L’importance d’améliorer notre compréhension de la dynamique des changements environnementaux dans le contexte du changement climatique rapide est primordiale afin de mieux anticiper les bouleversements environnementaux et de s’y préparer en tant que société. Fondé en 1961, le Centre d’études nordiques (CEN) a formé un très grand nombre d’experts québécois et d’expertes québécoises sur les environnements froids et leurs différentes composantes biologiques, géographiques et géologiques. Ces spécialistes se trouvent aujourd’hui dans presque toutes les universités québécoises et autres, dans la fonction publique et aussi dans le secteur privé. Plusieurs travaillent de concert pour approfondir les connaissances sur le domaine nordique, qui subit présentement le réchauffement climatique anthropogénique.
Dans le cadre climatique actuel, où l’augmentation des températures connaît une rapidité jamais vue, les spécialistes du CEN se posent tous et toutes la même question, à savoir : comment ce changement fondamental de l’environnement touche-t-il l’intégrité des écosystèmes et des géosystèmes nordiques ? Les conséquences de ce réchauffement rapide sur des régions peu perturbées par les conséquences directes des activités anthropiques demeurent largement incertaines et il est difficile de prévoir à quelle vitesse elles se produiront, même avec les modèles les plus performants. L’équipe de recherche du CEN, provenant d’une multitude de disciplines, allant des écologistes aux géomorphologues, s’est donc réunie plusieurs fois afin de réfléchir de façon systématique et coordonnée à cet avenir sous un angle commun, c’est-à-dire tenter de définir la sensibilité de l’environnement nordique au réchauffement actuel et futur. L’objectif était plus précisément de déterminer avec quelle rapidité les différentes composantes des systèmes nordiques pourraient passer d’un état à un autre avec un réchauffement hypothétique soudain de cinq degrés Celsius de la température moyenne annuelle de l’air.
Corridor d’étude du Québec boréal au pôle Nord
La région d’intérêt de notre groupe d’experts est un corridor d’une largeur d’environ 200 km s’étendant de la forêt boréale du Québec, dans les environs de Matagami, jusqu’au désert polaire de l’île Ward-Hunt, qui est l’île la plus au nord du Canada, sur la côte septentrionale de l’île d’Ellesmere. C’est un gradient latitudinal d’environ 3 000 km couvrant des températures annuelles moyennes de l’air allant de quelques degrés au-dessus de zéro à environ 20 degrés sous zéro. Le long de ce gradient, on retrouve des états contrastés pour plusieurs composantes du paysage à mesure qu’on passe de la forêt à la toundra, puis au désert polaire (figure 1).
Figure 1. Transect latitudinal de l’étude allant du Québec boréal au pôle Nord. Le transect s’étend sur plus de 3 000 km du sud vers le nord et couvre des conditions variées de températures moyennes de l’air et de précipitations annuelles (section de gauche) ; il s’agit d’un transect représentatif du nord-est du continent nord-américain (section centrale) ; l’étude comprend entre autres des états contrastés pour le pergélisol, les lacs et la végétation (section de droite).
La méthode adoptée lors de nos rencontres de remue-méninges est connue sous le terme d’élicitation d’experts et se base sur une approche visant à inciter une personne à statuer sur différentes hypothèses ayant recours à ses connaissances et à sa compétence. Nos objectifs spécifiques étaient premièrement d’identifier la localisation latitudinale des seuils critiques entre les états contrastés des composantes des écosystèmes, et deuxièmement d’évaluer la sensibilité au réchauffement de six composantes clés des paysages nordiques, soit le pergélisol, les tourbières, les lacs, la neige, la végétation et les vertébrés endothermes (à sang chaud) (figures 1 et 2). Un seuil critique a été défini comme le point au-delà duquel un système commence à passer d’un état à un autre en réponse à un facteur externe. Nous avons considéré la position actuelle la plus au sud d’un état donné le long de notre gradient latitudinal comme étant le seuil critique, car tous les systèmes situés plus au sud, c’est-à-dire dans un climat plus chaud, sont caractérisés par un autre état. La sensibilité a été définie comme le temps nécessaire pour une composante afin de passer d’un état à un autre, par exemple d’un état de pergélisol continu à discontinu.
Figure 2. Illustration des six différentes composantes des paysages nordiques retenues pour l’étude : le pergélisol (zone ombragée), les tourbières (polygones), les lacs, la neige, la végétation et les vertébrés endothermes.
Nous avons identifié un total de 28 états contrastés pour l’ensemble des composantes retenues (figure 1). Puis, nous avons utilisé des données publiées et non publiées, y compris nos propres observations, afin de déterminer la latitude la plus basse (à ±2,5 degrés de latitude) à laquelle on retrouve chacun des seuils des états contrastés le long de notre corridor d’intérêt. Par exemple, la localisation latitudinale de la limite sud de la toundra forestière, ou bien celle des lacs possédant une couverture de glace intermittente (par rapport à une couverture pérenne). Les écosystèmes situés à ces limites sud ont été considérés comme étant à des seuils critiques.
Une fois les états contrastés définis et les positions latitudinales des seuils critiques localisées, nous nous sommes demandé il faudrait combien de temps pour passer à un autre état contrasté (qui existe présentement le long du gradient) à la limite sud de celui-ci, si le système était subitement exposé à un réchauffement de la température annuelle persistant de 5 °C.
L’évolution de la végétation, influence majeure sur les autres composantes
Les discussions qui s’en sont suivies ont fait ressortir les liens existants entre les différentes composantes. Il se trouve que la végétation, surtout dans la portion sud du gradient, exerce une influence majeure sur les caractéristiques de toutes les autres composantes, sauf les tourbières, dont la nature et le développement sont plutôt influencés par le pergélisol. La végétation, contrairement à la glace, qui disparaît rapidement (à l’échelle de quelques décennies) dans le secteur nord du transect, migre relativement lentement, à l’échelle d’au moins un siècle d’un seuil critique à un autre. En effet, les arbres vivent plusieurs décennies et mettent du temps à s’établir plus au nord, ce qui laisse à la couverture arbustive le temps de se densifier et de s’approprier l’espace et les ressources dont les arbres auront besoin une fois qu’ils auront atteint les latitudes présentement recouvertes par la toundra arbustive (Rees et al., 2020). Ce phénomène, nommé verdissement, fait en sorte que le paysage devient beaucoup plus densément végétalisé, sans toutefois qu’il passe à un autre état contrasté, c’est-à-dire à celui de forêt ouverte. Les mammifères et les oiseaux qui sont adaptés à l’un ou l’autre de ces états contrastés auront tendance à demeurer là où la végétation leur convient le mieux ; ils ne seront donc pas forcément contraints à migrer rapidement vers le nord avec un réchauffement, tel qu’on pourrait instinctivement le croire. Dans le nord du transect, la dégradation rapide de la cryosphère exerce une influence marquée sur la sensibilité des composantes (Prowse et al., 2006). La durée de l’englacement des lacs, qui fait en sorte qu’un lac passe d’un état contrasté à un autre en l’espace de quelques années seulement, rendra disponible cet habitat pour certaines espèces d’oiseaux, dont la migration vers le Nord se fera rapidement.
Dans nos évaluations des temps de réponse des composantes au réchauffement de 5 °C, nous avons aussi considéré les mécanismes potentiels de rétroaction entre les composantes, car ces mécanismes peuvent raccourcir le temps de réponse. Par exemple, les interactions entre la végétation et la neige peuvent augmenter la capacité d’isolation thermique de la neige et ainsi réduire le refroidissement des sols en hiver. Des températures du sol plus élevées peuvent favoriser le recyclage des nutriments, ce qui promeut davantage la croissance des végétaux. Une telle rétroaction positive peut réduire le temps de réponse de la végétation et de la neige au réchauffement et a été considérée par les experts. Ce type de mécanisme connu, les changements s’étant produits dans le passé, les effets en cascade et les interactions entre les composantes des systèmes ont été considérés par les experts du groupe lors de leurs évaluations des temps de réponse des composantes au réchauffement.
Conclusions des avis d’experts
Les résultats de notre étude, qui sont présentement en train d’être évalués par les pairs pour une publication dans la littérature scientifique, améliorent notre compréhension de la dynamique environnementale des régions nordiques dans le contexte actuel de réchauffement climatique rapide (Saulnier-Talbot et al., soumis). En effet, l’approche basée sur l’avis structuré d’experts que nous avons adoptée comporte plusieurs avantages pour combler les faiblesses des approches traditionnelles basées uniquement sur les données empiriques. Malgré le fait que plusieurs composantes environnementales importantes, comme le régime de précipitations ou les épidémies, n’aient pas été prises en compte de façon explicite, nous avons pu identifier et intégrer les sources principales d’incertitude dans nos prévisions.
Les données empiriques sont présentement insuffisantes pour permettre le développement de modèles qui pourraient prédire avec fiabilité le moment et l’endroit où les changements d’état brusques vont s’opérer dans les environnements nordiques soumis à des hausses importantes de température. Au meilleur de nos connaissances, il n’existe pas de modèles capables d’intégrer pleinement les interactions et les effets en cascade entre l’ensemble de composantes biophysiques employées dans notre étude. De plus, les approches qui se basent sur des ensembles de données massives afin d’évaluer la sensibilité ne peuvent être appliquées présentement qu’à de vastes échelles spatiales et pour seulement quelques composantes environnementales. Finalement, l’étendue de l’augmentation rapide de température prévue pour notre région d’étude surpasse celles du passé. Ceci limite beaucoup notre capacité à prévoir avec précision le temps de réponse de plusieurs composantes qui interagissent à l’échelle du paysage et le long d’un vaste gradient latitudinal. En ce sens, l’avis de spécialistes peut être considéré comme ayant un statut supérieur sur les modèles existants dans des domaines scientifiques caractérisés par une incertitude élevée (Majszak et Jebeile, 2023).
Une conclusion importante de notre étude est le manque de cohérence dans les temps de réponse des composantes biophysiques des écosystèmes au réchauffement. Ces différences de temps de réponse, à la fois selon la latitude et entre des composantes qui coexistent, devraient se traduire par une restructuration des écosystèmes ainsi que l’expansion asynchrone des aires de répartitions géographiques de certains états vers le Nord. Par exemple, certains types de lacs actuellement absents dans le Haut-Arctique devraient progresser plus rapidement vers le nord que certaines communautés végétales ou certains types de pergélisols. On peut ainsi s’attendre à voir apparaître dans les paysages nordiques des assemblages de types de lacs ainsi que de communautés végétales et animales qui n’existent actuellement pas. Globalement, cela devrait générer des tendances hétérogènes de changement de la biodiversité selon la latitude et des conséquences directes sur les populations humaines habitant ces régions reculées, qui font déjà face à des enjeux complexes entourant leur bien-être (Lebel et al., 2022).
L’approche par avis d’experts gagne de la crédibilité et ses utilités sont de plus en plus reconnues afin d’aborder et de résoudre des problématiques complexes dans tous les domaines du savoir. Les sciences environnementales ne font pas exception et il est temps de mettre à profit cette approche en réunissant les experts autour de discussions structurées pour faire avancer notre compréhension des changements planétaires qui déferlent autour de nous.
Les auteurs tiennent à souligner l’apport des autres membres du groupe de travail « gradient nordique » à la réalisation de ce texte.