Enjeux de société

L'art de l'urgence : de nouveaux récits pour penser les changements climatiques

Les défis écologiques actuels inspirent, influencent et transforment les pratiques artistiques contemporaines, mais la place accordée aux arts dans les discours sur les changements climatiques demeure limitée. Ces pratiques révèlent pourtant des manières pertinentes et uniques de réfléchir aux enjeux socio-environnementaux, en plus de dévoiler l’existence d’une communauté artistique et culturelle bien active dans l’arrimage de la culture et de la transition. Souvent situés au cœur d’une pratique d’art engagé, c’est-à-dire une forme artistique dans laquelle la recherche esthétique se construit en parallèle d’un message politique revendiqué par l’artiste, ces projets établissent une forme de médiation culturelle. Nous entendons cette dimension comme la capacité de rejoindre, de mobiliser et de sensibiliser des individus, autant ceux qui réfléchissent d’ores et déjà aux changements climatiques que ceux qui sont généralement éloignés de ces discours.

À partir d’une recherche documentaire menée au courant de l’année 2021 sur les rapports entre interventions artistiques et écologiques (ARTENSO et Paquet, 2021), nous affirmons que l’art est un vecteur social efficace pour mettre en évidence les leviers et les freins à la prise de conscience environnementale. Il est à noter que plusieurs organismes, tels que Écoscéno, encouragent les pratiques écoresponsables au sein des productions culturelles au Québec. Cependant, nous nous sommes davantage intéressés aux artistes qui créent explicitement des ponts entre leurs pratiques artistiques et des réflexions de «  nature écologique  ». L’objectif de cet article est d’exposer certaines interventions culturelles importantes permettant de dévoiler les possibilités de la culture dans le contexte de l’urgence climatique.

Art et écologie

La réappropriation artistique des discours sur les enjeux environnementaux est plutôt récente, même si les pratiques d’art environnemental sont revendiquées depuis les années 1960. Ces dernières sont caractérisées par l’«  art dans la nature  » ou «  art avec la nature  », dans lesquelles le courant du land art est emblématique. De manière générale, les préoccupations écologiques, sauf quelques exceptions, sont inexistantes pendant ces décennies. Selon Ardenne (2018), il faut attendre les années 1990 et le tournant des années 2000 pour qu’il soit possible d’évoquer l’émergence d’un art dit écologique. «  Les pratiques relevant de l’art écologique ont pour principal dénominateur commun une interrogation sur notre relation à la nature et sur l’état de la “planète”  » (Pouteau, 2016). Les pratiques artistiques et écologiques sont des dimensions qui, lorsqu’elles sont articulées conjointement, savent attirer l’attention sur des enjeux environnementaux, interroger les rapports populations-environnement et encourager la lutte contre les changements climatiques.

La puissance transformatrice du récit

Au Québec, des artistes comme Isabelle Hayeur s’insèrent dans ce courant. Cette dernière se décrit comme une artiste de l’image et sa démarche artistique s’insère explicitement au cœur de perspectives environnementales et sociales. Son récent projet photographique, intitulé Wild Time, nous transporte, grâce à une vingtaine de photographies grand format, en Colombie-Britannique durant l’été 2021, période durant laquelle la province enregistre une chaleur record et d’importants feux de forêt. Le narratif autour des œuvres propose une réflexion à la fois sur les changements climatiques et sur les coutumes autochtones, afin de repenser notre manière de prendre soin de la forêt. Pour Hayeur, la création est un outil de prise de conscience, mais aussi d’émerveillement : «  Viser à maîtriser la nature sans la comprendre ni la respecter mènera inéluctablement à l’échec. Il faut donc repenser notre rapport au territoire et apprendre à cohabiter avec lui afin de ne pas céder à la quête illusoire d’un monde toujours plus contrôlé et sécuritaire  » (isabelle-hayeur.com/wild-time_fr).

Wild-Times. Crédit Isabelle Hayeur

L’artiste Mykalle Bielinski utilise la performance théâtrale pour aborder le réchauffement climatique. Dans son spectacle Warm Up, elle présente un «  échauffement de survie  » : elle produit elle-même, grâce à un vélo branché à une batterie, l’électricité dont elle a besoin pour créer sa performance. L’artiste est ainsi seule sur scène et pédale pour qu’il y ait spectacle. Parallèlement, elle explore des thèmes comme la décroissance, l’effondrement, l’épuisement, mais aussi la guérison. «  Entre performance sportive, manifeste, concert et méditation, Warm up dénonce les exploitations permises par la surconsommation et esquisse les contours d’une écologie durable où la nature n’est plus seulement qu’une ressource  » (www.mykallebielinski.com). Cette performance, au-delà de la sensibilisation, invite à la transformation de soi et des narratifs traditionnels, grâce à une prise de conscience culturelle : elle se constitue à travers les représentations et les récits. En produisant elle-même l’énergie nécessaire pour créer cette performance, l’artiste dévoile l’immatérialité derrière la création énergétique.

Warm up. Crédit Maxime Côté

Cette communauté engagée ne comprend pas uniquement des artistes proposant des œuvres individuelles. Des organismes comme la TOHU participent aussi à ce changement en proposant simultanément de repenser les contextes de diffusion et les programmations, en plaçant les activités de médiation culturelle au cœur de ces initiatives. La TOHU est un lieu de diffusion spécialisé en cirque contemporain, ainsi qu’un espace de médiation pour penser les changements climatiques. Cette sensibilité pour les enjeux environne-mentaux se retrouve aussi dans les œuvres présentes sur le site, comme celle de Michael A. Robinson. Les artistes comme Robinson, s’inscrivant dans le mouvement du surcyclage, insufflent une seconde existence à des matériaux, la visée étant de «  recycler par le haut  » et donc de valoriser des objets en les transformant qualitativement. La programmation de la TOHU comprend des collectifs comme Barcode Circus Company, dont le projet Branché, en collaboration avec la compagnie Acting for Climate, explore des thématiques liées à la crise climatique et propose une façon novatrice de faire du cirque avec un minimum d’impact sur l’environnement. Les activités de médiation culturelle, ancrées dans les principes du développement durable, sont vastes, passant de l’interprétation du parc Frédéric-Back à l’apiculture. Cet espace de création et d’expérimentation converge entre culture, environnement et engagement communautaire.

Vers un maillage culture-environnement affirmé : pratiques, cohérence et récit

Au-delà des initiatives répertoriées, la recherche montre qu’il existe actuellement une conjoncture favorable pour impulser une transition socioécologique dans laquelle les milieux des arts et de la culture sont parties prenantes. Toutes les personnes interrogées lors de la recherche s’accordent autour des liens indissociables entre culture et transition, et, parallèlement, soulignent l’importance d’une mise en commun des connaissances et de l’élaboration d’un réseau d’accompagnement. Trois éléments distinctifs ont émergé de cette recherche et méritent une attention particulière, soit l’échelle des pratiques, le besoin de cohérence ainsi que la centralité du récit.

Pratiques

Les territoires, les espaces urbains et les quartiers sont au cœur des réflexions associées à la transition, notamment dans leurs dimensions culturelles. La ville se révèle être l’échelle d’intervention privilégiée, car elle héberge un vivier de ressources humaines, techniques et politiques déterminantes à la pleine réalisation de la transition, et qu’elle est appelée à jouer un rôle de premier plan dans le cadre des transformations socioécologiques. Plusieurs participantes et participants ont déclaré qu’il était nécessaire de verdir le secteur de la culture et de soutenir son rôle dans l’élaboration des politiques et de la gouvernance participative. Favoriser une implication culturelle dans la régénération et les infrastructures urbaines axées sur l’environnement en réponse aux défis environnementaux devient incontournable. L’arrimage nouveau entre transition et culture induit l’inclusion d’une dimension culturelle à chaque étape, de la participation citoyenne aux infrastructures de la ville, en soulignant son rôle essentiel en tant que laboratoire pour tester et développer de nouvelles approches. La nécessité de tisser du lien social par la culture sur un territoire donné est en cohérence avec les valeurs de la transition socioécologique, de la participation citoyenne et de la médiation culturelle.

Cohérence

Force est de constater qu’actuellement, le secteur des arts et des industries culturelles fait autant partie du problème que de la solution. Il s’agit d’un secteur polluant et d’un producteur de déchets important, qui ne peut plus ignorer ses émissions de gaz à effet de serre (GES), et par conséquent sa participation aux enjeux climatiques. Plusieurs organismes ont vu le jour ces dernières années afin d’intégrer des pratiques écoresponsables dans le secteur des arts et de la culture, comme Écoscéno, au Québec. Ils incitent le milieu culturel à se remettre en question, accélèrent la prise de conscience et stimulent la création d’outils pour faire autrement. Une cohérence entre les pratiques et le message est indispensable : on commence par prendre conscience de son empreinte et de ses biais, à la suite de quoi on peut modifier ses pratiques pour passer à l’étape de la sensibilisation.

Récits

Sans les instrumentaliser, il devient indispensable dans le contexte actuel de valoriser les pratiques artistiques qui soutiennent une vision renouvelée et qui remettent en question le statu quo. La notion de récit doit être plus centrale pour affirmer le pouvoir majeur des arts dans la transformation. Il est temps de diversifier les façons d’imaginer et de représenter ce qui se passe et où l’on s’en va. En ce sens, il est important de se tourner vers celles et ceux dont c’est le métier de raconter, et ce, dans toutes les disciplines artistiques, autant en art visuel qu’en danse. Au cœur des possibles de la culture, il y a un rôle à jouer pour les artistes. Cette capacité d’aller rejoindre, mobiliser et sensibiliser doit aussi permettre de toucher les personnes qui sont traditionnellement éloignées des discours sur la transition. Cela peut être possible en stimulant la participation citoyenne, et particulièrement grâce à la médiation culturelle.

TOHU.Barcode. Crédit JF Savaria.

Conclusion

Une version de l’Agenda 21 de la culture, publiée en 2012, positionne la culture comme quatrième pilier du développement durable et suggère que «  la culture, dans toute sa diversité, est nécessaire pour trouver les réponses aux défis se posant à l’humanité actuellement  » (Agenda 21C, 2012, p. 5). Or, l’inscription de cibles environnementales dans les politiques culturelles et, inversement, l’inscription de cibles culturelles dans les plans vers la transition demeurent sous-valorisées. Ces maillages peuvent pourtant soutenir les pratiques et les droits culturels et environnementaux, participer à l’implantation de pratiques écoresponsables, sensibiliser et autonomiser les collectivités et encourager la citoyenneté écologique mondiale. Afin d’atteindre ces objectifs, les milieux culturels et environnementaux doivent entretenir des rapports constants, gravitant autour d’un langage partagé et en définition, et inscrire la participation concrète des personnes au cœur des enjeux qui influencent leur vie.

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