Les printemps 2017 et 2019 auront frappé l’imaginaire collectif en raison de l’ampleur des crues ayant touché de nombreuses rivières du Québec et des dommages qui leur sont associés. En 2019, près de 6700 résidences localisées dans 51 municipalités et distribuées dans presque toutes les principales régions du Québec ont été inondées, sans compter les nombreuses autres résidences qui se sont retrouvées isolées en raison de routes submergées et de glissements de terrain. Le bilan en 2017 était similaire, avec 5371 maisons inondées dans 261 municipalités et 4066 personnes évacuées. Les débits dans plusieurs rivières ont excédé les valeurs mesurées depuis que les stations de jaugeage ont été installées. À titre d’exemple, en 2019, le débit journalier dans la rivière Rouge à la hauteur du Barrage de la Chute-Bell, où Hydro-Québec a craint pour la stabilité de l’ouvrage, a atteint 975 m3/s, la plus forte valeur jamais enregistrée depuis 1964. Une analyse statistique révèle qu’un tel débit a une chance d’être dépassé en moyenne une fois tous les 175 ans (voir encadré : Période de retour et probabilité de dépassement). Il s’agit d’un événement exceptionnel. Pourtant, un autre événement extrême se produisait au même endroit en 1998, cette fois-ci avec un débit maximal journalier de 914 m3/s. Deux crues printanières majeures en 20 ans : est-ce la conséquence des changements climatiques?
La genèse des événements hydrologiques extrêmes
Pour tenter de répondre à cette question, il faut comprendre les mécanismes responsables d’événements hydrologiques extrêmes. On parle ici d’événements dont la période de retour est faible, soit de l’ordre de 20 ans et plus. Les facteurs responsables des grandes crues printanières diffèrent de ceux causant les crues éclairs estivales.
Dans le cas des crues printanières, une combinaison d’ingrédients en influence l’ampleur. Par exemple, la présence d’un imposant manteau neigeux, combinée à de fortes averses de pluie et à des températures au-delà de la normale qui entraînent une accélération de la fonte, peut générer en peu de temps de grands volumes d’eau de ruissellement. Cette eau va rapidement emprunter le réseau hydrographique, lequel ne pourra la faire transiter vers l’exutoire du bassin sans causer des débordements. C’est ce qui explique les crues exceptionnelles de 2017 et 2019. L’hiver 2018-2019 a été particulièrement froid et enneigé, avec des accumulations importantes de pluie en avril. Le printemps 2017 n’a pas été en reste : il est tombé en pluie plus du double de la normale en avril dans plusieurs régions de la province, cela combiné à la présence d’une grande quantité de neige au sol, notamment en Mauricie et en Outaouais. Par ailleurs, un imposant couvert de neige au printemps ne signifie pas nécessairement un hiver enneigé. Ainsi, dans la vallée du Saint-Laurent, une tempête de neige avait laissé jusqu’à 70 cm de neige le 14 mars 2017, alors que les accumulations de neige avaient jusqu’à ce moment été modestes. Enfin, d’autres facteurs viennent influencer l’ampleur de la crue, dont la sévérité du gel au sol, qui réduit l’infiltration de l’eau de ruissellement et la présence d’un imposant couvert de glace de rivière, propice à la formation d’embâcles lors de la fonte printanière ou durant des redoux hivernaux. L’inondation record de la rivière Rouge au Manitoba en 1997 et celle de la rivière Chaudière en Beauce en 2019 ont été influencées par ces processus.
Les processus en jeu dans le cas de crues estivales sont comparativement moins complexes et sont essentiellement le résultat d’une averse d’une grande intensité sur un bassin versant dont le sol est déjà fortement humide. La capacité d’infiltration du sol en est réduite, augmentant les quantités d’eau ruisselée durant l’averse. C’est ce qui s’est passé lors du déluge de Saguenay du 19-21 juillet 1996 : entre 15 et 40 mm de pluie étaient tombés dans les 4 jours ayant précédé la tempête, laquelle avait laissé jusqu’à 245 mm de précipitations dans le bassin versant de la rivière Kénogami.
En plus des facteurs hydrométéorologiques, d’autres éléments, dont la transformation graduelle du territoire, peuvent influencer le régime hydrologique des bassins versants. Par exemple, l’urbanisation entraîne une augmentation des surfaces imperméables. Cette augmentation a deux effets hydrologiques distincts : 1- une augmentation du volume de ruissellement causée par la réduction de la capacité d’infiltration du sol et son accélération en raison des surfaces imperméables qui sont plus lisses que les surfaces naturelles; 2- une réduction de la recharge de la nappe phréatique vu la réduction des quantités d’eau infiltrées, entraînant une réduction des débits en période d’étiage. Zhang, Villarini, Vecchi et Smith (2018)(11) ont par exemple prouvé que l’urbanisation avait exacerbé les effets de la quantité de précipitation tombée à Houston au passage de l’ouragan Harvey en 2017. La disparition des milieux humides au détriment des superficies agricoles et/ou urbaines est un autre exemple de pression anthropique sur le régime hydrologique de bassins versants, dont la capacité à retenir temporairement l’eau en période de crues se trouve réduite (Gunnell, Mulligan, Francis et Hole, 2019).(7)
On en retient donc qu’un événement hydrologique extrême est le résultat de conditions hydrométéorologiques « gagnantes » (p. ex. : épais manteau neigeux, précipitations liquides importantes, températures élevées, sol gelé, sol saturé, etc.), souvent combinées à des modifications de l’utilisation du territoire qui viennent exacerber l’événement hydrologique.
Enfin, il faut reconnaître que des événements hydrologiques extrêmes sont soumis à la variabilité (ou aléa) climatique, qu’il y ait ou non des changements climatiques. À titre d’exemple, Saint-Laurent et Hähni (2008)(8) ont effectué une recension historique des inondations pour les villes riveraines de l’Estrie. Les auteurs notent que l’Estrie a été marquée par deux périodes durant lesquelles le nombre d’inondations a augmenté, soit entre 1924 et 1940 et entre 1970 et 1998, alors que la période entre 1950 et 1960 a été marquée par une diminution du nombre d’inondations coïncidant avec une baisse de la pluviométrie durant ces années.
La question que l’on doit se poser est la suivante : la fréquence et la sévérité des événements hydrologiques extrêmes sont-elles appelées à augmenter en raison des changements climatiques? D’une manière plus générale, que connaît-on des impacts des changements climatiques sur le comportement hydrologique de nos rivières?
Prévoir les régimes hydrologiques futurs
La Direction de l’expertise hydrique du Québec (DEH, anciennement le Centre d’expertise hydrique du Québec) a produit l’Atlas hydroclimatique du Québec méridional (DEH, 2018),(5) qui décrit l’impact anticipé des changements climatiques sur les crues, les étiages et l’hydraulicité (les débits moyens), aux horizons 2050 et 2080 (périodes futures allant respectivement de 2041 à 2070 et de 2071 à 2100), de bassins versants au Sud du 53e parallèle pour deux scénarios de trajectoire de forçage radiatif. Ces scénarios représentent des trajectoires possibles, jusqu’en 2100, de la concentration de tous les gaz en équivalent-CO2 qui contribuent au réchauffement de la Terre, appelées « Representative concentration pathways » (RCP) (Van Vuuren et al., 2011).(10) L’Atlas hydroclimatique utilise les RCP 4.5 et 8.5, qui correspondent à des scénarios respectivement optimiste et pessimiste d’émissions de gaz à effet de serre (GES), le nombre représentant la différence entre le rayonnement solaire reçu et le rayonnement infrarouge réémis par la Terre, exprimée en Watts par m2 de surface. Pour une Terre qui ne subit ni réchauffement ni refroidissement de son climat, le forçage radiatif serait nul.
Le Tableau 1, compilé à partir de l’Atlas hydroclimatique (2018), présente le changement anticipé aux horizons 2050 et 2080 pour le débit journalier maximal annuel de récurrence de 20 ans au printemps de rivières sélectionnées situées au Sud (sous-région Sud) et au Nord du fleuve Saint-Laurent (sous-région centrale). Comme on peut le constater, plusieurs rivières verront leur débit maximal annuel diminuer dans un climat futur lors de la crue printanière, alors que d’autres rivières, situées plus au Nord et à l’Est de la province, verront leur débit journalier annuel augmenter dans le futur.
De telles différences sont le résultat d’effets hydroclimatiques antagonistes sur la génération de la fonte printanière. Dans la sous-région centrale du Québec, les projections climatiques montrent aux horizons 2050 et 2080 une augmentation de la température hivernale et printanière plus importante que dans la sous-région Sud, alors que des augmentations similaires en précipitations sont à prévoir pour les deux régions, selon les données du Tableau 2. En effet, étant donné que la température hivernale est plus élevée au Sud qu’au Nord, l’augmentation de la température dans un climat futur entraînera une hausse de la précipitation liquide comparativement plus importante dans la sous-région Sud et, par conséquent, une réduction anticipée de la couverture nivale, d’où la diminution de l’ampleur de la fonte printanière anticipée à l’horizon 2050 dans cette sous-région par rapport à la sous-région centrale.
Comment expliquer alors les récentes crues qui ont affligé le Sud du Québec depuis les dernières années? On note que les données présentées au Tableau 1 sont des tendances, qui occultent la variabilité naturelle du climat. Aussi, l’incertitude rattachée à de telles projections doit être prise en compte, incertitude dont on peut mieux comprendre la provenance lorsqu’on connaît la façon dont sont calculés les débits des rivières dans un contexte de changements climatiques.
La modélisation en appui à la projection des impacts
La projection du régime hydrologique des bassins versants en condition de climat futur repose sur la modélisation climatique et la modélisation hydrologique. Aujourd’hui, l’état des connaissances scientifiques et leur fédération à travers les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la complexité et le réalisme physique des modèles, de même que les capacités sans cesse grandissantes des machines de calcul, permettent de produire des simulations hydrologiques sur une période temporelle s’étendant jusqu’à l’année 2100. La Figure 1 ci-dessous présente la démarche générale employée pour caractériser le régime hydrologique des bassins versants en climat futur. Cette démarche implique le recours à des modèles de climat et hydrologiques en cascade, où les sorties d’un modèle servent d’intrants au modèle suivant.
L’établissement de projections hydrologiques implique la génération de chroniques de température et de précipitation, habituellement à une échelle de temps journalière. À la base de ces chroniques se trouve le modèle de circulation générale (MCG). Un MCG est un modèle climatique qui solutionne les équations de Navier-Stokes discrétisées décrivant le mouvement de fluides dits Newtoniens, dont font partie les gaz, comme l’atmosphère, et les liquides, comme l’eau. La solution de ces équations permet d’obtenir, dans l’atmosphère et dans les océans, la vitesse, la pression et la température du fluide (air et eau). À ces équations, s’ajoutent des « paramétrisations » pour la prise en compte de phénomènes à des échelles fines, comme la précipitation, l’humidité du sol, l’accumulation et la fonte de neige, ainsi que des équations décrivant l’effet de serre (Flato, 2011).(6) On peut donc simuler l’évolution du climat soumis à des augmentations de concentrations en (GES).
La résolution horizontale de ces modèles est toutefois faible, soit de l’ordre de 300 km, pour permettre la couverture complète de la Terre. Une réduction d’échelle spatiale est requise pour les études régionales, comme l’étude de bassins versants. Cette « mise à l’échelle » peut se faire par l’imbrication de modèles régionaux de climat (MRC) qui sont « pilotés » par les MCG et dont la résolution spatiale est typiquement de l’ordre de 40 à 50 km et pouvant aller jusqu’à 10 à 15 km. C’est le cas notamment du modèle régional canadien du climat (MRCC) du Centre pour l’étude et la simulation du climat à l’échelle régionale (ESCER) de l’UQAM (Caya et Laprise, 1999).(3) La Figure 2 montre un exemple de l’évolution de la température moyenne annuelle et de la précipitation totale annuelle sur une région d’environ 25 km par 25 km englobant le territoire de la Ville de Sherbrooke, produit par des simulations du MRCC à haute résolution de 12 km piloté par le modèle du système terrestre canadien CanESM2 à 310 km de résolution avec le scénario RCP 8.5. On peut y voir que suivant cette simulation, il y aura une augmentation graduelle de la température et de la précipitation dans un climat futur.
La dernière étape de la chaîne de calculs est de faire tourner un modèle hydrologique en utilisant comme intrants des chroniques de température et de précipitations provenant des projections climatiques. Un tel modèle est un assemblage d’équations décrivant les cheminements de l’eau en surface (ruissellement), dans le sol (infiltration, écoulement souterrain) et dans le réseau hydrographique (rivières, lacs) dans un bassin versant (Singh et Woolhiser, 2002).(9) Le modèle hydrologique doit être préalablement ajusté, opération appelée « calage », pour que les débits simulés correspondent le mieux possible à ceux mesurés au cours d’une période historique d’observations. Le résultat final de la chaîne de calculs est une chronique de débits simulés à l’exutoire du bassin versant, appelée projection hydrologique, reflétant l’impact des changements climatiques sur le régime hydrologique du bassin.
Enfin, toute projection hydrologique comporte des incertitudes.Une analyse exhaustive de ces incertitudes a montré que la précision des débits futurs durant la période de crue printanière dépendra, dans l’ordre, des facteurs suivants : les imprécisions des modèles climatiques, la variabilité naturelle du climat, les imprécisions du modèle hydrologique et le scénario d’émission de GES (Chen, Brissette, Poulin et Leconte, 2011).(4) On doit donc être prudent dans l’interprétation de projections hydrologiques qui n’incluent pas une analyse d’incertitude. L’Atlas hydroclimatique du Québec a pris soin d’incorporer une telle analyse dans la présentation de ses résultats.
En conclusion : les crues récentes au Québec sont-elles le résultat des changements climatiques?
Une réponse sans équivoque est difficile à fournir. Selon Burns et Whitfield (2016),(2) des changements ont eu lieu dans les régimes de crue au Canada entre 1961 et 2010, et d’autres changements sont à prévoir dans le futur en réponse aux changements climatiques. La nature et l’ampleur de ces changements dépendent des mécanismes responsables de la genèse des crues. Ces auteurs ont par ailleurs noté une décroissance généralisée de la magnitude de la crue annuelle dans les bassins versants dominés par la fonte nivale, alors qu’une augmentation est notée dans des bassins où on retrouve un régime mixte de crues, générées soit par la fonte printanière, les orages estivaux et les averses automnales, ou encore par la pluie printanière sur un bassin enneigé. Par ailleurs, les projections hydrologiques produites par la DEH montrent qu’en général l’amplitude de la crue printanière dans le Québec méridional est appelée à diminuer dans le futur. Les récentes inondations au Québec ne semblent donc pas a priori porter la signature des changements climatiques anticipés. Toutefois les projections hydrologiques constituent des tendances futures. La variabilité naturelle du climat, qui se manifeste par des fluctuations climatiques saisonnières et aussi interannuelles, influence l’occurrence des événements extrêmes. Cette variabilité est appelée à changer en amplitude et en fréquence en raison d’une « accélération » du cycle hydrologique, lui-même alimenté par une plus grande quantité d’énergie et d’eau dans l’atmosphère. On peut donc penser que les récentes crues au Québec reflètent un changement dans la variabilité d’un régime climatique en transition.