Droit et politique

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières adopté par l’Union européenne

L’Union européenne a de grandes ambitions pour lutter contre les changements climatiques et se donne pour mandat d’élaborer des outils efficaces pour ce faire. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a dévoilé en décembre 2019 le Pacte vert pour l’Europe. Ce dernier dresse la feuille de route de l’Union européenne pour réviser toutes les réglementations européennes et en instaurer de nouvelles, afin de s’aligner sur ses ambitions environnementales. Le Pacte prévoit un objectif de diminution de 55  % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990, et la carboneutralité d’ici 2050, conformément à l’Accord de Paris (Commission européenne, 2021). Ces objectifs ont d’ailleurs été intégrés à la loi européenne sur le climat entrée en vigueur en juillet 2021. En fin de compte, ce Pacte vert met en place l’économie européenne de demain grâce à des politiques concernant la biodiversité, la rénovation de bâtiments, l’agriculture, le secteur industriel ou encore l’innovation.

La tâche est grande pour l’Union européenne. Elle est l’une des principales puissances économiques au monde. Si ses exportations se sont élevées à 2 123 milliards d’euros en 2020, ses importations, quant à elles, sont montées à 1  868  milliards d’euros. D’ailleurs, ces dernières représentent 20 % des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne. C’est là un enjeu auquel elle souhaite apporter une solution.

Jusqu’à présent, le marché du carbone européen, appelé Système d’échange de quotas d’émissions, octroyait des quotas gratuits à certains secteurs industriels. Néanmoins, le paquet de propositions «  Fit for 55   » du Pacte vert comporte le projet de supprimer les quotas gratuits à ces industries et l’augmentation du prix des quotas (Commission européenne, 2021). Or, l’Union craint que la mise en place de ces initiatives n’augmente la fuite de carbone. Ce phénomène survient quand, face à une réglementation environnementale de plus en plus sévère, à l’instar d’une taxe carbone élevée, les industries réagissent en délocalisant leurs productions dans un pays dans lequel la réglementation environnementale est moins exigeante ou le montant de la taxe carbone est plus faible. Il est possible que le prix du carbone augmente. Si tel est le cas, les entreprises européennes peuvent se retrouver en compétition avec les produits fabriqués à l’étranger pour lesquels le prix du carbone est moins élevé, voire inexistant, de sorte que le prix du produit fabriqué à l’étranger serait moins élevé que le produit européen.

C’est la raison d’être du volet commercial du Pacte vert. Pour atteindre les objectifs fixés en matière de réduction de gaz à effet de serre et éviter que les entreprises européennes ne subissent des conditions de concurrence peu favorables, l’Union européenne a travaillé sur l’instauration d’une taxe carbone applicable aux importations de l’Union européenne et payable à l’entrée du territoire européen. Il s’agit du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), proposé par la Commission européenne le 14 juillet 2021, et qui a fait l’objet d’un accord le 13 décembre 2022, après d’intenses négociations tripartites, c’est-à-dire entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne. L’accord trouvé entre les trois institutions européennes a été pleinement adopté le 18 avril 2023 par le Parlement européen, et le 25 avril 2023 par le Conseil de l’Union. Aussi, le MACF doit entrer en vigueur en octobre 2023, de manière progressive. La stratégie proactive de l’Union européenne est originale : avec la mise en place de ce mécanisme, elle vise à inciter les pays tiers de l’Union européenne à s’aligner sur ses propres ambitions climatiques. Le rapport d’étape sur l’action pour le climat de l’Union européenne indique que «  limiter le réchauffement climatique exige une action sans précédent de la part de tous les pays et de tous les secteurs ». L’Union l’a bien compris : elle ne pourra pas lutter seule contre les changements climatiques.

État des lieux

Un mécanisme à application progressive et sectorielle

Pensé de manière prudente et prévisible par l’Union européenne, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières sera appliqué de manière graduelle, créant de fait une période transitoire. Cette période de transition est bien entendu nécessaire pour permettre d’une part à l’Union de perfectionner la mise en application d’un mécanisme particulièrement technique, et d’autre part aux industries des partenaires commerciaux qui se verront appliquer le mécanisme de s’ajuster à la nouvelle réglementation.

On l’indiquait plus tôt, le mécanisme entrera en vigueur le 1er octobre 2023 (Accord provisoire, 2023). À partir du 31 décembre 2024, et conformément aux articles 5 et 17 du Règlement instaurant le MACF, les importateurs devront, avant d’importer des marchandises au sein de l’Union, procéder à une demande de statut de déclarant agréé. À partir du 31 décembre 2025, les autorités douanières devront informer les déclarants de leur obligation contenue à l’article 35 du Règlement, qui vise à ce que l’importateur produise chaque trimestre une déclaration dans laquelle indiquer des informations sur les marchandises importées (quantité de produits, la quantité de gaz à effet de serre émise, le prix de carbone payé dans le pays de production…). À partir du 1er janvier 2026, toutefois, le Règlement entrera en vigueur dans sa totalité. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que la négociation de l’entrée en vigueur a été corrélative avec la négociation sur la suppression des quotas gratuits octroyés dans le cadre du Système d’échange de quotas d’émission (SEQE). L’Union a ainsi prévu la suppression graduelle des quotas gratuits à partir de 2026 puis totale d’ici 2034. C’est justement à cette date que le MACF sera à son plein potentiel.

Concernant l’application matérielle, le MACF s’appliquera aux produits des industries jugées par l’Union européenne comme étant les plus à risques de fuite carbone. Les négociations tripartites ont, à ce sujet, été particulièrement intenses. La proposition faite par la Commission européenne concernait seulement l’acier, le fer, l’aluminium, le ciment, les engrais azotés ainsi que la production d’électricité. Après moultes négociations, le MACF s’appliquera également à l’hydrogène, aux émissions indirectes à certains produits de bout de chaîne comme les boulons ou les vis. Pour rappel, les secteurs couvrent pas moins de 60  % des émissions de CO2 du secteur industriel de la région. À la fin de la période transitoire, la Commission européenne étudiera la possibilité d’étendre la liste à d’autres produits, et notamment aux produits chimiques organiques ou aux polymères.

Le fonctionnement du mécanisme

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières a été conçu de manière technique. Les institutions européennes n’ont pas eu le choix que d’optimiser et de simplifier les procédés pour adopter un mécanisme applicable par tous les États membres dès son entrée en vigueur. Toutefois, la période transitoire à laquelle nous faisions référence permettra aussi à l’Union d’étudier le fonctionnement du mécanisme et d’ajuster le procédé si besoin est.

Ainsi, il est prévu que les importateurs achètent des certificats carbone correspondant au prix du carbone qui aurait été payé si le produit avait été fabriqué dans l’Union, et ce, conformément à la réglementation européenne en matière de tarification carbone. Le montant des certificats carbone sera calculé sur la base du prix moyen hebdomadaire des quotas du Système d’échange de quotas d’émission vendus aux enchères (en euros/tonne de CO2 émise). Étant donné que le prix du SEQE est calculé quotidiennement, le choix d’un calcul hebdomadaire vise à simplifier les démarches pour les importateurs et les États membres. Cette mesure vise ainsi à taxer les produits de la même manière, qu’ils soient fabriqués sur le territoire de l’Union européenne ou importés. La charge de payer un tarif pour les émissions de gaz à effet de serre lors de la production d’une marchandise se répartit alors sur les épaules des industries européennes et des pays tiers. En fin de compte, la mesure répond de manière efficace à la position de l’Union européenne, qui a bien compris qu’elle ne pouvait pas lutter seule contre les changements climatiques.

On le disait plus haut, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est technique. Les premières critiques qui ont été adressées à la proposition de la Commission européenne portaient sur la mise en œuvre du mécanisme par les États membres. Il était en effet proposé que chaque pays crée des infrastructures pour la mise en place du registre des importateurs. De manière assez pragmatique, cette suggestion représentait un fardeau administratif inutile. Le Conseil de l’Union européenne, dès sa première lecture de la proposition de la Commission en mars 2022, a soufflé l’idée d’une centralisation du registre, qui serait gérée par la Commission elle-même, et auxquels les services douaniers des États auraient accès. Cette simplification a été à juste titre bien accueillie (Conseil de l’UE, 2022b).

Un mécanisme assorti d’exemptions

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières devait nécessairement être conçu pour inclure des exemptions ; d’abord, pour ne pas faire fuir les partenaires commerciaux et ensuite, pour se conformer aux exigences du droit de l’Organisation mondiale du commerce (Dufour et Thool, 2023). Dès le départ, les institutions européennes se sont mises d’accord sur l’exemption accordée aux pays et territoires inscrits dans l’annexe II, section A. Cette exemption vise donc les pays et territoires qui ont un accord qui les lie formellement au SEQE et si le prix du carbone payé dans ce pays ou territoire pour les marchandises est effectivement imputé, sans rabais.

Le mécanisme prévoit aussi qu’il ne sera pas applicable aux «  marchandises d’une valeur négligeable  » au sens de l’article 23 du Règlement (CE) n° 1186/2009 du Conseil du 16 novembre 2009 relatif à l’établissement du régime communautaire des franchises douanières (Accord provisoire, 2023). Autrement dit, selon cette disposition, les marchandises dont la valeur ne dépasse pas 150  euros ne seront pas soumises au MACF. Cette disposition s’applique aussi aux marchandises personnelles des voyageurs.

Mais l’exemption qui est assurément la plus notoire est celle concernant les produits importés de pays qui imposent déjà une tarification sur le carbone. L’article 9 du Règlement européen indique à ce titre qu’«  un déclarant MACF autorisé peut demander dans sa déclaration une réduction du nombre de certificats MACF à restituer pour que le prix du carbone payé dans le pays d’origine pour les émissions intégrées déclarées soit pris en compte  » (Accord provisoire, 2023). Pour ce faire, le prix du carbone doit avoir été effectivement payé dans le pays d’origine. Autrement dit, le déclarant autorisé doit pouvoir apporter la preuve de ce paiement effectif. Les négociations tripartites ont conduit les institutions européennes à préciser cette obligation, particulièrement pour les situations dans lesquelles les importateurs ont obtenu des rabais ou tout autre type de compensation. Dans ce cas, ils doivent avoir en leur possession tous les documents référant aux législations en vigueur en matière de rabais ou compensation sur la tarification carbone, de manière à ce que le MACF soit appliqué en fonction de la situation particulière (Accord provisoire, 2023).

Les conséquences sur les pays tiers

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières a été conçu de manière à permettre aux entreprises européennes de rester compétitives, tout en augmentant le niveau d’ambition climatique en son sein. Le mécanisme a par le fait même été pensé pour inciter les États tiers à augmenter leur contribution à la lutte contre les changements climatiques. En d’autres termes, un État qui souhaite continuer à importer ses produits sur le territoire de l’UE doit soit instaurer une tarification carbone dans son pays ou augmenter le prix de la tarification, c’est-à-dire que les industries qui importent devront en payer le prix en Europe. C’est d’ailleurs ce que résumait Mohammed Chahim, rapporteur sur le projet : «  C’est l’un des seuls mécanismes dont nous disposons pour inciter nos partenaires commerciaux à décarboner leur industrie manufacturière  » (Parlement européen, 2022).

L’Union européenne a intégré à sa réglementation MACF la possibilité de conclure des accords avec les États tiers qui possèdent déjà une tarification carbone, et ce, de manière à ne pas imposer une double taxation (Accord provisoire, 2023). Plusieurs États développés se sont dits ouverts à la possibilité d’instaurer un tel mécanisme sur leur territoire, ou du moins de coopérer avec les institutions européennes au sujet de son MACF. À titre d’exemple, le Canada et l’UE ont conjointement déclaré vouloir «  coordonner leurs approches respectives en matière de tarification du carbone et d’ajustement à la frontière  » (Conseil de l’UE, 2022a). Pour autant, la question des conséquences sur les pays en développement et particulièrement les pays les moins avancés demeure. Les négociations tripartites ont été difficiles à cet égard. Le Parlement européen proposait d’inclure une exemption en faveur des pays les moins avancés et des petits États insulaires en développement. Or, la proposition faite par la Commission n’incluait pas cette exemption. Désormais, l’accord trouvé comprend une disposition indiquant que le rapport que la Commission doit présenter avant la fin de la période transitoire doit comporter une étude des conséquences du mécanisme sur les pays en développement et les pays les moins avancés (Accord provisoire, 2023). Le préambule, toutefois, indique que la Commission devrait fournir une assistance technique à ces pays. Rappelons que de nombreux États vont être touchés par le mécanisme, comme Trinité-et-Tobago et l’Algérie pour le secteur des fertiliseurs, le Mozambique et le Ghana pour l’aluminium, la Zambie et le Zimbabwe pour l’acier et le fer (Gore et al., 2021). Les pays en développement et les pays les moins avancés craignent à raison de devoir supporter les conséquences de l’entrée en vigueur de ce mécanisme.

Conclusion

On l’aura bien compris, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières a peut-être un objectif environnemental, mais il a été également pensé pour répondre à des enjeux commerciaux. C’est un véritable tournant pour l’Union européenne, qui se positionne en leader des changements climatiques et qui invite par la même occasion ses partenaires commerciaux et les États tiers à opérer un virage similaire. Les premières années de la mise en œuvre du MACF seront cruciales pour l’opérationnalisation du mécanisme et permettre aux partenaires commerciaux de s’ajuster aux nouvelles mesures et aux nouvelles formalités douanières. Finalement, il sera intéressant d’observer dans un futur proche la réaction des États en développement et des pays les moins avancés et leur capacité à s’adapter à cette nouvelle réglementation européenne tout en continuant à se développer économiquement.

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