L’Ouest canadien représente un enjeu majeur pour les politiques canadiennes de lutte aux changements climatiques. L’importance de l’exploitation pétrolière en Alberta et la production de gaz à effet de serre (GES) qui en résulte sont d’une telle importance que le Canada atteindra difficilement les objectifs qu’il s’est donnés lors de la COP 21 à Paris. Le Canada s’est en effet engagé à réduire ses émissions de 30 % entre 2005, année de référence, et 2030. Or les émissions de GES ont augmenté, en Alberta, de 18 % entre 2005 et 2017, essentiellement en raison du secteur de l’énergie : « L’augmentation de 43 Mt des émissions produites par la consommation de combustibles dans le secteur de l’extraction de pétrole et de gaz s’explique par une hausse de 158 % de l’extraction de bitume et de pétrole brut synthétique des sables bitumineux canadiens depuis 2005. » (Gouvernement du Canada, 2019)(5) Rappelons que si l’Alberta totalise 12 % de la population canadienne, elle produit 40 % des émissions de GES au pays (Tombe, 2018).(13) On comprend alors que cette province soit devenue une préoccupation majeure pour le gouvernement canadien dans l’atteinte de ses objectifs de réduction fixés à Paris.
Heureusement pour le gouvernement fédéral, la lutte aux changements climatiques s’était aussi imposée, en Alberta, comme une priorité du gouvernement provincial néodémocrate de Rachel Notley (2015-2019), et ce, même si l’appui à la construction du pipeline Trans Mountain a pu laisser croire le contraire. Avant d’analyser les mesures néodémocrates, il est indispensable de rappeler le contexte qui a précédé l’arrivée de ce gouvernement au pouvoir en mai 2015. Ce rappel permettra de comparer son approche avec celle des gouvernements conservateurs provinciaux, tout comme de voir que le nouveau gouvernement du Parti conservateur uni (PCU) de Jason Kenney renoue avec l’approche qui prévalait avant 2015.
L’approche conservatrice : de la lutte contre Kyoto à la séquestration (2002-2015)
Avant 2015, les efforts du gouvernement conservateur provincial albertain se limitaient à peu de choses en matière de lutte aux changements climatiques. Rappelons que les conservateurs de Ralph Klein (1993-2006) étaient parmi les premiers à s’opposer au protocole de Kyoto. C’est ainsi que les conservateurs ont utilisé des fonds du gouvernement (1,5 million de dollars) pour faire entendre leur profond mécontentement à l’égard de ce protocole endossé par le gouvernement libéral de Jean Chrétien, une position que le premier ministre Klein décrivait comme une « très agressive action défensive » (CBC News, 2002).(2) À vrai dire, les conservateurs de Klein n’avaient pratiquement rien de bien concret à présenter même s’ils avaient fait adopter un plan (The Climate Change and Emissions Management Act, novembre 2003) qui proposait de réduire de 50 % les émissions d’ici 2020. Le but était toutefois de préserver la compétitivité du secteur énergétique avec des mesures peu contraignantes et qui tablaient sur des avancées technologiques. C’est essentiellement la même logique qui a prévalu par la suite avec le nouveau premier ministre conservateur, Ed Stelmach (2006-2011).
La principale mesure du gouvernement de Stelmach était celle du captage et de la séquestration du carbone dans le sol. À cette fin, on a annoncé, en 2008, la création d’un fonds de deux milliards de dollars destiné à favoriser les projets de séquestration ainsi que deux autres milliards pour des projets de transports publics. Le gouvernement estimait alors que les projets de séquestration pourraient réduire de 5 millions de tonnes annuellement les émissions (Alberta surges ahead with climate change action plan, juillet 2008). Ce même gouvernement avait aussi annoncé une taxe de 15$ la tonne pour les entreprises dont les émissions étaient au-dessus de 100 000 tonnes par année. Refusant d’emprunter les chemins de la taxation carbone pour tous les consommateurs et les producteurs, ou encore de joindre une bourse du carbone comme l’ont fait d’autres provinces, les conservateurs croyaient que des solutions technologiques provenant du secteur privé permettraient de réduire les émissions de GES de l’industrie pétrolière et rendraient acceptable l’empreinte environnementale de la province.
Or, dès 2012, le vérificateur général de l’Alberta affirmait qu’il n’était pas possible de savoir si le gouvernement avait pu atteindre ses objectifs de réduction de 20 mégatonnes en 2010 (Saher, 2012).(10) En fait, en 2015, il ne restait que deux projets de captation en cours et le fonds de 2 milliards avait été réduit à 1,3 milliard. Si le vérificateur général se gardait d’émettre des conclusions définitives, on pouvait néanmoins affirmer, comme le concluait un journaliste au terme d’une enquête fouillée, qu’il s’agissait d’un échec des politiques conservatrices pour freiner les changements climatiques (Thomson, 2015).(12) En somme, la confiance envers les solutions technologiques était trop grande au regard des résultats obtenus. Par la suite, les gouvernements conservateurs d’Alison Redford, de Dave Hancock et de Jim Prentice annonçaient un nouveau plan qui n’a jamais vu le jour.
Le plan de lutte contre les changements climatiques des néodémocrates (2015-2019)
Lorsque les néodémocrates provinciaux ont remporté l’élection générale de mai 2015, ils ont pris des actions qui, dans le contexte albertain, juraient fortement avec celles des conservateurs. Au contraire de ces derniers qui répétaient que les émissions de GES en provenance de l’Alberta étaient insignifiantes, les néodémocrates reconnaissaient la nécessité, du point de vue de l’industrie même, que le gouvernement améliore le bilan environnemental de la province.
Six mois après son arrivée au pouvoir, le gouvernement néodémocrate dévoilait son Climate Leadership Plan (novembre 2015). Notons que le dévoilement du plan a été fait en présence de quelques dirigeants des plus importantes compagnies pétrolières (Suncor, Shell et Canadian Natural Resources Ltd par exemple) ainsi que des leaders environnementaux et autochtones. Cette présence indiquait que le gouvernement néodémocrate était parvenu à obtenir l’appui d’acteurs clés, tant économiques que sociaux ou encore des Premiers Peuples, lui assurant ainsi une certaine légitimité auprès des électeur.rice.s. Le plan était ambitieux à défaut d’être radical puisqu’il prévoyait de fermer 18 centrales, d’ici 2030, qui produisent de l’électricité au charbon et de les remplacer par de la production d’électricité avec des énergies renouvelables (30 %), le reste étant produit grâce au gaz naturel; il faut savoir qu’à ce moment, 55 % de l’électricité produite en Alberta dépendait de polluantes centrales au charbon. Le plan prévoyait également une taxation du carbone, d’abord à 20$ la tonne en 2017, et de 30 $ par la suite avec des augmentations pour les années subséquentes en conformité avec le plan fédéral. En décembre 2016, le gouvernement néodémocrate mettait aussi un plafond de 100 mégatonnes d’émissions de GES par année pour l’industrie pétrolière (Oil Sands Emissions Limit Act). L’ensemble des mesures lançait clairement le message que la province albertaine avait un rôle important à jouer dans la lutte aux changements climatiques. Surtout, le gouvernement néodémocrate adoptait la même approche que le gouvernement libéral de Justin Trudeau qui venait d’être porté au pouvoir.
Certes, l’adoption de ces mesures répondait aussi à des objectifs économiques, car l’image publique des sables bitumineux avait été ternie tant aux États-Unis qu’en Europe, rendant ainsi difficile la poursuite des projets de développement (Boily, 2012).(1) Délaissant les campagnes de relations publiques conservatrices, les néodémocrates ont donc choisi d’adopter des politiques qui, comme nous l’avons vu plus haut, lançaient un double message : le premier, que le gouvernement albertain était sérieux dans la lutte aux changements climatiques, le second, que les nouvelles normes environnementales rendaient acceptables la poursuite du développement de l’industrie. Malheureusement pour le gouvernement néodémocrate, les difficultés économiques rencontrées par la province à partir de la récession de 2016 sont venues saboter la légitimité des mesures, lesquelles sont devenues largement impopulaires.
En effet, la baisse des prix du pétrole, les difficultés rencontrées par les producteurs pour exporter le pétrole sur les marchés extérieurs, les retards dans la construction du Trans Mountain et un fort taux de chômage, notamment du côté de Calgary, ont produit un profond ressac contre l’ensemble des propositions environnementales du gouvernement. C’est ainsi que l’on a assisté à une véritable révolte contre la tarification du carbone non seulement au sein des troupes conservatrices, mais aussi dans une grande partie de l’électorat albertain, surtout dans les régions.
L’arrivée des conservateurs unis (2019)
Lors de la campagne électorale d’avril 2019, la lutte aux changements climatiques n’était nullement une priorité du parti de Jason Kenney. Cela dit, il faut noter un changement avec les conservateurs unis qui reconnaissent l’influence humaine dans les changements climatiques: « Le monde est aux prises avec la tension entre nos besoins pour des industries énergétiques basées sur le carbone (carbon-based energy industry) et le consensus que les émissions contribuent directement aux changements climatiques. » (United Conservatives, 2019, p. 34)(14) Cet extrait du programme montre que les conservateurs cherchent stratégiquement à se dissocier de l’image de climatosceptiques qui collait au défunt parti politique Wild Rose (dont la chef avait mentionné que la science était encore incertaine à propos des changements climatiques), et qui s’est fusionné, en 2017, avec les progressistes conservateurs pour donner naissance au Parti conservateur uni.
Mais là s’arrêtent les changements qui relèvent de l’image, et non de l’attitude, le chef du PCU ayant constamment affirmé qu’il démantèlerait les mesures proposées par les néodémocrates avant lui. D’ailleurs, le premier projet de loi du gouvernement a été d’abolir la taxe carbone dès le mois de juin 2019. En fait, la question des changements climatiques occupe une place très mineure dans leur programme, le terme climat étant parfois pris dans le sens économique du terme, celui du « climat d’investissement » (climate investment) (United Conservatives, 2019, p. 32).(14)
Avec le gouvernement conservateur uni de Jason Kenney, on assiste au retour à l’attitude pré-2015, soit celle voulant que les efforts albertains en matière de lutte aux changements climatiques ne doivent nuire ni à l’économie, ni au secteur énergétique. Il revient également à l’esprit des propositions qui prévalaient antérieurement au sein de la grande famille conservatrice, celle des solutions technologiques avec le Technology Innovation and Emissions Reductions (TIER), un système qui, à partir du 1er janvier 2020, demandera aux grands émetteurs de contrôler leurs émissions de GES : « Under this new system, existing facilities with emissions above 100,000 tonnes of carbon dioxide (or equivalent), other than electricity generators, will have to meet an emissions performance target of reducing their emissions intensity by 10 % (increasing by 1 % per year) compared to their average performance between 2016 and 2018. » (United Conservatives, 2019, p. 34.) Toutefois, il s’agit de l’intensité des émissions et non pas de réductions nettes, sans compter que le programme conservateur en dit peu sur l’arrêt, pour 2030, de la production d’électricité au charbon prévu par les néodémocrates, qui constituait un élément central pour réduire les émissions albertaines. Au total, ce n’est pas que les conservateurs unis n’ont pas de plan; c’est plutôt que celui-ci n’est pas en mesure de contribuer à vraiment réduire les émissions et de permettre ainsi d’atteindre la cible de 510 mégatonnes que le Canada veut atteindre en 2030 (The Globe and Mail, 2019).(11)
Une opposition grandissante
Cette « nouvelle » approche préconisée par les conservateurs, qui constitue en un retour aux années antérieures avec un accent sur les grands émetteurs et un rejet de la taxe carbone, est également similaire à ce que l’on retrouve en Saskatchewan, une province dont les émissions de GES ont augmenté de 14 % entre 2005 et 2017 (Gouvernement du Canada, 2019).(5) En effet, dans cette province, le chef du Parti saskatchewanais (Scott Moe), un parti qui est à droite sur l’échiquier politique, est lui aussi fermement opposé à la taxe sur le carbone du gouvernement fédéral. De plus, dans la continuité du précédent chef (Brad Wall), le gouvernement de la Saskatchewan préconise des politiques similaires à celles des conservateurs albertains d’avant 2015.
Dans un document rédigé en 2017, le gouvernement saskatchewanais affirme que les solutions technologiques sont prioritaires dans la lutte aux changements climatiques (Government of Saskatchewan, 2017).(6) À l’image des conservateurs albertains, le gouvernement du Parti saskatchewanais reconnaît que l’activité humaine « exacerbe » les changements climatiques, mais il refuse de s’engager dans la voie de la taxation. Au Manitoba aussi, le gouvernement conservateur de Brian Pallister est contre la taxe carbone, même si son opposition est exprimée avec moins de force que ses homologues albertain et saskatchewanais. De l’avis du premier ministre manitobain, la taxe sur le carbone est seulement une mesure parmi d’autres préconisées par son gouvernement, comme la séquestration du méthane (CBC News, 2018).(3) C’est la Colombie-Britannique qui demeure une province à part dans l’Ouest canadien, cette province ayant adopté il y a déjà dix ans la taxe carbone. Selon une étude, la taxe aurait permis de réduire de 5 % à 15 % l’augmentation des émissions de GES (Murray et Rivers, 2015).(8) Cependant, au total, il s’agit d’une diminution, depuis 2005, de 1,5 % des GES (Gouvernement du Canada, 2019). Chose certaine, la voie ouverte par la Colombie-Britannique n’a pas été suivie.
En effet, les gouvernements conservateurs provinciaux restent opposés à la taxation sur le carbone, croyant tous que la lutte aux changements climatiques doit plutôt passer par des mesures touchant les grands émetteurs et des avancées technologiques.
Or, au mois de juin 2019, le chef du Parti conservateur du Canada sur la scène fédérale a révélé son propre plan de lutte aux changements climatiques et son approche est similaire à celle de ses homologues provinciaux. Si les conservateurs fédéraux affirment vouloir respecter l’accord de Paris, ils avancent les mêmes orientations d’ensemble, à savoir l’opposition à la taxe carbone et l’obligation, pour les grands émetteurs de GES qui dépasseront les normes, de développer des technologies vertes (Parti conservateur du Canada, 2019).(9) De plus, le chef conservateur renoue avec certaines politiques de son prédécesseur (Stephen Harper) en promettant des crédits d’impôt aux particuliers qui voudront apporter des « améliorations vertes » (Marquis, 2019).(7) Cependant, le plan des conservateurs fédéraux est avare de détails sur la manière dont toutes ces mesures produiraient des effets concrets.
Ainsi, l’approche conservatrice, tant fédérale que provinciale, mise sur les électeur.rice.s, notamment dans l’Ouest du pays, qui refusent la solution de la taxe carbone pour lutter contre les changements climatiques. Or, le Canada n’est pas isolé à cet égard; pensons, par exemple, à la révolte des Gilets jaunes, en France, contre un prix sur le carbone. C’est ce qui a fait dire à l’économiste français Christian Gollier, un partisan convaincu de la taxe carbone, que le problème ne relève pas seulement des gouvernements, mais aussi d’une partie de la population qui refuse de réduire les émissions de GES grâce à la taxe carbone (Gollier, 2019).(4) On pourra trouver le jugement sévère; il n’empêche que l’approche conservatrice doit aussi se comprendre à la lumière de ces électeur.rice.s réfractaires à la taxation du carbone. Pour les gouvernements désireux d’emprunter la voie de la taxe carbone, cela représente un défi supplémentaire afin de dégager un consensus en faveur de cette approche.