosat-2) et laser (ICESat-2) (Kwok et al., 2020) ainsi que par radiométrie micro-onde à basse fréquence (SMOS) (Ricker et al., 2017).

Toutes ces données convergent vers le même constat. La figure 2 compare le changement d’étendue des glaces de différents âges pour les années 1985 et 2020. On observe une diminution d’un facteur 10 dans la superficie de la glace âgée de quatre ans et plus (en rouge), où elle est passée de 2,5 millions de km2 en 1985 à 0,25 million de km2 en 2021. L’épaisseur moyenne de la glace de mer à la fin de la saison de fonte a diminué de plus de 2  m (66  %) en six décennies, par rapport à la période de mesures par sous-marins d’avant 1980 (Kwok, 2018).

Figure 2. Étendue de la glace de mer à son minimum en 1985 (à gauche) et en 2020 (à droite), présentée par âge, dérivée d’observations satellites (données tirées de Tschudi et al., 2019).

Calotte glaciaire du Groenland

C’est une autre des manifestations spectaculaires du réchauffement climatique. L’immense calotte glaciaire du Groenland a perdu 4  700 milliards de tonnes en l’espace de 20 ans (Figure 1C), contribuant à elle seule à une hausse des océans de 1,2 cm. C’est actuellement le principal facteur de la montée des océans, même s’il ne s’agit actuellement que de 0,2  % de la masse totale de la calotte.

Ce qui est remarquable ici, c’est la manière dont le bilan de masse de la calotte est estimé depuis l’espace. Dans les études antérieures, on mesurait au sol le changement de volume de la calotte à intervalles de quelques années. Les mesures satellites sont réalisées par les missions spatiales GRACE (Gravity Recovery and Climate Experiment). GRACE «  pèse  » le Groenland de mois en mois à l’aide de deux engins spatiaux jumeaux, avec une première paire lancée en mars 2002, puis une deuxième paire en mai 2018 (GRACE-Follow On) dans le cadre d’un projet conjoint des agences spatiales américaine et allemande. En volant en tandem à 220 kilomètres l’un de l’autre, les satellites mesurent les variations subtiles de la gravité lorsqu’ils passent au-dessus d’une grande masse à la surface, à partir de la distance qui les sépare lorsque la masse ajoutée tire d’abord sur le satellite de tête, puis sur celui de queue. Les changements de gravité d’un passage à l’autre reflètent les changements de la masse glacée en dessous. La figure 1C illustre la décroissance constante de la perte cumulée de masse déjà importante sur la période 1960-1970 par des mesures et modèles. L’accélération de cette perte de masse, confirmée par satellites, est flagrante depuis les années 2000. En plus d’une augmentation de la fonte de surface (neige et glace) et du ruissellement, cette accélération pourrait résulter de la décharge accrue de glace solide par vêlage en mer des glaciers de la marge continentale. Les images satellites permettent de mieux suivre ce processus mal quantifié.

Végétation

Les observations satellites de la végétation des régions nordiques montrent des zones avec une tendance au «  verdissement  » (plus de couverture végétale, augmentation de biomasse aérienne), d’autres avec une tendance au «  brunissement  » (perte de végétation, biomasse aérienne décroissante) ainsi que des zones de «  stabilité  ».

Les tendances satellites de l’indice foliaire de la végétation (fraction de l’espace occupée par les feuilles) montrent que plus de 50 % de la végétation arctique n’a pas changé de manière importante malgré le réchauffement rapide des dernières années (Figure 3A). Mais les zones de stabilité apparente (tendance nulle) ne signifient pas nécessairement qu’il n’y a aucun changement écologique. Les mécanismes des changements ou de stabilité des écosystèmes arctiques face au réchauffement climatique rapide sont complexes et font l’objet de nombreuses controverses. Ils varient sous l’effet de plusieurs facteurs locaux et régionaux, comme les précipitations qui augmentent en général et la neige qui diminue (-4 et -15 %/décennie pour mai et juin, respectivement, pour la période 1981-2021), mais aussi les facteurs indirects : la glace de mer à proximité, le dégel du pergélisol, l’humidité du sol ou les processus de perturbations (feux). L’archipel arctique canadien, par exemple, ne montre pas de tendance au verdissement. Le maximum estival de l’indice de végétation satellite NDVI (Normalized Difference Vegetation Index : cet indice basé sur le contraste spectral rouge/infrarouge de la chlorophylle/feuille est lié à la productivité végétale) sur l’ensemble de la zone de la toundra arctique montre une augmentation moyenne considérable sur les quatre dernières décennies (+3 % par décennie, R2=0,61) et pour l’ensemble de la zone de toundra arctique (Figure 3B). Cette augmentation est associée à l’envahissement de la toundra par des arbustes.

Figure 3. Indices satellites de végétation au maximum estival : A) Tendance de l’indice foliaire satellite 1981-2018 (m2 m-2/année) (tiré de la base de données CCI LAI ESA, Claverie et al. 2016), avec la limite des arbres (trait mauve, Circumpolar Arctic Vegetation Map, https://www.caff.is) ; B) Tendance de l’indice spectral de végétation (NDVI) 1982-2020 moyenné au-dessus de la limite des arbres (tiré de la base de données GIMMS-3g+, Pinzon et Tucker, 2014).

Conclusion

L’environnement arctique, et notamment la cryopshère, tend vers de nouveaux états de changements sans précédent, avec des effets en cascades. La hausse des températures qui s’accélère a clairement une incidence sur trois indicateurs précisément mesurés par satellite, comme l’a démontré cet article (la glace de mer, la fonte du Groenland et la couverture végétale). Certains d’entre eux dépassent des seuils devenus inéluctables : à quand la voile au pôle Nord libre de glace ?

De nombreux travaux restent à faire pour le suivi des interactions au sein des multiples indicateurs climatiques de l’Arctique et entre eux, et surtout concernant les rétroactions que ces changements pourraient avoir sur le climat, notamment le dégel du pergélisol. Les observations satellites restent la clé pour mieux comprendre cette évolution. La communauté scientifique a proposé récemment une initiative internationale pour la création d’un «  observatoire spatial du climat  » (https://www.oneplanetsummit.fr). Cet observatoire permettra d’outiller la décision publique, d’améliorer la communication auprès des parties prenantes (grand public, chercheurs, organismes environnementaux, ministères, etc.) et de contribuer aux objectifs de développement durable de notre planète.

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