Dossier - Limites Planétaires

L’Anthropocène: réalité géologique ou évènement planétaire 

Depuis la révolution industrielle, une période marquée par l’exode des régions rurales vers les villes, les activités humaines et leurs empreintes sur la planète se sont amplifiées (Steffen et al., 2011). Le terme «  Anthropocène  » a été proposé pour décrire cette nouvelle section de l’histoire de la Terre, où l’activité humaine a pris une telle ampleur qu’elle a eu des retombées majeures sur les êtres vivants, l’environnement et même, selon certains scientifiques, sur la géologie (CrutzenStoermer, 2021 ; Steffen et al., 2011 ; Waters et al., 2016). Le terme Anthropocène est couramment utilisé dans les médias et la littérature scientifique, particulièrement dans le contexte des changements climatiques (Zalasiewicz et al., 2021). Son utilisation croissante coïncide également avec la formalisation du concept de limites planétaires, qui vise à établir des seuils, à l’échelle mondiale, à ne pas transgresser afin de maintenir la stabilité de l’environnement planétaire, caractéristique de l’Holocène (Rockström et al., 2009). Il demeure pourtant informel et ne fait pas consensus (Waters et al., 2022). Dans cet article, nous proposons un survol de la genèse et du débat scientifique entourant l’Anthropocène (Figure 1).

Comment décrire l’histoire de la Terre ?

La stratigraphie est la méthode scientifique qui permet de décrire l’histoire de la Terre à partir des successions de couches géologiques (strates). La chronostratigraphie est une branche de cette discipline, qui étudie les relations entre les corps rocheux et le temps. En chronostratigraphie, on identifie généralement des unités en caractérisant des entités physiques (roches et sédiments), idéalement, en les exemplifiant par une seule localisation sur la Terre, couramment désignée sous le nom clou d’or (« Golden spike  ») (Waters et al., 2016, 2022 ; Figure 2). Les clous d’or sont des lieux où les changements dans les strates du sol sont «  visibles  » grâce à certains marqueurs, notamment l’apparition ou la disparition d’une molécule chimique ou d’une espèce biologique ne se trouvant pas dans les strates inférieures. Cette approche permet de déterminer la limite inférieure d’une unité chronostratigraphique.

Les unités officielles de chronostratigraphie ont été regroupées dans une charte qui représente l’histoire complète de la Terre : la charte chronostratigraphique internationale (CCI) (Figure 3A). Cette dernière présente aussi les unités officielles de géochronologie, la science permettant de déterminer l’âge des roches. Dans cet article, nous nous concentrerons sur les unités géochronologiques, car elles sont généralement plus utilisées dans le langage populaire que leurs équivalents chronostratigraphiques. Elles comprennent, en ordre décroissant d’importance temporelle, les ères, les périodes et les époques. Des unités informelles (n’apparaissant pas dans la charte), qui ne sont pas définies par des clous d’or, existent également afin de décrire certains phénomènes de moindre importance. C’est le cas des événements, exprimant un fait marquant qui se produit ponctuellement, comme une éruption volcanique, et dont la définition n’inclut pas d’intervalle de temps ou de strate rocheuse (Waters et al., 2022).

Qui décide et où en sommes-nous ?

La définition officielle des unités de la CCI est sous la responsabilité du groupe d’experts formant la Commission internationale de stratigraphie (CIS). Selon cette Commission, nous sommes présentement dans la période du Quaternaire. Cette période comprend deux époques, soit le Pléistocène, ayant débuté il y a 2,58 millions d’années et s’étant terminée il y a 11 700 ans, et l’Holocène, qui lui a succédé, et dans laquelle nous nous trouvons actuellement (Head et al., 2023 ; Figure 3A). Depuis deux décennies, des débats vigoureux ont lieu pour déterminer si les effets de l’humain sur les caractéristiques géologiques de la planète sont suffisamment importants et distinctifs pour justifier la reconnaissance d’une nouvelle unité de temps géologique représentant le présent (Head et al., 2023 ; Waters et al., 2022).

Origine et utilisation du terme Anthropocène

Au début des années 2000, Paul Crutzen, chimiste atmosphérique de renommée internationale, a proposé le terme Anthropocène afin de décrire une nouvelle époque où l’impact humain a marqué de manière irréversible l’histoire géologique de la planète (Crutzen Stoermer, 2021 ; Steffen et al., 2011). Le terme Anthropocène, par son étymologie, indique que l’humanité représenterait désormais une force géologique en elle-même (anthropo- signifie « humain » en grec ancien, et -cene signifie « nouveau » ou « récent ») (Steffen et al., 2011). Environ une décennie plus tard, alors qu’un groupe de scientifiques dont Crutzen faisait partie soulignait le dépassement de plusieurs limites planétaires (Rockström et al., 2009), l’utilisation du terme Anthropocène est graduellement devenue courante dans le langage populaire et la littérature scientifique, bien que toujours informelle (Figure 4) (Steffen et al., 2011 ; Zalasiewicz et al., 2021). On le retrouve même dans le Larousse en ligne, où on indique qu’il s’agit d’une nouvelle ère géologique sans préciser que le terme n’est pas officiel ! Cette « explosion » de l’utilisation du terme a mené à différentes interprétations selon la discipline qui l’emploie, mais aussi entre scientifiques d’une même discipline, générant ainsi beaucoup de confusion. Par exemple, en géologie seulement, au moins quatre définitions du terme ont été proposées de 2017 à 2020, et plus de 25 définitions existent dans diverses disciplines (Zalasiewicz et al., 2021).

Un sujet de discorde

Alors que la majorité des scientifiques s’entendent pour dire que l’humain a des répercussions indéniables sur la planète, tous ne s’entendent pas sur la façon dont devrait être représentée cette empreinte dans l’histoire de la Terre (Head et al., 2023). Certains se questionnent à savoir si elle est suffisante pour marquer le début d’une nouvelle époque, ou s’il s’agit plutôt d’un événement majeur au sein de l’Holocène. D’autres estiment que les changements sont tellement importants que l’Anthropocène devrait faire partie d’une nouvelle période, mettant ainsi fin au Quaternaire (Figures 3B et 3C).

Du côté des scientifiques s’opposant à la formalisation de l’Anthropocène, on se demande s’il est vraiment possible de formaliser une nouvelle époque si cette dernière est toujours en cours et qu’on ne connaît pas son futur (Zalasiewicz et al., 2010). Jusqu’à tout récemment, on remettait aussi en question le fait qu’un clou d’or représentant cette époque ne soit pas identifié (cette situation a nouvellement changé, voir ci-bas) (Head et al., 2023). De plus, même si les médias populaires ont déjà commencé à l’utiliser, le terme Anthropocène peut être un concept difficile à accepter par certains, car, par sa définition même, il indique que l’humain est responsable de changements importants sur la Terre, ce qui soulève une certaine controverse (Head et al., 2023 ; Steffen et al., 2011).

De l’autre côté, les scientifiques appuyant la formalisation de l’Anthropocène soutiennent que des changements biotiques, géochimiques et climatiques importants ont eu lieu depuis le début de cette nouvelle époque (Waters et Turner, 2022). Par exemple, l’apparition de particules d’origine humaine, telles que des cendres produites seulement lors de la combustion de charbon ou de mazout, ou encore la présence d’aluminium transformé, de plastique et de certaines molécules radioactives dans les sols et les sédiments marins sont toutes des évidences permanentes de l’impact humain sur la géologie de la planète (Waters et al., 2016 ; Waters et Turner, 2022). Le remplacement progressif des ossements enfouis d’animaux sauvages par ceux d’humains et d’animaux domestiques en est un autre (Waters et al., 2016).

Quel moment marquerait le début de l’Anthropocène ?

Afin de formaliser l’Anthropocène, il faudrait aussi en déterminer le début. La prise de conscience concernant l’impact de l’humain sur la planète n’est pas récente. Des termes tels que « Anthropozoic », « Psychozoic » et « Noosphere » sont utilisés depuis plus d’un siècle pour décrire les changements globaux causés par l’humanité (Crutzen et Stoermer, 2021 ; Zalasiewicz et al., 2010). Plusieurs hypothèses ont donc été avancées concernant le début possible de l’Anthropocène.

Deux hypothèses proposent un début « précoce » de l’Anthropocène, avant même la révolution industrielle. La première concerne la vague d’extinctions de la mégafaune du Pléistocène (mammouths, mastodontes, etc.), survenue lors de la dernière ère glaciaire, et qui aurait possiblement été causée par les fortes pressions de la chasse sur la mégafaune. La seconde suggère que l’avènement de l’agriculture, de la domestication animale et de la déforestation auraient marqué l’entrée dans l’Anthropocène. Ces deux hypothèses sont toutefois peu soutenues par la communauté scientifique, car les conséquences géologiques visibles de ces activités sont mineures (Steffen et al., 2011).

Selon Crutzen, l’Anthropocène aurait plutôt débuté au 18e siècle, lors de la révolution industrielle, alors que les conséquences de l’humain sur la Terre devenaient clairement mesurables (p. ex : augmentation des gaz à effet de serre aux cœurs des calottes glaciaires, changements dans les communautés vivantes des lacs, etc.) (Crutzen et Stoermer, 2021). Cependant, ces effets sur la composition des couches sédimentaires sont principalement détectables en Europe, et pas à l’échelle planétaire. La « Grande accélération », au milieu du 20e siècle, se distingue par une croissance importante de la population humaine, de l’industrialisation et de l’utilisation des ressources minières et énergétiques à l’échelle planétaire, et a donc été proposée comme origine de l’Anthropocène (Waters et al., 2016). Cette période marque également le début de l’utilisation des armes nucléaires, causant l’apparition dans les sédiments de particules radioactives, dont la signature est possiblement permanente, et qui pourraient donc agir comme repères du début de l’Anthropocène.

Quinze ans de recherche pour obtenir un consensus

Un groupe de travail sur l’Anthropocène (GTA), issu de la CIS, a vu le jour en 2009 afin d’examiner la possibilité de formaliser l’Anthropocène, et le cas échéant, de déterminer s’il s’agit d’une nouvelle époque au sein ou à l’extérieur du Quaternaire. Ce groupe devait donc répondre à la question suivante : l’humanité a-t-elle modifié la Terre à tel point que les dépôts géologiques récents et en cours de formation comportent une signature durable et distincte de l’Holocène et, le cas échéant, à quel moment est-ce devenu identifiable à l’échelle planétaire ?

Le GTA a étudié 12 sites sur la planète pouvant servir de clous d’or, afin de mesurer les changements stratigraphiques propres à l’Anthropocène (Figure 5A). À l’été 2023, il a conclu que le lac Crawford, en Ontario (Figure 5B), était le site caractérisant le mieux l’impact géologique de l’humain. Ainsi, si l’Anthropocène était formalisé, ce lieu en deviendrait le clou d’or. Ce lac étant particulièrement profond, son fond n’est pratiquement jamais perturbé, si ce n’est que par l’accumulation graduelle de sédiments. Cette caractéristique permet de bien y voir les différentes strates de sol (Head et al., 2023 ; Hunt, 2023). Selon le GTA, c’est la présence de plutonium, un élément radioactif résiduel des tests nucléaires des années 1950, retrouvé dans les sédiments au fond du lac, qui en ferait un repère incontestable de l’importance de l’humain sur la géologie (Hunt, 2023).

En octobre 2023, une proposition formelle a été soumise par le GTA à la sous-commission sur la stratigraphie du Quaternaire (SSQ) pour que l’Anthropocène devienne une époque terminant l’Holocène, au sein de la période du Quaternaire. Selon le GTA, l’humain a suffisamment changé la Terre depuis le 20e siècle que les normes reconnues (p. ex., la concentration de certaines molécules dans les sols, comme le plutonium) pour l’Holocène ont été dépassées, et ce, suffisamment pour justifier une nouvelle époque (Head et al., 2023). Le GTA ne considère pas que ces changements sont, pour le moment, assez importants pour excéder les normes du Quaternaire. Il a donc proposé que l’Anthropocène soit inclus dans ce dernier (Figure 3B). Il mentionne cependant que, si l’impact humain continue de s’accroître, il faudra peut-être réévaluer la question pour en faire une période distincte (Figure 3C, Head et al., 2023).

Après 15 ans de débat, en mars 2024, la SSQ a rendu sa décision finale : la formalisation de l’Anthropocène a été rejetée étant donné sa définition trop limitée et son origine trop récente ! Certains membres de la SSQ soulignent toutefois que ce rejet ne représente pas leur perception de l’état de la Terre en général, mais qu’il découle plutôt de formalités quant à la définition de l’Anthropocène. Malgré cette décision, le terme persistera probablement, car plusieurs disciplines, y compris les sciences sociales et les sciences pures, semblent l’avoir adopté pour décrire la période où l’activité humaine est devenue une force dominante globale. Les concepts de l’Anthropocène et des limites planétaires sont ainsi intimement liés, car ils servent tous deux à illustrer l’influence majeure de l’activité humaine sur la planète (Rockström et al., 2009).

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