Enjeux de société

Les personnes handicapées dans le contexte de la crise climatique

La vulnérabilité particulière des personnes handicapées aux impacts des changements climatiques est notamment reconnue par l’Accord de Paris ainsi que des résolutions du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Pourtant, les décideurs et décideuses ont accordé peu d’attention aux enjeux de handicap dans les efforts d’atténuation et d’adaptation climatique, rendant « invisibles » les besoins et les perspectives spécifiques des personnes handicapées.

Cet article emploie le modèle du handicap axé sur les droits humains pour analyser la manière dont les changements climatiques et les efforts pour les combattre affectent les personnes handicapées. Enchâssée dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CNUDPH), cette approche conçoit les personnes handicapées comme détenteurs et détentrices de droits, dont celui à l’égalité. Pour les États parties, dont le Canada, il en découle l’obligation d’éliminer les sources de discrimination, mais aussi les obstacles physiques, économiques, institutionnels et sociaux qui entravent la pleine jouissance de leurs droits dans la société (CNUDPH, art. 4). Enfin, ce modèle adopte une approche intersectionnelle reconnaissant le rôle que d’autres formes de marginalisation et de discrimination peuvent jouer pour désavantager les femmes, les enfants et les minorités ethniques avec un handicap (CNUDPH, art. 5-7).

Nous soutenons que ce modèle est essentiel pour comprendre les impacts différentiels des changements climatiques et garantir les droits des personnes handicapées dans les politiques climatiques. En mettant en place un processus inclusif, une telle approche permet aussi d’assurer une transition plus juste et une plus grande résilience climatique pour l’ensemble de la population.

Les impacts des changements climatiques pour les personnes handicapées

Les changements climatiques ont un impact croissant sur la vie, la santé et les autres droits fondamentaux de l’ensemble de la population et encore davantage sur ceux des groupes marginalisés qui sont particulièrement vulnérables à leurs effets néfastes, comme les personnes handicapées (Jodoin, Lofts et Ananthamoorthy, 2020). L’augmentation des catastrophes météorologiques et des maladies accompagnant les changements climatiques sera responsable de centaines de milliers de morts supplémentaires par année (DARA, 2012). Or, le taux de mortalité des personnes handicapées est disproportionnellement plus élevé lors de catastrophes naturelles et d’événements météorologiques extrêmes. Par exemple, les personnes ayant des troubles de santé mentale sont au moins trois fois plus susceptibles de mourir d’une vague de chaleur que la population générale (Bouchama et al., 2007).

Dans le contexte canadien, la vague de chaleur qui a causé 66  décès à Montréal en juillet 2018 illustre les effets disproportionnés des changements climatiques sur les Canadiennes et Canadiens handicapé.e.s. Selon une étude gouvernementale sur cette canicule, les personnes atteintes de schizophrénie représentaient 25,8  % des décès, même si elles ne représentent que 0,6  % de la population (Lamothe, Roy et Racine-Hamel, 2019). Cette surreprésentation des personnes atteintes de schizophrénie peut être attribuée à trois facteurs principaux : la nature de leurs médicaments qui altère leur thermorégulation, leur isolement des systèmes de soutien communautaire et familial et les niveaux sous-jacents de pauvreté qui réduisent leur accès à la climatisation.

De manière générale, la vulnérabilité accrue des personnes handicapées s’explique d’abord par des environnements, des politiques et des cultures invalidants. Les personnes handicapées sont souvent marginalisées et appauvries en raison de leur accès limité à l’éducation, aux revenus, aux forums sociaux et aux autorités décisionnelles. Par conséquent, cette communauté est négligée dans l’élaboration des politiques d’adaptation aux changements climatiques et peine à obtenir les services et les informations nécessaires dans un délai approprié et un format accessible. Par exemple, les facteurs personnels augmentant les risques liés aux catastrophes naturelles des personnes handicapées sont accentués par la négligence des autorités, la pauvreté, l’inaccessibilité de l’information, la conception d’infrastructures physiques inaccessibles et parce que ce groupe est trop souvent considéré comme celui méritant le moins d’être sauvé (Abbott et Porter, 2013).

Enfin, il est important de souligner que les personnes handicapées ne constituent pas une communauté homogène et font face à des expériences d’oppression complexes déterminées par une confluence d’écarts sociaux et de pouvoirs. Leur vulnérabilité aux changements climatiques résulte de structures sociales et de relations préexistantes influencées par le croisement et l’amplification de facteurs tels que le sexe, l’ethnicité, l’indigénéité, la classe et l’âge. Par exemple, la pauvreté joue un rôle important dans la capacité des individus et des communautés à s’adapter aux conséquences des changements climatiques. On constate aussi que les femmes avec un handicap font face à des obstacles supplémentaires à la résilience climatique qui découlent de l’inégalité entre les sexes. Ainsi, il est impératif qu’une approche fondée sur les droits des personnes handicapées prenne également en compte les multiples formes d’oppression auxquelles sont confrontées différentes catégories de personnes handicapées.

La négligence des personnes handicapées dans la gouvernance climatique

Les personnes handicapées et leurs droits sont souvent négligés dans la conception des politiques environnementales qui reflètent généralement une présomption sur la capacité des citoyennes et citoyens d’adopter des comportements respectueux de l’environnement. Similairement, le handicap est largement ignoré dans la conception et la construction des infrastructures durables qui accordent peu d’attention aux défis d’accessibilité.

Le transport en commun offre un exemple frappant de politiques d’atténuation des changements climatiques pouvant être incompatibles avec les droits des personnes handicapées puisque son accessibilité aux personnes avec mobilité réduite ou déficiences visuelles est inégale. Effectivement, seulement 50 des 270 stations de métro de Londres peuvent être utilisées indépendamment par des personnes en fauteuil roulant comparé à 186 des 211  stations de Tokyo (Mead, Symons et Adzkia, 2017).

Au Québec, la Cour supérieure a autorisé une demande d’action collective alléguant que l’inaccessibilité en fauteuil roulant et l’exclusion des personnes handicapées des systèmes de transport en commun violaient leurs droits constitutionnels (RAPLIQ, 2017). Ainsi, lorsque les gouvernements adoptent des mesures pour décourager l’utilisation de la voiture, comme la tarification du carbone ou bien des frais de déplacement au centre-ville, sans prendre en compte la possibilité qu’une personne handicapée puisse avoir besoin d’utiliser un véhicule ou puisse ne pas avoir accès au transport collectif, cela a pour effet de créer des barrières additionnelles pour les personnes handicapées au sein de la société.

Les efforts d’adaptation ont aussi tendance à négliger les droits des personnes handicapées. Une analyse systématique des politiques d’adaptation des états membres de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques révèlent que seulement 48  pays font référence aux personnes handicapées dans leurs plans (Jodoin et al., à paraître). Cette analyse révèle également que ces références sont générales et ne sont pas accompagnées de mesures spécifiques pour accroître la capacité des personnes handicapées à s’adapter aux impacts climatiques. Les systèmes de préparation et d’intervention d’urgence l’illustrent puisqu’ils sont souvent conçus pour les personnes non handicapées et impliquent des activités tels que marcher, courir, conduire, voir et entendre. Les organisations de personnes handicapées peuvent jouer un rôle important dans le renforcement de la résilience climatique, mais peu de progrès sont envisageables si les autorités continuent d’ignorer leurs efforts.

À l’heure actuelle, rien n’indique que les États ont effectivement consulté les personnes handicapées ou pris en compte leurs droits dans l’élaboration et la mise en œuvre de politiques climatiques au niveau international. Malgré l’obligation des États de consulter les personnes handicapées et de promouvoir leurs droits au niveau international dans le cadre de la CNUDPH, les personnes handicapées reçoivent peu d’attention dans le cadre de la Convention-cadre et n’ont pas d’initiative spécifique pour respecter et réaliser leurs droits, bien qu’elles soient incluses dans la liste des groupes vulnérables (CIEL, 2019). En outre, les personnes handicapées n’ont pas de groupe leur permettant de participer aux négociations multilatérales sur le climat, contrairement aux femmes, aux jeunes et aux peuples autochtones. Par contre, un caucus pour les personnes handicapées est en voie d’être reconnu par le secrétariat de la Convention-cadre, ce qui pourrait ouvrir la voie à la création d’une constituante au sein des négociations multilatérales climatiques.

Importance d’une action climatique inclusive du handicap

Le préambule de l’Accord de Paris de 2015 stipule que, dans la lutte aux changements climatiques, les États parties doivent «  respecter, promouvoir et prendre en compte  » les droits des personnes handicapées. Une telle gouvernance climatique exige que les États s’engagent activement avec les personnes handicapées, adoptent une perspective intersectionnelle et protègent leurs droits fondamentaux et procéduraux dans l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des politiques climatiques. La reconnaissance des effets différentiels des changements climatiques renforce l’obligation de 1) prendre des mesures d’atténuation qui préviennent et minimisent les impacts des changements climatiques sur les droits des personnes handicapées ; mais aussi de 2) veiller à ce que ces mesures n’entraînent pas en elles-mêmes des violations des droits.

Finalement, une approche de la gouvernance climatique fondée sur les droits des personnes handicapées impose que les États protègent leurs droits participatifs. Les personnes handicapées ont la capacité de participer à la reconfiguration de la relation entre les sociétés humaines et le climat à travers les connaissances, les ressources et les communautés qu’elles ont développées pour assurer leur résilience. Selon le préambule de la CNUDPH, en reconnaissant les personnes handicapées comme des acteurs et actrices à part entière plutôt que seulement des participantes et participants dans des processus dirigés par des personnes non handicapées,
il est possible d’améliorer leur condition de vie et de faire progresser l’ensemble de la société.

À cette fin, le concept émergent de «  crip technoscience  » repousse la présomption que l’innovation technologique provienne de personnes neutres et non handicapées et conçoit les personnes handicapées comme des protagonistes essentiels d’une transition climatique efficace et juste (Hamraie et Fritsch, 2017). En militant pour des politiques et des technologies leur permettant de surmonter leurs barrières quotidiennes, d’assurer leur autonomie et de vivre dans la dignité, les personnes handicapées transforment déjà les espaces, les cultures et les institutions avec lesquelles elles interagissent.
Par exemple, dans les années 1960 et 1970, des militants et militantes du handicap ont pris des mesures directes pour créer leurs propres bordures de trottoir dans des villes américaines et ainsi pousser les élues et les élus à les rendre obligatoires. En reconnaissant la diversité et le caractère unique des individus, les conceptions universelles et accessibles peuvent rejoindre un large bassin d’utilisateurs et d’utilisatrices et ainsi bénéficier à l’ensemble de la population à travers le «  curb cut effect  ».

Cependant, de nombreux obstacles limitent la prise en compte et la mise en œuvre des droits participatifs des personnes handicapées dans le contexte des changements climatiques. Malgré les progrès, le milliard de personnes handicapées continue de subir d’importantes discriminations, notamment un accès disparate à l’éducation, à l’emploi, aux soins de santé, à la justice, aux transports ainsi qu’aux biens et services essentiels. Elles peuvent être victimes de marginalisation, d’abus et de violence et sont généralement empêchées de participer à la société sur un pied d’égalité, y compris dans les processus politiques et les initiatives de la société civile concernant l’environnement. Ces défis sont en outre aggravés par la discrimination supplémentaire pouvant découler de leur appartenance ethnique, de leur âge, de leur sexe, de leur identité sexuelle et de leur statut socio-économique ainsi que par la situation de certains pays en développement où les services et les ressources de base sont plus rares et les niveaux de stigmatisation ont tendance à être plus élevés (Broderick, 2015).

Les changements climatiques accentueront ces défis en imposant aux sociétés de rapidement développer des mesures d’atténuation et d’adaptation efficaces et équitables. Nous soutenons donc que la crise climatique devrait être une occasion d’identifier et de poursuivre des synergies entre les efforts de lutte contre les changements climatiques et l’inclusivité des personnes handicapées. En plus de respecter les droits des personnes handicapées, les solutions climatiques intégrant le handicap permettent à une plus grande partie de la population de contribuer à la transition et diminuent les inégalités sociales. Par exemple, garantir l’accessibilité des systèmes de transport en commun est une obligation envers les personnes à mobilité réduite, mais aussi un bénéfice pour les parents avec poussettes, les soignants et soignantes et les cyclistes. Similairement, favoriser le télétravail renforce la capacité des personnes handicapées à intégrer le marché du travail et réduit les émissions liées aux déplacements. Les programmes d’emplois verts et de formation professionnelle nécessaires à la transition économique sont aussi une opportunité de s’attaquer à la sous-représentation des personnes handicapées dans la population active. Les programmes pour subventionner les efforts visant à rénover des immeubles pour réduire leur empreinte carbone pourraient également améliorer l’accessibilité de ceux-ci. En matière d’adaptation, l’utilisation de systèmes d’alerte précoces et accessibles permet d’avertir d’un danger plus efficacement l’ensemble de la population.

Finalement, le concept de «  reconstruire en mieux  » offre aussi une synergie entre les droits des personnes handicapées et la lutte climatique en intégrant des mesures de réduction des risques à travers la reconstruction des infrastructures physiques, sociales, économiques et environnementales après une catastrophe. Le concept pourrait inclure la nécessité de promouvoir une société plus accessible et plus inclusive à la suite de catastrophes liées au climat. Le succès de cette stratégie dépendra des mesures prises pour renforcer la capacité et la prise de décision avant les catastrophes en considérant le handicap durant la planification. Appliqué plus largement au contexte des changements climatiques, ce concept indique que les États peuvent profiter des efforts importants de décarbonisation et d’adaptation pour intégrer les personnes handicapées, prendre pleinement en compte leurs droits et favoriser un monde plus inclusif.

Conclusion

En fin de compte, nous soutenons qu’une approche fondée sur les droits des personnes handicapées permet de comprendre les impacts différentiels des changements climatiques et de développer des solutions efficaces et équitables. Au sein même de la communauté diversifiée des personnes handicapées, il est essentiel de considérer que des formes de discrimination croisées peuvent accroître les risques pour les femmes, les enfants, les personnes racisées et autochtones vivant avec un handicap. Enfin, la crise climatique devrait être vue comme une occasion pour les États de réaliser les droits des personnes handicapées, car les solutions climatiques intégrant le handicap permettent à une plus grande partie de la population de contribuer à la neutralité carbone et bénéficient à l’ensemble de la société.

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