La
fin de la guerre froide en 1991 apportait son lot de promesses; l’humanité
n’avait plus à retenir son souffle à chaque tension entre les blocs soviétique
et occidental. Une croyance se propageait dans les centres de presses et les
chancelleries : le monde allait connaître sa plus grande période de paix. La fin de la guerre froide faisait dire à Francis Fukuyama que nous allions
connaitre la fin de l’histoire : les dictatures, les guerres et les
tragédies allaient désormais faire partie du passé. En effet, le mythe de la
démocratie libérale sans entrave était dans tous les esprits.
La fin de la guerre froide n’entraina cependant pas directement la fin des conflits. La guerre du Golfe en 1990-1991 fut vécue comme une dernière crise avant la grande paix, mais ne fut en réalité que l’annonciatrice de conflits qui allaient mener les populations civiles dans les derniers retranchements de l’horreur : il est notamment possible de penser à la déstabilisation en Irak et en Libye, à l’entretien de la haine raciale au Rwanda, ou encore aux effets de l’accaparement des ressources dans la région du Nord-Kivu.
Or les opérations humanitaires confrontées à ces guerres de plus en plus violentes reposent sur des paradigmes juridiques et politiques qui ne prennent pas la pleine mesure des effets de l’environnement sur les crises humanitaires. Cette difficulté est le produit de l’ADN du concept de droit et gestion humanitaire (partie I). Afin que les actions humanitaires et la prévention des crises humanitaires gagnent en efficacité, il est important de comprendre les relations entre les crises environnementales et les crises humanitaires (partie II), mais aussi de souligner en quoi le droit humanitaire n’est pas adapté à ces crises (partie III). Ces postulats nous amèneront à proposer des pistes de réflexion sur l’avenir de l’humanitaire (partie IV).
I. Génétique de l’humanitaire
Bien qu’il soit difficile, d’un point de vue philosophique, de remonter à l’origine de la réflexion humanitaire, les études historiques (Ryfman, 2016)(1) et le discours actuel font coïncider la création de la pensée humanitaire moderne avec la bataille de Solférino en 1859, laquelle oppose les troupes françaises aux troupes austro-hongroises en Italie. Témoin des événements, le jeune entrepreneur suisse Henri Dunant vient en aide aux victimes, et c’est à cette occasion que l’esprit de l’humanitaire et celui de la Croix-Rouge furent créés. Puis, en 1864 est adoptée la première convention de Genève. Son objet concerne l’amélioration de la condition des blessés des armées combattantes. Cette première convention marque l’esprit martial de l’humanitaire, lequel teintera l’ensemble des conventions suivantes (1929 et 1949). Les conventions de Genève concernent les affaires humanitaires en lien avec les conflits armés internationaux et non internationaux. C’est à ce moment que les actions humanitaires se lient au droit humanitaire, et que les actions humanitaires quittent le prisme de la religion et de la morale. La nouvelle matérialisation des actions humanitaires s’accompagne de la création du droit humanitaire qui régule et encadre les actions humanitaires. C’est ainsi que toute action hors du cadre juridique du droit humanitaire perd les privilèges et les avantages du droit humanitaire.
Pour encadrer les actions humanitaires, le droit humanitaire s’organise en trois familles de droit : le droit de La Haye, le droit de Genève et le droit de New York. Il est possible de résumer chacune de ces familles de la manière suivante :
- Le droit de La Haye est le droit qui concerne principalement deux domaines de l’humanitaire : la manière dont on fait la guerre, c’est-à-dire les déclarations de guerre, les traités de paix, etc., ainsi que la protection du patrimoine culturel lors des conflits.
- Le droit de Genève est celui qui s’occupe de la gestion humanitaire stricto sensu. Il concerne la protection des victimes des conflits armés ainsi que la protection des personnes non combattantes.
- Enfin, le droit de New York est le droit des Nations Unies. Il s’agit d’une famille de droit qui dépasse les deux autres familles. Les Nations Unies s’approprient le droit international, tant de Genève que de La Haye et l’enrichissent avec leur propre corpus juridique. C’est ainsi que, par exemple, les Nations Unies ont mis en place la codification des couloirs humanitaires (résolution de l’Assemblée générale 43/131) ou encore ont incorporé le droit des réfugiés avec la Convention relative au statut des réfugiés de 1951.
Ces trois familles juridiques qui forment le droit humanitaire sont le reflet de la construction historique de l’humanitaire. Ce domaine s’est construit en réaction aux crises militaires. Il est possible d’y apporter une nuance avec le droit dit onusien. Ce dernier est toutefois encore très limité aux considérations militaires et politiques.
II. Difficultés environnementales actuelles
Quelle est l’importance de se pencher sur l’environnement lorsque l’on traite de l’avenir de l’humanitaire ou des questions humanitaires? Deux éléments sont à prendre en considération : soit les crises humanitaires que nous connaissons aujourd’hui trouvent leur cause réelle dans une crise environnementale; soit les effets de ces crises sont accentués par des considérations environnementales. L’actualité nous donne beaucoup d’exemples de crises qui sont affectées par l’environnement.
Le premier exemple qui a grandement occupé l’espace médiatique est la crise des réfugié.e.s en Europe et en Méditerranée en 2015. Les médias se sont étonnés de l’origine subsaharienne des réfugié.e.s, alors que la crise humanitaire et militaire se situait en Irak et en Syrie. Une partie non estimable, mais importante des personnes qui composaient le flux migratoire vers l’Europe était en fait liée à la désertification. Aussi, selon le GIEC1 (Piquet et al. 2011)(2), environ 85 millions de personnes ont été affectées par la sécheresse en Afrique. Plusieurs causes sont à l’origine de celle-ci : des productions agricoles non adaptées comme le coton, la déforestation, ou encore l’exploitation minière. C’est ainsi que la désertification s’accentue et détruit les milieux de vie sauvages et ceux de la population.
Une autre source de crise humanitaire liée à des enjeux environnementaux est la suppression des espaces de vie (MacMahon, 2018)(3). La réduction des espaces de vie sauvages pour y installer des élevages ou des terres agricoles augmente les risques sanitaires. Les parasites et les virus se trouvant sur place se trouvent même dépourvus de vie sauvage. Le travail de Morand en 2018 met par ailleurs de l’avant les impacts de la zoonose. Pour comprendre l’étendue de ses travaux et de l’impact de ses résultats sur les actions humanitaires, il faut comprendre deux phénomènes :
- L’anthropocène est la période géologique où les activités humaines ont un impact important sur les écosystèmes.
- Les zoonoses sont des maladies et infections dont les agents pathogènes circulent entre les vertébrés et les êtres humains.
L’importance de ces deux phénomènes concerne les effets des modifications environnementales sur l’humanité – le plus grand exemple de cela étant la peste noire, qui ravagea l’Europe au XIVe siècle, et dont l’origine serait liée à une sécheresse en Chine (Frith, 2012)(4). Cette sécheresse déplaça des rongeurs porteurs de la Yersinia Pestis, lesquels se rapprochèrent des champs et des fermes. La piste qu’ils empruntèrent suivit les activités humaines et la route de la soie.
Plus proche de nous, le SRAS-COV-2 (dont est issue la COVID-19), est directement lié au mélange des effets de l’anthropocène et de la zoonose. L’étalement géographique des activités humaines en Chine a fait reculer les habitats naturels, dont celui des chauves-souris, lesquelles n’ont pas reculé au même rythme. Les nombreux agents pathogènes que portent les chauves-souris on ainsi infecté des animaux d’élevage et par la suite contaminé les populations locales2. C’est de cette façon que l’épidémie de SRAS-COV-2 a infecté les populations humaines. Les crises humanitaires sont également affectées par les crises climatiques et environnementales. Les deux situations présentées ici sont représentatives de deux grandes crises humanitaires qui ont occupé le devant de la scène humanitaire et médiatique dans les dernières années.
III. Difficultés juridiques
Le premier grand enjeu des actions humanitaires et des actions des États est l’interprétation stricte de la rédaction du droit humanitaire et du droit international public. En effet, la rédaction du droit international public peut limiter les obligations des États. Le meilleur exemple est celui du droit des réfugié.e.s. La définition des réfugié.e.s ne prend pas en compte les effets environnementaux :
[…] le terme réfugié s’appliquera à toute personne […] craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner (Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 1951).
En 2015, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugié.e.s comptait 65 millions de personnes déracinées dont seulement 21 millions de personnes réfugiées. Une grande partie des personnes déracinées non comptées comme réfugiées le sont car elles ne sont plus en mesure de vivre dans leur pays d’origine. Les raisons peuvent être économiques, climatiques ou environnementales (montée des eaux, sécheresse, destruction des productions agricoles, eutrophisation des cours d’eau). Les changements climatiques amplifient ce mouvement.
Pourtant, le droit international humanitaire ne considère pas les sources environnementales des crises. Les personnes déracinées ne peuvent donc pas bénéficier du statut de réfugié.e.s. En effet, les causes environnementales sont ignorées par la Convention relative au statut des réfugié.e.s. De la même façon, le droit humanitaire en général ne se concentre que peu sur les causes environnementales. Sur le plan juridique, les États n’ont pas d’obligation à prendre en compte les populations victimes des changements climatiques.
Le second grand enjeu concerne la modification du droit international humanitaire. Il est important de prendre en compte la difficulté des États de se créer des obligations à l’égard des populations vulnérables aux changements climatiques. Il existe certes une Convention de l’Organisation de l’Union africaine de 1969 qui prend en compte les personnes vulnérables aux enjeux climatiques et économiques. Toutefois, la portée de cette Convention est limitée au continent africain, et seuls les États membres de l’Organisation de l’Union africaine sont soumis aux obligations de cette Convention.
Bref, la difficulté du droit international humanitaire réside dans son absence de prise en compte notable de facteurs environnementaux de même que dans l’absence de volonté politique réelle des États de changer les normes juridiques.
IV. Repenser les plans d’avenir de l’humanitaire
Dans la décennie 2010-2020, le droit humanitaire se concentrait sur deux enjeux importants pour son avenir : le terrorisme et l’intelligence artificielle. L’enjeu du terrorisme résidait principalement dans l’encadrement juridique des personnes et des organisations terroristes. L’enjeu de l’intelligence artificielle, quant à lui, résidait dans le fait que des ordinateurs peuvent déterminer et ordonner un tir. La question des drones tueurs a notamment fait la une de l’actualité juridique. Ces enjeux – le premier concernant les nouvelles façons de faire la guerre et le second étant hautement médiatique – demeurent importants pour les actions humanitaires et pour le droit humanitaire. Ceux-ci ne doivent cependant pas éclipser les impacts croissants des changements climatiques sur les populations. Le droit international humanitaire va certes connaître une crise quant aux nouvelles technologies de l’armement et aux nouvelles façons de faire la guerre, mais la majorité des crises qui portent atteinte à la survie des populations sont le fruit de la destruction de l’environnement et des changements climatiques. Pour maintenir l’universalité de l’idéologie humanitaire ainsi que sa pertinence, il est indispensable d’inscrire un volet environnemental dans l’ADN des actions humanitaires. L’environnement ne doit pas être simplement une méthode de travail. Les acteurs humanitaires sont de plus en plus sensibilisés à la préservation de l’environnement lors des missions humanitaires. Le droit international humanitaire doit désormais considérer l’environnement comme un vecteur qui peut porter atteinte de manière durable à la survie des populations. Ainsi, en prenant en compte l’environnement comme un facteur de destruction, le droit international humanitaire pourrait se moderniser en répondant aux enjeux actuels et futurs, mais également en élargissant la protection humanitaire aux populations victimes des effets climatiques. C’est ainsi que les effets de l’environnement sur les populations seraient pris en compte par le droit. Des droits pour les populations vulnérables aux risques environnementaux seraient dès lors offerts et plus d’obligations seraient imposées aux membres de la communauté internationale.
Il appartient à la communauté internationale de déterminer quelle sera l’évolution du droit humanitaire et de ses actions : garder une conception classique des atteintes aux populations civiles, ou adopter une réelle lecture de la philosophie et des fondements moraux de l’humanitaire en prenant en considération les risques environnementaux.
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
Pour information, Singapour a une politique de contrôle phytosanitaire très poussée, notamment sur les risques de zoonose.