Sciences et technologies

L’eau et la production d’énergie. L’évaporation nette aux réservoirs de l'Eastmain-1 et de Romaine-2

Le Canada avec ses millions de lacs, ses milliers de rivières et ses Grands Lacs, est un des cinq pays (Russie, Chine, Indonésie, États-Unis) disposant de la moitié des ressources mondiales en eau douce. Dans ce contexte, il est difficile de croire que l’eau puisse être un enjeu au Canada.  Pourtant, les changements climatiques pourraient changer cette réalité.

L’augmentation de la population, le développement économique et la hausse de la consommation globale se traduisent par une utilisation accrue des ressources de la planète, dont celle de l’eau qui se retrouve au cœur de nos activités.  En effet, chaque jour, les humains consomment en moyenne 50 litres d’eau pour se laver, se nourrir et s’abreuver. Toutefois, la très grande majorité de l’eau est utilisée par trois grands secteurs : l’agriculture, l’industrie et la production d’énergie. La demande croissante en eau et en énergie pose des défis considérables, en particulier dans les régions pauvres en ressources hydriques.

L’énergie au Québec

L’abondance de l’eau au Canada a favorisé le développement de l’hydroélectricité. Elle représente plus de 60 % de l’électricité produite au Canada et près de 95 % de celle produite au Québec. Les états du Nord-Est américain, comme bien d’autres pays, remplacent progressivement l’énergie nucléaire et les énergies thermiques telles que le charbon, le diesel et le gaz naturel par des sources d’énergie faibles en carbone. Cela favorise le développement des énergies renouvelables, telles que l’hydroélectricité, le solaire et l’éolien.

Dans le confort de nos maisons, on ne voit toutefois pas le travail appelé «  l’équilibrage du réseau électrique  » devant être réalisé pour compenser l’intermittence du solaire et de l’éolien. En effet, lorsque le soleil descend à l’horizon, que les nuages sont présents ou que le vent souffle moins, il faut suppléer par d’autres sources d’énergie afin de maintenir la tension sur le réseau électrique et éviter des pannes d’électricité. L’hydroélectricité est très sollicitée pour équilibrer la demande électrique. La production d’énergie renouvelable et la stabilité du réseau électrique dépendent donc de plus en plus de la disponibilité en eau.

L’empreinte eau

Les changements climatiques pourraient réduire la disponibilité de l’eau dans les régions arides, augmenter le ruissellement dans des régions plus humides et modifier sensiblement la saisonnalité des précipitations. Au Québec, selon les prévisions du Consortium de recherche Ouranos, on devrait s’attendre à des hivers plus doux et des précipitations plus abondantes au cours des prochaines décennies (Ouranos, 2015)(1).

Depuis environ une quinzaine d’années, la notion d’empreinte eau s’impose comme indicateur de l’impact humain sur l’environnement (Herath, et al. 2011)(2). Comme cela est fait avec l’empreinte carbone, on cherche à mesurer la quantité d’eau consommée pour produire un kilowattheure d’électricité et ainsi comparer les différentes filières de production d’électricité (Bakken et al. 2013)(3). L’eau peut être utilisée pour plusieurs usages peu importe la ressource employée pour produire de l’électricité (mazout, gaz naturel, charbon, uranium, vent, rayonnement solaire) : pour refroidir les turbines et les échangeurs de chaleur, produire de la vapeur, nettoyer les panneaux solaires, etc. Certain.e.s s’interrogent sur l’impact éventuel des pertes d’eau par évaporation liées aux aménagements hydroélectriques, ce qui peut être perçu comme une consommation d’eau. L’évaporation et l’évapotranspiration (perte d’eau par l’évaporation de l’eau et par la transpiration des plantes) varient selon le lieu et dépendent de plusieurs variables, dont l’humidité relative de l’air, la température de l’air et de l’eau, l’ensoleillement, la superficie du plan d’eau, la vitesse du vent et le type de végétation.

L’eau des réservoirs hydroélectriques est notre réserve d’énergie, c’est-à-dire notre batterie. Connaître précisément la quantité d’eau disponible et mieux définir les apports d’eau qui arriveront avec les pluies et la fonte des neiges sont des informations fondamentales pour Hydro-Québec. L’équipe du chercheur Daniel Nadeau de l’Université Laval et Hydro-Québec tentent de mieux comprendre l’évaporation sur le réservoir de La Romaine-2, un des quatre réservoirs du complexe hydroélectrique situé en Minganie sur la Côte-Nord du Québec (Carte 1).

Les principaux objectifs de l’étude sont :

  • Quantifier l’évaporation nette du réservoir Romaine-2
  • Mieux estimer l’évaporation dans le modèle de prévisions des apports d’eau d’Hydro-Québec
  • Comprendre l’impact des changements climatiques sur l’évaporation
Carte 1. Localisation du complexe hydroélectrique de La Romaine, situé au nord-est de Havre Saint-Pierre sur la Côte-Nord.

L’évaporation nette

Les données courantes sur l’empreinte eau des aménagements hydroélectriques se fondent sur l’évaporation brute, c’est-à-dire la perte d’eau à la surface du réservoir (Herath et al. 2011)(2). Dans la plupart des cas, on assimile l’évaporation brute d’un réservoir à une consommation d’eau qui, si elle venait à être taxée, augmenterait le coût de la production d’hydroélectricité. Nous croyons plutôt qu’il serait plus approprié de chiffrer l’évaporation nette, soit la différence entre la perte d’eau liée au réservoir et la perte par évaporation et évapotranspiration du milieu naturel avant la mise en eau (Figures 1A et 1B, Strachan et al. 2016(4), Bakken et al. 2013(3)).

Figure 1. Évaporation nette d’un réservoir hydroélectrique, c’est l’évaporation à la surface du réservoir (B) moins l’évaporation des lacs et rivières et l’évapotranspiration de la végétation des milieux naturels avant la mise en eau (A).

Déterminer l’évaporation

Le principal défi dans cette étude est donc de mesurer adéquatement, avec précision, l’évaporation des différents milieux qu’on retrouve dans le secteur de La Romaine. Pour ce faire, quatre tours ont été équipées d’une série d’instruments de mesure de diverses variables météorologiques, telles que la direction et la vitesse du vent, la température de l’air et de l’eau, l’énergie solaire reçue ainsi que celle réfléchie par les sols ou la végétation. Toutefois, le duo d’instruments le plus intéressant, lequel se trouve au cœur de cette étude, est sans aucun doute l’anémomètre sonique et l’analyseur de gaz à infrarouge qui permettent de mesurer les mouvements de l’air en trois dimensions ainsi que la concentration en vapeur d’eau à haute fréquence, soit dix fois par seconde (on dirait une paire de mains, Figure 2). Ce duo d’instruments uniques assure l’uniformité des mesures pour tous les milieux, permet le calcul de la covariance des turbulences et la validation des modèles qui prennent en compte les changements climatiques. Lorsque l’eau en surface (réservoir, végétation, sols) devient de la vapeur, elle est soumise au brassage des tourbillons (turbulences) présents dans l’atmosphère. Plus ceux-ci sont efficaces à mélanger la vapeur d’eau, plus l’évaporation sera importante. La méthode dite de la « covariance des turbulences », c’est le calcul de la moyenne d’eau transportée par les parcelles d’air humide (tourbillons) quittant la surface et se dirigeant en hauteur dans l’atmosphère qui permet de mesurer directement l’évaporation.

Figure 2  : Instruments de mesures installés sur les tours déployées dans les différents milieux. Deux types d’anémomètres soniques ont été déployés et constituent le cœur technologique de cette étude.

Les tours instrumentées sont installées dans trois milieux représentatifs du territoire de la Romaine, soit dans une tourbière (Figure 3B, équipe de Michelle Garneau), dans une forêt (la plus haute tour avec 24 mètres, Figure 3C), sur la rive sud du réservoir Romaine-2 (Figure 3A) ainsi que sur un quai flottant au centre du réservoir Romaine-2 (Figure 3D). Les instruments prennent des données en continu toute l’année à l’exception de ceux du quai flottant, installé de juin à octobre à chaque année.

Figure 3. Tours instrumentées pour la mesure de l’évaporation avec la technique de la covariance des turbulences et déployées dans 3 milieux typiques du secteur de La Romaine-2.
A) sur une rive du réservoir Romaine-2, B) dans une tourbière, C) dans la forêt adjacente au réservoir et D) sur un quai flottant sur le réservoir Romaine-2 (de juin à octobre).

L’ensemble des données récoltées par ces instruments nous permet de quantifier l’évaporation de chacun des milieux et de calculer l’évaporation nette (Bonneville et al. 2008, Strachan et al. 2016)(5).

Observations préliminaires et réflexions

En général, l’évaporation varie d’une région géographique à une autre et dépend du couvert de végétation et de la température annuelle moyenne. Dans le secteur de la Romaine-2, elle varie de 400 à 520  mm par année pour la forêt, de 300 à 460  mm pour les tourbières et de 450 à 600  mm pour le réservoir. Selon les données hydrologiques d’Hydro-Québec et d’Environnement Canada, la région de La Romaine reçoit de 850 à 950  mm de précipitations par an. Toutefois, une bonne partie de ces précipitations, soit environ de 30 % à 55 %, retourne à l’atmosphère naturellement via l’évaporation et l’évapotranspiration. Des valeurs similaires d’évaporation et de précipitations ont été observées dans le secteur de l’Eastmain-1 et ailleurs au Québec.

On observe généralement une évapotranspiration plus forte pendant la saison de croissance lorsque les températures sont les plus chaudes, soit de mai à septembre, et plus faible pendant la saison froide, soit d’octobre à avril, lorsque la végétation est en dormance. Le même phénomène se répète-t-il pour un réservoir hydroélectrique? Selon l’étude réalisée sur le réservoir de l’Eastmain-1, au moyen-Nord du Québec, l’augmentation de l’évaporation des réservoirs au printemps serait décalée d’environ un mois, soit au milieu ou à la fin de mai (Figure 4A). Avec une seule année de mesure, on observe le même patron pour le réservoir de La Romaine-2 (Figure 4B). Ce décalage serait attribuable au réservoir qui profite de l’énergie disponible d’abord pour se réchauffer une fois les glaces disparues avant de véritablement « démarrer » l’évaporation. Celle-ci est particulièrement soutenue à l’automne et même jusqu’en décembre, où typiquement le couvert de glace se forme. Un réservoir est par définition une grande réserve d’eau, donc il représente un plus gros volume d’eau à réchauffer au printemps ou à refroidir à l’automne, comparativement aux lacs du même secteur. Plus le volume est grand, plus long serait le décalage du processus au printemps et à l’automne. Le vent, les vagues et le temps de mélange des eaux, ainsi que la surface d’eau du réservoir ont aussi un rôle à jouer dans la dynamique de l’évaporation du réservoir. Comment ces paramètres affectent l’évaporation du réservoir et comment ils évolueront avec les changements climatiques sont des objectifs de l’étude sur le réservoir de Romaine-2.

Figure 4. Évaporation brute en fonction du temps (mm d’eau par année pour la forêt, tourbière et réservoir) des secteurs de l’Eastmain-1 (2008-2012, A) (Adapté de Strachan et al. 2016) et de La Romaine-2 (2018-2020, B).

Au Québec, les conditions climatiques hivernales entraînent une demande accrue d’électricité pour le chauffage des maisons, donc une utilisation plus importante de l’eau des réservoirs. Cela se traduit par une baisse graduelle des niveaux d’eau entre janvier et mai. De mai à la mi-décembre, avec les apports printaniers et les pluies d’automne, le réservoir se remplit graduellement. Cette variation du niveau d’eau joue sur la superficie du réservoir et son évaporation qui est plus importante l’été que l’hiver. On ne peut donc pas se contenter de calculer l’évaporation moyenne mensuelle; il faut nécessairement l’évaluer quotidiennement en fonction du niveau d’eau, de la superficie du réservoir et des paramètres qui l’influencent. On constate que cela nécessitera beaucoup de réflexion et d’analyse.

L’eau et l’énergie

Avec l’empreinte eau, on cherche à connaître la quantité d’eau consommée pour produire un kWh d’électricité (Herath et al. 2011, Bakken et al. 2013, GIEC 2012). Pour ce faire, on divise l’évaporation nette annuelle du réservoir par l’énergie produite toute l’année par la centrale qui lui est associée, tel que définie dans l’équation 1  :

Équation 1

Empreinte eau = (Évaporation du réservoir − Évapotranspiration de l’écosystème avant la mise en eau) ¸  Production annuelle d’énergie

Selon l’étude de Strachan et al. (2016) menée sur les réservoirs de l’Eastmain-1 et de Robert-Bourassa, l’empreinte eau est de l’ordrede 4 à 14 litres d’eau par kWh. Cela correspond aux quelques valeurs disponibles dans la littérature scientifique pour des réservoirs en Norvège et en Nouvelle-Zélande (Bakken et al. 2013). On aimerait raffiner cette valeur et savoir si la topographie-morphométrie d’un réservoir influence l’évaporation. Est-ce qu’un réservoir en forme de plateau tel celui de l’Eastmain-1 (profondeur moyenne de 6 m, superficie de 603 km2, Figure 5A) évaporera plus qu’un réservoir en forme de vallée tel que celui de La Romaine-2 (profondeur moyenne de 29 m, superficie de 86 km2, Figure 5B)?

Et les changements climatiques dans tout ça?

Une fois l’évaporation nette estimée à partir des données historiques pour tout le complexe, la question qui s’impose est de savoir comment elle variera dans les prochaines décennies. On s’attend à une hausse des températures de l’air et à une augmentation de l’évaporation des réservoirs en raison de la diminution de la durée du couvert de glace (Wang et al. 2018)(6). Ce dernier agit en quelque sorte comme un couvercle sur les pertes en vapeur d’eau. Sur les milieux terrestres, il est plus difficile de se prononcer en raison des nombreuses boucles de rétroactions climatiques qui existent. On s’attend à plus de précipitations (Ouranos, 2015), mais aussi à une « demande évaporative » de l’atmosphère plus importante. Celle-ci représente la capacité de l’atmosphère d’absorber de la vapeur d’eau, un peu comme le ferait une éponge. Pour intégrer l’effet global des changements climatiques sur l’évaporation nette de réservoirs hydroélectriques, on aura recours à des modèles de surface, utilisés pour simuler les échanges d’eau et d’énergie entre la surface terrestre, le réservoir et l’atmosphère. Avant d’utiliser ces modèles avec confiance pour les climats futurs, leur performance sera validée avec les observations provenant de nos tours de mesures.

Conclusion

Au Québec, le changement climatique aura une influence certaine sur les apports en eau et l’évaporation-évapotranspiration des écosystèmes naturels ainsi que sur les réservoirs dans le futur. Les projections climatiques prévoient une hausse des précipitations accompagnée d’un réchauffement des températures, ce qui complexifie le portrait futur de l’évaporation. Les résultats de l’étude au réservoir de La Romaine-2 aideront à mieux comprendre le rôle de l’évaporation, mieux prévoir les apports d’eau dans les réservoirs du Québec en fonction des changements climatiques et mieux planifier la capacité d’Hydro-Québec à produire l’électricité pour ses clients.

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