Droit et politique

L’érosion des rives du fleuve Saint-Laurent : doit-on adapter le droit de la navigation ?

Protéger le territoire côtier contre l’érosion, la navigation ainsi que l’occupation des berges présente de nombreux défis, notamment en raison de la densité de la population aux abords du Saint-Laurent et de l’importance de cette voie maritime. Les changements climatiques viennent également complexifier la situation, car, d’une part, les projections indiquent une augmentation du niveau des mers et, d’autre part, les politiques canadiennes et québécoises favorisent le développement du secteur maritime pour transporter les marchandises, du fait de son empreinte carbone dix fois moindre que le transport terrestre (Ministère des Transports du Québec, 2021). Plusieurs mesures réglementaires ont déjà été adoptées par les gouvernements du Québec et du Canada ainsi que les municipalités riveraines pour réduire l’érosion des côtes, y compris des mesures préventives liées à l’utilisation du sol ou des mesures défensives comme la construction de digues de protection (Choquette et al., 2019). Or, si le gouvernement du Québec et les municipalités peuvent agir sur les rives pour les protéger, ils ne peuvent intervenir ni sur la navigation pour contrer ses conséquences côtières, ni dans le Saint-Laurent pour installer des ouvrages de protection, car ces champs de compétence relèvent exclusivement du gouvernement fédéral, conformément à notre droit constitutionnel. D’ailleurs, l’actuel litige contre le gouvernement du Canada pour des dommages causés par le trafic maritime sur des terrains dans les municipalités de Varennes, de Verchères et de Contrecœur nous rappelle l’importance d’une action concertée en matière environnementale, malgré la déresponsabilisation progressive du gouvernement fédéral à l’égard du chenal maritime du Saint-Laurent (Action collective de 2021). En effet, au moins, à partir des années 1950 et jusqu’à l’abolition du programme fédéral de protection des rives en 1997, le Canada contribuait financièrement aux ouvrages de protection contre l’érosion requis par la navigation dans le chenal. Quoi qu’il en soit du verdict final des tribunaux, l’indemnisation des populations riveraines et l’installation d’ouvrages de protection dans les zones les plus sujettes à l’érosion ne favoriseront pas, à elles seules, l’établissement d’une navigation responsable basée sur une gestion intégrée de l’eau et sur le développement durable de l’industrie maritime : cela n’équivaudrait qu’à pallier une partie des conséquences, économiques ou autres, d’un usage.

C’est dans ce contexte que le projet EMPHASE1, porté par l’Institut national de la recherche scientifique, a réuni, de 2020 à 2023, une équipe multidisciplinaire pour modéliser les modifications hydrodynamiques créées par le passage des embarcations, un phénomène connu sous le nom de « batillage », et pour analyser certains enjeux socio-économiques du batillage dans le Saint-Laurent.

Le batillage : état d’un phénomène érosif

Tandis que la moitié environ des 4 500  km de rives de l’estuaire du Saint-Laurent présente des signes d’érosion et que le phénomène est en progression, l’effet cumulatif du sillage des embarcations constitue un facteur de stress important pour les environnements côtiers, entraînant parfois un recul important du trait de côte. Dans certains secteurs près de Montréal, jusqu’à 85  % de l’érosion provient des navires commerciaux alors qu’en général, la contribution du batillage au recul côtier est plutôt de l’ordre de 15  % (Dauphin, 2000). L’érosion causée par les déplacements nautiques varie en fonction de l’embarcation (vitesse, morphologie de la coque, etc.) et du plan d’eau (bathymétrie, régime des vents, cohérence sédimentaire, etc.). Deux facteurs influencent principalement le taux de recul des berges attribuable au batillage, soit la vitesse de l’embarcation et sa distance de la côte. L’impact érosif est certain lorsque le déplacement nautique s’effectue à l’intérieur de 600  mètres de la berge et s’estompe progressivement si l’embarcation se trouve au-delà (Dauphin, 2000).

L’approche canadienne de régulation de la navigation dans le fleuve Saint-Laurent

La réglementation (lois, règlements, etc.) est l’outil d’intervention habituel des gouvernements. En dépit de la reconnaissance explicite des conséquences du batillage par les autorités canadiennes (Garde côtière canadienne, 2022), le droit canadien se démarque par sa faible production réglementaire liée à la protection des berges du Saint-Laurent. Il n’existe, en effet, aucune restriction générale de vitesse sur ce cours d’eau ayant pour but la protection de l’environnement côtier, les seules restrictions légales visant à éviter la pollution marine ou à protéger les mammifères marins. Par conséquent, le législateur fédéral a plutôt choisi de faire confiance aux capitaines, qui ont toute l’autorité à bord pour déterminer la route et la vitesse de leurs navires, ne serait-ce qu’après une considération générale des dommages environnementaux potentiels. Les personnes aux commandes de bateaux de plaisance possèdent également une latitude similaire sous réserve de l’obtention de leur permis de navigation. Précisons que la Loi sur le pilotage (L.R.C. 1985, c. P-14) oblige certains navires (étrangers ou de grande taille) à accueillir à leur bord des pilotes qualifiés pour la navigation dans des secteurs plus problématiques entre Les Escoumins et Montréal. Quoiqu’ils n’aient pas l’obligation de protéger les berges, ces pilotes ont une fine connaissance du fleuve et pourraient représenter, avec une sensibilisation et des mesures incitatives suffisantes, une solution pour assurer à la fois la sécurité et la protection de l’environnement, du moins dans ces secteurs.

Les restrictions nautiques, que l’on retrouve dans le Règlement sur les restrictions visant l’utilisation des bâtiments (DORS/2008-120), sont d’application restreinte et ne visent généralement que certaines zones du fleuve. Par exemple, la vitesse est restreinte à 10  km/h sur le fond dans certains chenaux à proximité de Montréal. Il existe également une interdiction de naviguer sur le Saint-Laurent à plus de 25  km/h, de 21 h à 7 h. Évidemment, ces restrictions se justifient davantage par le besoin d’assurer la sécurité de la navigation dans des passages étroits et de nuit que par des préoccupations environnementales. Pourtant, la plupart des provinces canadiennes (Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta, Colombie-Britannique et Nouvelle-Écosse) disposent de restrictions générales pour réduire l’effet érosif des déplacements nautiques et, incidemment, protéger les écosystèmes littoraux. Dans tous leurs plans d’eau, les bâtiments à propulsion mécanique ne peuvent naviguer à plus de 10 km/h à 30 mètres ou moins de la rive. Quoique cette mesure soit peu efficace contre le batillage des navires commerciaux, elle diminue néanmoins l’impact érosif des embarcations de plaisance en raison de leur proximité à la côte. Il est à noter également que le règlement fédéral permet aux municipalités de demander des restrictions de vitesse ou de navigation. Si la décision de réglementer les usages nautiques revient au ministère fédéral des Transports, les autorités locales disposent au moins d’un moyen procédural pour demander des restrictions dans leurs secteurs pour des motifs notamment environnementaux ou d’intérêt public. La réglementation n’est cependant qu’une des techniques employées pour réguler la navigation dans le Saint-Laurent. Des outils de gouvernance ont aussi été élaborés pour y favoriser une navigation responsable.

La gouvernance étatique

La gouvernance étatique réfère à l’utilisation, par des instances publiques, d’instruments non contraignants (guides, lignes directrices, etc.), mais guidant ou modifiant néanmoins les comportements des destinataires de ces normes. Par exemple, la réglementation fédérale relative à la sécurité nautique exige que les navires de grande taille aient à leur bord les Avis aux navigateurs produits par la Garde côtière canadienne (2022), afin notamment de favoriser des déplacements nautiques responsables. Ce document reconnaît explicitement les conséquences négatives du batillage sur les rives et promeut une faible réglementation des vitesses dès lors que «  […] chaque personne ayant la responsabilité de la navigation d’un bâtiment qui, mieux que quiconque connaît ses caractéristiques, agit avec modération et ralentit au besoin.  » (Garde côtière canadienne, 2022). De plus, Transports Canada produit des guides similaires sur la sécurité nautique en contexte de plaisance, qui recommandent de surveiller le sillage et le remous de l’hélice pour limiter l’érosion des berges (Transports Canada, 2014). On considère souvent les normes de gouvernance étatique comme du « droit souple  ».

La gouvernance non étatique

La gouvernance non étatique réfère à divers systèmes de normativité privée (certification, autorégulation, etc.). Les timides interventions réglementaires du gouvernement fédéral dans le Saint-Laurent tentent de ne pas restreindre indûment la navigation, particulièrement la navigation commerciale, et misent plutôt sur la responsabilisation volontaire des capitaines et de l’industrie maritime. La ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne s’est d’ailleurs exprimée sur ce point, en 2020, à la suite d’une pétition citoyenne demandant l’instauration de limites de vitesse sur le Saint-Laurent pour protéger les berges : Concrètement, les réductions volontaires de vitesse par l’industrie maritime se font dans quatre sites, entre Sorel et Montréal, d’une longueur totale approximative de 25 km. Dans ces zones sélectionnées par l’industrie maritime, les navires sont encouragés à ne pas se déplacer à plus de 10 nœuds. Si l’on peut critiquer sa portée géographique extrêmement restreinte, l’approche fonctionne néanmoins, car la mesure est respectée à 99  % depuis 2019 (Bureau d’information maritime, s. d.). Relevons également la création de l’Alliance verte en 2007, une certification environnementale élaborée pour et par l’industrie maritime nord-américaine. Le respect des réductions volontaires de vitesse est, selon les conditions de ce programme, une mesure essentielle de mitigation des émissions atmosphériques polluantes et des GES.

« Le gouvernement du canada [sic] appuie les initiatives visant à prévenir l’érosion des berges et collabore étroitement avec l’industrie du transport maritime commercial sur le fleuve Saint-Laurent afin de surveiller et d’encourager la réduction volontaire de la vitesse des navires qui naviguent dans les zones sujettes à l’érosion. »

(Parlement du Canada, 2020)

N’étant pas contraignantes, les normes de gouvernance non étatique (réductions volontaires de vitesse et autres) doivent, pour être efficaces, répondre d’incitatifs suffisamment importants pour changer les comportements de leurs destinataires. Ces incitatifs peuvent être économiques (revenus plus élevés, nouvelles parts de marché, stratégies de marketing, etc.), sociaux (pression sociale, attentes des pairs, etc.) ou encore personnels (agir selon une communauté de valeurs, etc.). Dans le cas de la navigation, il n’existe aucun intérêt économique direct pour l’industrie maritime à protéger les berges. Au contraire, en réduisant la vitesse des navires commerciaux ou en prenant d’autres routes, le temps de déplacement s’accroît et la rentabilité peut en être compromise. Il n’y a, non plus, presque aucune pression sociale pour la navigation commerciale, car leur lien avec les communautés est souvent limité ou inexistant. Pour la navigation de plaisance, ce lien ne sera présent que pour une minorité de plaisanciers venant du voisinage. Il reste les valeurs morales liées au respect de l’environnement par les autorités des navires. Dans le Saint-Laurent, ces valeurs environnementales doivent comprendre, dans une optique de gestion des risques, la protection des mammifères marins, la réduction de la pollution aquatique et atmosphérique ainsi que la protection des berges. Or, en matière nautique notamment, les enjeux socio-économiques ont généralement priorité sur ces valeurs.

L’efficacité relative de l’approche canadienne pour une navigation responsable

Il est clair qu’en matière nautique, le temps est précieux et que toute restriction de vitesse ou toute déviation peut apparaître contre-productive. L’approche multinormative canadienne favorise-t-elle le développement d’une navigation responsable, sensible à une gestion intégrée de l’eau et consciente de la nécessité pour l’industrie maritime de se développer d’une façon durable ?

La réglementation canadienne protège de façon très stricte certains secteurs vulnérables du Saint-Laurent. Toutefois, elle ne s’efforce pas de prévenir globalement les conséquences de la navigation sur les rives ; elle répond plutôt aux demandes de protection venant des communautés locales. Cette approche peut être efficace si les communautés demandent effectivement des mesures de protection et si un contrôle de la norme est réellement effectué. Cependant, on ne peut concilier cette approche ni avec l’application d’une gestion intégrée de l’eau ni avec les préceptes du développement durable, car une analyse sectorielle et non systématique des risques de la navigation n’intègre pas l’érosion des berges de manière holistique. En effet, si les rives fragiles ne sont pas identifiées et prises en charge par les communautés locales, la réglementation fédérale ne s’y attardera pas, car elle ne cherche pas à identifier a priori le lieu des conséquences de la navigation alors qu’elle en reconnaît les risques.

Ce faible accaparement de l’enjeu du batillage peut s’expliquer par la difficulté des valeurs environnementales lorsque des impératifs économiques sont en jeu, comme c’est le cas avec la navigation commerciale. C’est ce qui explique l’intervention réglementaire de l’État dans une multitude de domaines (déversements maritimes, mammifères marins, etc.), bien qu’elle soit déficiente dans le cas des berges. En misant sur la gouvernance non étatique pour protéger les berges du Saint-Laurent, le gouvernement fédéral ne peut espérer qu’un faible nombre d’adoptions spontanées de comportements préventifs et responsables. En ce qui concerne la gouvernance étatique pour protéger les berges, même si la loi peut donner une force contraignante à des directives ou à des guides, ce n’est pas le cas ici. De plus, les Avis aux navigateurs (Garde côtière canadienne, 2022) et les autres documents similaires ne font que recommander la prudence pour éviter l’érosion. Rendre ces documents d’application obligatoire n’améliorerait donc pas nécessairement la protection des berges.

Vers une navigation réellement responsable

En matière de navigation, un domaine où les externalités négatives sont difficiles à prévenir et à contrôler, l’État demeure le mieux placé pour intervenir. Dans le cas de la protection des berges du Saint-Laurent, on ne peut espérer que les autorités des navires accordent une attention particulière aux côtes sans leur imposer minimalement une obligation de moyens. Le gouvernement fédéral pourrait s’inspirer du Code des transports français, qui requiert des conducteurs et conductrices qu’ils prennent toutes les mesures de précaution que commandent le devoir général de vigilance et la bonne pratique de la navigation en vue d’éviter des dommages aux rives ou de porter atteinte à l’environnement. Le code ajoute même que la vitesse doit être réglée pour éviter de créer des remous ou un effet de succion de nature à causer des dommages aux berges.

Pour conclure, une navigation responsable implique d’identifier tous les enjeux résultant de cet usage et de les internaliser efficacement dans la pratique nautique. Ici, il revient au gouvernement fédéral d’agir, et ce, d’autant plus que la faible empreinte carbone du transport maritime par rapport au transport terrestre laisse envisager un recours accru aux usages nautiques pour réduire les émissions mondiales de GES. Dans une perspective de développement durable, ce transfert modal essentiel à la lutte contre les changements climatiques doit s’opérer en considération de l’ensemble des enjeux pertinents, notamment côtiers.

Le projet EMPHASE, réalisé partiellement dans le cadre de la maîtrise de l’auteur principal, a été subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et l’Agence nationale de la recherche. L’auteur principal a également reçu des bourses d’excellence en recherche de la Fondation J.A. DeSève,
du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC) et du CRSH.

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