Perspectives

Le découplage : un concept au cœur des débats sur la transition écologique

Pour répondre à leurs besoins, les sociétés humaines consomment les ressources naturelles et transforment leur environnement, une situation qui engendre diverses formes de dégradations écologiques. Depuis la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme comme modèle économique dominant, ces pressions environnementales se sont considérablement accrues. En cause principalement : la quête continue de croissance économique, soutenue par le recours exponentiel à l’utilisation des énergies fossiles, qui permet de décupler la capacité des sociétés à transformer le monde. Cette quête de croissance entraîne, en amont, une consommation ininterrompue de ressources naturelles et génère, en aval, des pressions environnementales croissantes. Dans le cas précis de l’usage massif des énergies fossiles, cela a notamment abouti à une accélération et à une concentration des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. Cette situation d’origine anthropique est aujourd’hui le principal moteur des dérèglements du climat (GIEC, 2022).

Pour faire face à ces enjeux, les discours dominants se sont articulés depuis quelques décennies autour de la possibilité de réduire, grâce à l’innovation technologique, l’impact écologique des activités économiques (OCDE, 2012). L’objectif consiste à verdir nos économies et leur croissance. Cette perspective repose sur un concept clé qui est amené à prendre une place toujours plus centrale dans les débats politiques et économiques entourant la transition écologique : celui du découplage entre pressions environnementales et activités économiques.

Ces dernières décennies, d’importants efforts ont donc été déployés pour limiter les émissions de GES tout en poursuivant les activités qui soutiennent la croissance économique, notamment avec la décarbonation des systèmes énergétiques. Néanmoins, face aux objectifs de l’Accord de Paris pour limiter les émissions de GES et l’augmentation de la température moyenne du globe, les résultats obtenus et les trajectoires anticipées remettent sérieusement en question la stratégie du découplage. Dans son dernier rapport, le GIEC a même prévenu que cette stratégie ne permettra pas, à elle seule, l’atteinte des objectifs climatiques mondiaux (GIEC, 2022). En effet, à l’échelle du globe, et comme nous le verrons, seul un découplage relatif est empiriquement observé, alors qu’il faudrait que celui-ci soit absolu.

Si l’idée de découplage fait l’objet d’un intérêt établi dans les milieux académiques et les centres de décisions politico-économiques, elle reste toutefois peu connue du grand public. Cet article a donc pour vocation de présenter le concept du découplage pour ensuite énoncer les critères à garder en tête pour bien aborder ces enjeux, en distinguant notamment le découplage relatif du découplage absolu. Enfin, nous ferons la démonstration de l’insuffisance du découplage à répondre aux enjeux climatiques, et plus largement à résoudre les problèmes écologiques, en nous appuyant sur les principales études qui portent sur ce sujet.

Pourquoi rechercher le découplage ?

Mathématiquement, deux variables sont découplées lorsque toute variation de l’une n’a pas d’effet sur l’autre (Mossé et Ramos, 2021). Lorsqu’il est question du lien entre économie et écologie, le découplage peut se définir comme la décorrélation entre la croissance du PIB et l’évolution des pressions environnementales des activités économiques. Historiquement, l’augmentation de la richesse calculée en matière de PIB s’accompagne d’une augmentation de la consommation d’énergie et de matières premières (pour produire les biens et les services) et donc d’un accroissement des pressions environnementales (EEA, 2021). Dans le cas de la lutte aux dérèglements climatiques, il est surtout question du lien entre activités économiques et émissions de GES.

Les promoteurs de la croissance verte, par exemple les grands organismes internationaux comme la Banque Mondiale, le FMI, l’OCDE, etc., et plus largement les pays industrialisés soutiennent qu’il est possible de rompre ce lien entre ce qui est «  mauvais pour l’environnement  » et ce qui est «  bon pour l’économie  » (OCDE, 2012). Cela résoudrait, en théorie, les problèmes écologiques tout en garantissant le maintien des niveaux de prospérité économique acquis ces dernières décennies. Le découplage devient donc la condition de possibilité de cette croissance «  verte  » et l’innovation technologique est présentée comme la solution pour y parvenir. Pour prendre l’exemple du secteur énergétique, miser sur la technique devrait théoriquement permettre de faire la transition vers un système énergétique décarboné qui garantirait le maintien des niveaux de consommation compatible aux exigences de la croissance économique. On parle alors de gain en matière d’efficacité énergétique, c’est-à-dire que la technologie donne lieu à une utilisation moindre d’énergie pour un même service rendu. Ce qui est d’ailleurs empiriquement le cas, car de 2010 à 2019, l’intensité énergétique (c’est-à-dire la quantité d’énergie primaire dépensée par unité de PIB) a baissé de 2 % par année grâce notamment aux innovations technologiques. Dans le même temps, l’intensité carbone (c’est-à-dire la quantité de CO2 émis par unité d’énergie primaire) a diminué de 0,3  % (GIEC, 2022). Cependant, est-ce suffisant pour lutter contre le dérèglement climatique et, plus généralement, la crise écologique ?

De quel type de découplage avons-nous besoin ?

Il convient de distinguer deux principaux types de découplage : le découplage absolu et le découplage relatif. Le premier terme est décrit par l’OCDE (2012) comme une situation dans laquelle les pressions environnementales demeurent stables, voire diminuent, alors que la croissance du PIB augmente. Le découplage relatif renvoie, quant à lui, à une situation dans laquelle les pressions environnementales augmentent toujours, mais moins rapidement que le PIB.

Pour respecter les objectifs climatiques de l’Accord de Paris, les pays riches doivent diminuer leurs émissions de GES en valeur absolue, ils ne peuvent donc pas se satisfaire d’un découplage relatif. De plus, ce découplage doit respecter une série d’autres critères, tels que résumés dans le tableau 1 (Parrique et al., 2019 ; Mossé et Ramos, 2021). Le découplage doit se maintenir dans le temps et donc être durable. Il doit aussi être rapide afin de répondre aux objectifs climatiques (notamment ceux fixés pour les années 2030 et 2050). Enfin, il doit être mondial, car une tonne de GES émise où que ce soit dans le monde a le même effet sur le dérèglement climatique (c’est pour cela que l’on préfère calculer les émissions de GES d’un pays en matière d’empreinte carbone, ce qui permet d’éviter le biais d’une délocalisation de la pollution). Notons que le dernier rapport du GIEC avance que les émissions mondiales de GES doivent être réduites immédiatement, rapidement et radicalement afin de répondre aux objectifs de l’Accord de Paris. Nous proposons aussi de rajouter un dernier critère, qui est celui de la suffisance : dans le cadre de la lutte aux dérèglements climatiques, le découplage est suffisant s’il permet d’atteindre les objectifs donnés de réduction des émissions de GES. À ce titre, et comme l’expose le GIEC (2022), cela peut demander de s’appuyer sur des «  émissions négatives  », soit des actions pour capter du CO2 déjà présent dans l’atmosphère.

Tableau 1. Les six critères nécessaires au découplage entre PIB et dérèglement climatique.
Source : inspiré de Parrique et al., (2019), Mossé et Ramos (2021) et OCDE (2012).

Le diable se cachant dans les détails, un dernier point mérite d’être soulevé. Si un découplage est conforme à ce qui vient d’être évoqué, il devrait aussi s’observer dans la réduction absolue de toutes les pressions environnementales. Dans le cas contraire, le risque serait de substituer un type d’impact écologique à un autre, et donc de déplacer simplement le problème. Par exemple, la transition énergétique qui vise à exploiter des sources d’énergie à faible émission de GES ne doit pas engendrer d’autres problèmes environnementaux dus à une surexploitation de certains minerais. Ultimement, le découplage doit donc être total (ou «  global  »).

Qu’en est-il du découplage pour lutter contre le dérèglement climatique ?

De nombreuses études ont été menées, et à différentes échelles, pour chercher les preuves d’un découplage qui pourrait nourrir la thèse de la croissance verte dans la lutte contre le dérèglement climatique. Si l’on considère les découplages relatifs, il y a bien des preuves empiriques de son existence à l’échelle internationale, car l’intensité énergétique des activités humaines aurait été améliorée d’un peu plus de 30  % depuis 1970 (Jackson, 2017). Comme le montre un rapport de l’OCDE, ses pays membres ont en moyenne réduit leur intensité énergétique par unité de PIB de près de 20 % depuis 2000 (OCDE, 2017). Dans le cas du Canada, ce chiffre se rapproche des 22  %. Cependant, s’il y a bien un découplage relatif, les émissions de GES ne montrent toujours pas de signes de recul.

Pour ce qui est du découplage absolu, une méta-analyse réalisée sur près de 180 études parues de 1990 à 2019 a démontré son existence dans les pays riches sur une période précise pour certains types de GES, comme le CO2 et le SOx1 (Vadén et al., 2020). En revanche, cette même étude avance qu’il n’existe aucune preuve scientifique d’un découplage absolu, que ce soit sur le plan régional ou même mondial. De plus, ces résultats sont à nuancer, car la plupart de ces découplages cessent de l’être lorsque les émissions importées2 sont prises en considération (Parrique et al., 2019). En d’autres mots : les découplages absolus existent surtout dans les pays riches lorsqu’ils externalisent leur pollution et que celle-ci n’est pas intégrée dans le mode de calcul (Muradian et Martinez-Alier, 2001).

Dans une méta-analyse qui cumule plus de 800 articles scientifiques, Haberl et ses collègues (2020) soutiennent que s’il existe certains rares cas de découplage absolus, un tel découplage a très peu de chance d’advenir sans politiques publiques radicales – du moins à grande échelle – si l’on suit la continuité des taux de découplages empiriquement observés. Cela ne veut pas dire que la mise en place d’un découplage n’est pas possible en soi, mais qu’il est improbable dans le contexte actuel, et encore moins qu’il advienne de manière suffisamment importante et rapide pour être à la hauteur des enjeux environnementaux. Par exemple, dans le cas de la France, il existe un découplage absolu, mais celui-ci ne répond pas aux autres critères soulevés plus haut et n’est pas en mesure de répondre aux objectifs de l’Accord de Paris (Mossé et Ramos, 2021). Il n’est pas non plus global. Or, c’est bien l’échelle de la planète qu’il faut considérer pour lutter contre le dérèglement climatique.

Figure 1. Le découplage PIB/CO2 à l’échelle mondiale (1990-2018) Données transposées à l’indice de base 100 pour 1990.
Source : données issues de la Banque mondiale et de l’OCDE, réalisation propre.

Comme le montre la figure 1, malgré les efforts déployés, nous ne sommes parvenus qu’à un découplage relatif à l’échelle de la planète de 1990 à 2018. Sur cette période, les émissions de CO2 ont certes augmenté nettement plus doucement que le PIB, mais elles restent croissantes en valeur absolue (comme le montre la courbe rouge). Il y a donc toujours une corrélation positive entre le PIB et les émissions de CO2. Ainsi, au regard des impératifs de l’Accord de Paris qui exige une nette diminution des émissions de GES, ce découplage empiriquement observé est loin d’être suffisant pour lutter contre les dérèglements du climat.

L’effet rebond

Le découplage relatif que l’on observe dans la figure 1 s’explique en grande partie grâce au progrès technique qui permet de diminuer chaque jour davantage l’intensité carbone d’un point de PIB supplémentaire (la courbe verte sur le graphique) (Jackson, 2017). Cependant, en dépit d’un réel découplage entre la croissance du PIB et les émissions de GES, ces dernières n’ont pas cessé de croître. Cette situation peut en partie s’expliquer par l’«  effet rebond  » théorisé par Jevons, qui explique que les gains d’efficacité énergétique (et donc carbone) d’un produit (bien ou service) permettent d’en faire baisser le prix avec pour conséquence une augmentation de la demande globale. Cela signifie à terme que la hausse de la consommation annule, voire surpasse, le gain unitaire réalisé (Parrique et al., 2019).

Le déplacement des conséquences : le point aveugle du débat

Dans la littérature sur le découplage entre le PIB et les émissions de GES, le déplacement des conséquences est un autre point aveugle du débat. Nous l’avons dit précédemment, face aux enjeux environnementaux actuels, le découplage doit être «  global  ». Cela signifie qu’une réduction des GES n’est pas satisfaisante en soi si elle entraîne une hausse d’autres types de dommages écologiques. Il faut ainsi prendre en compte non seulement l’aspect climatique du problème, mais aussi tous les autres enjeux. À titre d’exemple, si des progrès importants ont été réalisés en matière de découplage relatif entre le PIB et les émissions de GES, à l’échelle de la planète, on observe une augmentation généralisée de l’empreinte matérielle. Comme le relève l’Agence européenne pour l’environnement (AEE, 2021), la situation est telle que l’on peut presque parler de «  surcouplage  » dans ces dernières années, c’est-à-dire que la quantité de matière exploitée pour réaliser un point de PIB supplémentaire a augmenté.

Conclusion

Pour faire face aux problèmes environnementaux contemporains, tout en maintenant la logique de croissance économique qui structure nos sociétés modernes, les tenants d’une croissance verte proposent de découpler les activités économiques de leurs conséquences sur l’environnement. Dans le cas des dérèglements climatiques, il s’agit de réduire radicalement les émissions de GES, tout en restant dans le paradigme économique de la croissance infinie. Certes, empiriquement, un découplage relatif a été observé au cours des dernières décennies à l’échelle mondiale, entre la croissance du PIB et les émissions de CO2. Néanmoins, cela n’a pas permis d’infléchir la courbe de ces émissions. Cette situation pose d’importants problèmes. D’abord, pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, les émissions de GES doivent radicalement chuter : un découplage relatif ne saurait donc suffire. Ensuite, la logique économique de réinvestissement continu des bénéfices pour en dégager encore plus soulève de sérieux doutes quant à la possibilité de l’avènement d’un découplage absolu, notamment du fait de l’effet rebond. Pour aboutir, il conviendrait alors de ne pas considérer le découplage comme une voie capable à elle seule de résoudre la difficile équation entre activités économiques et conséquences environnementales, de quoi jeter de sérieux doutes sur l’optimisme de la croissance verte.

C’est aussi ce qui est souligné dans le dernier rapport du GIEC (AR6 III), qui fait état des mesures d’atténuation du dérèglement climatique. En effet, le GIEC soutient que le découplage n’est pas suffisant pour éviter de consommer le budget carbone restant, au regard des objectifs de l’Accord de Paris. De plus, on peut y lire que même si l’ensemble des pays parvenaient à découpler, en termes absolus, leurs émissions de GES, cela ne serait toujours pas suffisant, car il faut se diriger vers une décarbonation complète de l’économie (GIEC, 2022, ch. 2, p. 39). Le découplage serait alors à rechercher, mais de manière complémentaire avec d’importantes mesures de sobriété qui impliquent un changement radical de nos modes de production et donc de nos modes de vie. Comme l’explique l’ADEME dans son dernier rapport sur les scénarios de transition (Transition(s) 2050) disponible en ligne : «  La décarbonation de l’énergie sera d’autant plus facilitée que la demande sera faible. Or, la réduction de cette demande est déterminée par deux facteurs : la démarche de sobriété et l’efficacité énergétique  ». Le découplage doit donc être articulé avec un autre concept, celui de la sobriété, pour parvenir à dessiner une voie vers la soutenabilité de nos sociétés.

Oxyde de soufre qui regroupe le dioxyde de soufre (SO2) et le trioxyde de soufre (SO3).

Émissions intégrées dans les produits importés, mais non produites sur le territoire : c’est pour cela que l’on préfère habituellement raisonner en matière d’« empreinte carbone ».

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