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Les phoques et la banquise : réponses comportementales contrastées face aux changements des conditions de glace du golfe du Saint-Laurent

Les banquises saisonnières sont de vastes étendues de glace temporaires qui flottent à la surface des océans dans les régions polaires et subpolaires. Elles jouent un rôle important dans la régulation du climat à l’échelle planétaire et fournissent un habitat essentiel à de nombreuses espèces animales. Elles se forment en hiver, lorsque l’eau de mer se refroidit suffisamment pour que des petits cristaux de glace apparaissent et s’assemblent en masses de glace de plus en plus épaisses. Dans des conditions idéales, ces banquises peuvent atteindre une épaisseur de plus d’un mètre et s’étendre sur plusieurs milliers de kilomètres carrés. Le point de congélation de l’eau salée est cependant inférieur à celui de l’eau douce ; -1,9  °C comparativement à 0  °C, ce qui rend les banquises particulièrement sensibles au réchauffement des eaux. Au cours des dernières décennies, leur disparition graduelle est devenue un rappel constant des effets des changements climatiques.

Importance de la banquise dans le golfe du Saint-Laurent

Le golfe du Saint-Laurent représente la limite sud de formation de la banquise saisonnière dans l’Atlantique Nord-Ouest. Celle-ci se forme habituellement en décembre dans l’estuaire du Saint-Laurent et dans les zones peu profondes du nord du Golfe. La banquise s’étend progressivement vers les Îles-de-la-Madeleine, au centre du Golfe, puis au sud vers le détroit de Cabot, et atteint son maximum vers la mi-mars. De la glace de mer plus épaisse peut également entrer dans le Golfe en provenance du plateau du Labrador. Depuis le début des années 1990, les températures atmosphériques augmentent, ce qui mène au réchauffement des eaux de surface du Golfe. Par conséquent, il y a une diminution de la quantité et de la qualité de la couverture de glace et une augmentation de la fréquence des années pauvre en glace. Huit des douze années de conditions de glace les plus faibles jamais enregistrées depuis le début de ce suivi ont d’ailleurs eu lieu depuis 2010 (Galbraith et al., 2022).

Plusieurs espèces animales du Golfe profitent de la présence de la banquise en hiver. Les phoques l’utilisent notamment pour se reposer entre des périodes d’alimentation en mer. Elle est aussi utilisée par les phoques gris (Halichoerus grypus) et les phoques du Groenland (Pagophilus groenlandicus) pour donner naissance à leurs jeunes, appelés chiots (Figure 1  : A, B). Elle fournit en effet une plateforme solide et isolée sur laquelle les femelles peuvent mettre bas et prodiguer leurs soins maternels à l’abri des prédateurs et à proximité des sources de nourriture. Lors des années
de mauvaises conditions de glace, la banquise a une plus faible surface et est plus mince (Figure 1  : C, D). Elle est donc plus susceptible de se briser et persiste moins longtemps, ce qui peut causer une mortalité importante des chiots (Hammill et Stenson, 2011, Stenson et Hammill, 2014). Les changements dans les conditions de glace des dernières décennies ont donc entraîné des conséquences importantes pour l’habitat de reproduction de ces deux espèces. Face à cette nouvelle réalité, les phoques gris et les phoques du Groenland ont adopté des solutions comportementales contrastées.

Figure 1. Phoques et conditions de glace dans le golfe du Saint-Laurent lors de la période de reproduction. Phoques gris sur la plage de l’île Pictou (A). Phoques du Groenland sur la banquise près des Îles-de-la-Madeleine (B). Phoques du Groenland sur la banquise lors d’années de bonnes (C) et de mauvaises (D) conditions de glace. Crédits photos : X. Bordeleau (A) ; slowmotiongli (B) ; M.O. Hammill (C, D).

Le phoque gris

Le phoque gris est un résident permanent du golfe du Saint-Laurent. La majorité de l’année, les individus de cette population sont dispersés un peu partout dans le Golfe, où ils profitent de récifs exposés et de plage d’îles reculées pour se reposer entre des voyages d’alimentation. En hiver, les adultes se rassemblent pour la reproduction, le pic des naissances ayant lieu vers la fin janvier. Historiquement, ces rassemblements se faisaient sur la banquise, dans le sud du Golfe.

Or, dans les dernières décennies, la quantité de glace dans le Golfe à cette période de l’année a graduellement diminué et la fréquence des années où la banquise est pratiquement absente du Golfe a augmenté (Figure 2).

En réponse à ce changement, les phoques gris ont progressivement abandonné la banquise comme site de mise bas. Jusqu’en 2004, la quasi-totalité (plus de 85  %) des naissances avait lieu sur la glace. Depuis, ce nombre a chuté drastiquement et aujourd’hui, moins de 5  % des naissances ont lieu sur la glace (Figure 2). Avec la disparition de la glace, les phoques gris du Golfe ont commencé à utiliser des îles isolées comme site de reproduction. Ils ont d’abord occupé les îles du sud du Golfe, puis ont progressé vers le nord jusqu’à l’île d’Anticosti (Figure 3). Aujourd’hui, l’île Brion, près des Îles-de-la-Madeleine, est le plus important site de naissance pour les phoques gris du Golfe.

Figure 2. Couverture de glace et utilisation de la banquise comme site de mise bas des phoques gris dans le golfe du Saint-Laurent. La zone bleue représente le pourcentage du Golfe couvert de glace lors du pic de reproduction (semaine du 29 janvier). Les zones bleu pâle indiquent les années pauvres en glace (couverture < [couverture moyenne de 1969 à 2023 – écart type de 1969 à 2023]). Les points noirs et la ligne noire représentent le pourcentage des mises bas sur la banquise. Données : Service canadien des glaces ; Hammill, Gosselin et Stenson, 2017.
Figure 3. Emplacement et année d’établissement des nouvelles colonies de phoques gris dans le golfe du Saint-Laurent.

La période durant laquelle les phoques se reproduisaient sur la banquise était caractérisée par une forte croissance populationnelle due à des conditions climatiques froides favorisant la formation de glace, une réduction de la pression de chasse et l’effondrement des stocks d’autres prédateurs importants de l’écosystème, comme les requins et la morue de l’Atlantique. On estimait le troupeau de phoque gris du Golfe à environ 4  000  individus en 1960, puis à plus de 45  000 au moment de l’abandon de la banquise comme site de reproduction (Figure 4). Durant cette période, la taille du troupeau était également sujette à de grandes variations interannuelles en raison d’années de forte mortalité des chiots en lien avec de mauvaises conditions de glace (Hammill et Stenson, 2011). Depuis, le troupeau s’est stabilisé autour de 56  000 individus, avec une production beaucoup plus stable d’environ 16  900  chiots chaque année (Ministère des Pêches et Océans [MPO], 2022 ; Figure 4).
Depuis deux ans, on constate cependant une augmentation des observations de grands requins blancs dans les eaux du Golfe, notamment aux alentours des colonies de phoques gris des Îles-de-la-Madeleine. On observe aussi davantage de phoques présentant des blessures s’apparentant à des morsures de requin. Avec le réchauffement des eaux et le potentiel rétablissement de la population de requins blancs, on pourrait s’attendre à ce que leur présence dans le Golfe augmente dans les prochaines années. Outre l’effet de la prédation, la présence de requins autour des colonies pourrait modifier le comportement des phoques. Ils pourraient passer plus de temps sur la terre ferme ou à distance des colonies principales, où le risque de prédation est plus faible, et passer moins de temps à s’alimenter dans les eaux côtières où les requins sont concentrés à certaines périodes de l’été et de l’automne. Si c’est le cas, la présence plus importante de requins blancs pourrait réduire le temps d’alimentation des phoques gris, contribuer à stabiliser leur population et mener à un changement de leur distribution dans le Golfe. L’ampleur de l’effet des grands requins blancs sur les phoques gris n’est toutefois pas encore claire, et Pêches et Océans Canada mènent actuellement des travaux pour tester ces hypothèses de recherche dans le Golfe.

Figure 4. Population de phoques gris et production de chiots dans le golfe du Saint-Laurent durant les périodes de mise bas sur la banquise (bleu) puis sur la terre ferme (brun). Données : Rossi et al., 2021.

Le phoque du Groenland

Le phoque du Groenland est un visiteur saisonnier du golfe du Saint-Laurent. Pendant la majeure partie de l’année, on le retrouve réparti entre la baie de Baffin, le détroit de Davis et les côtes du Groenland. À l’automne, les adultes migrent vers le sud pour passer l’hiver et se reproduire. Ils se rassemblent sur les banquises dans la région du Front au large des côtes du sud du Labrador, dans le nord du Golfe près du détroit de Belle Isle et dans le sud du Golfe près des Îles-de-la-Madeleine (Figure 5). Traditionnellement, les naissances avaient lieu début mars et 70  % des chiots naissaient au Front et 30  % dans le sud ou le nord du Golfe.

Figure 5. Distribution et emplacements généraux des aires de mise bas du phoque du Groenland dans l’Atlantique Nord-Ouest. Données : Hammill et al., 2021.

Cette espèce, dont le nom scientifique se traduit par «  amoureux des glaces du Groenland  », a besoin de la banquise pour se reproduire. Elle sert d’aire de mise bas et d’élevage et elle est utilisée par les chiots pendant plusieurs semaines suivant leur sevrage. Même si seulement de petites quantités de glace sont présentes au début de la période de reproduction, les femelles vont l’utiliser. Ceci entraîne une mortalité élevée des jeunes lors des années de faible couverture de glace saisonnière, où la banquise est plus susceptible de se briser lors de tempêtes ou sous le poids des phoques (Stenson et Hammill, 2014). En l’absence de glace dans les zones plus au sud, les femelles se déplacent vers le nord pour trouver de la glace convenable. Contrairement au phoque gris, rien n’indique qu’elles mettent bas sur la terre ferme, et les chiots qui dérivent jusqu’au rivage présentent des taux élevés d’abandon et de mortalité. Dans les dernières décennies, les années de mauvaise condition de glace sont plus fréquentes dans le golfe du Saint-Laurent (Figure 6). Par conséquent, il y a une diminution de la proportion des naissances dans le nord et en particulier dans le sud du Golfe, au profit du Front qui se situe plus au nord (Figure 6). Si la tendance se maintient dans les prochaines décennies, on pourrait voir une éventuelle disparition de la reproduction du phoque du Groenland dans le golfe du Saint-Laurent (Stenson et Hammill, 2014).

Figure 6. Couverture de glace et distribution des mises bas des phoques du Groenland dans le golfe du Saint-Laurent. La zone bleue représente le pourcentage du Golfe couvert de glace lors du pic de reproduction (semaine du 5 mars). Les zones bleu pâle indiquent les années pauvres en glace (couverture < [couverture moyenne de 1969 à 2023 – écart type de 1969 à 2023]). Les points et les lignes représentent respectivement les pourcentages des mises bas dans les trois zones de reproduction traditionnelles (Front, Sud du Golfe, Nord du Golfe). Données : Service canadien des glaces ; Hammill et al., 2021.

Lors des années de très mauvaises conditions de glace, on voit aussi un déplacement des sites de mise bas vers le nord, le long des côtes du Labrador. Lors des années extrêmement pauvres en glace, les naissances peuvent même avoir lieu hors des zones de mise bas traditionnelles (Stenson et Hammill, 2014). Avec le réchauffement du climat, l’absence de glace au Front risque d’être de plus en plus fréquente (Han et al., 2019) et on s’attend à voir un déplacement des sites de mise bas vers le nord dans les prochaines décennies. Les zones de reproduction actuelles se situent toutefois à la limite sud de la répartition printanière des ours polaires, pour lesquels le phoque du Groenland est une proie importante. Un déplacement vers le nord pourrait donc entraîner une augmentation de la mortalité des phoques en raison de la prédation par les ours et une diminution de la production de jeunes. Ceci pourrait en revanche être une bonne nouvelle pour les populations d’ours polaires de l’Arctique canadien, car l’abondance de phoques du Groenland a un effet positif sur leur survie et la croissance de leur population (Peacock et al., 2013).

Conséquences pour les populations humaines

Les réponses des phoques aux changements des conditions de glace entraînent aussi des conséquences pour les populations humaines du golfe du Saint-Laurent. La chasse aux phoques du Groenland est une activité culturellement et économiquement importante pour certaines communautés du Golfe. Elle est traditionnellement pratiquée sur la banquise juste après la période de mise bas, en mars. La faible quantité de glace et donc de phoques dans le Golfe, au cours des dernières années, rend toutefois sa pratique difficile, voire impossible. L’absence de la banquise et la faible demande pour les produits dérivés du phoque ont mené à un déclin de la récolte, malgré une augmentation des quotas. Pour pallier les pertes économiques liées au déclin de la chasse, des entreprises organisent des excursions en hélicoptère pour aller observer les blanchons sur la banquise au large des Îles-de-la-Madeleine. Or, en 2023, pour la septième fois en dix ans, les excursions ont dû être annulées en raison du faible couvert de glace. Que ce soit pour la chasse ou pour l’observation, l’exploitation du phoque du Groenland semble de plus en plus difficile dans le Golfe.

Paradoxalement, les habitants du Golfe doivent composer avec une présence accrue de phoques gris. Contrairement aux phoques du Groenland, ils se trouvent dans le Golfe à longueur d’année et donc, les conflits avec les activités humaines sont plus fréquents. C’est notamment le cas avec les pêcheurs, qui s’inquiètent des répercussions de la prédation des phoques gris sur les stocks de poissons. Les phoques peuvent aussi entrer en conflit direct avec les pêcheurs en consommant une partie des poissons pris sur les lignes à pêche, en abîmant les casiers à homard pour récupérer les appâts ou encore en mélangeant les cordages, rendant la récupération du matériel de pêche plus compliquée. Les phoques gris sont également les hôtes définitifs de vers parasitaires qui peuvent être transférés aux poissons de fonds et doivent être retirés lors de la transformation de la chair des poissons. C’est un processus coûteux qui peut entraîner des pertes importantes, surtout lorsque la charge parasitaire est élevée. Certaines îles du Golfe étaient aussi utilisées par les habitants comme sites de baignade ou de villégiature. La présence de centaines voire de milliers de phoques sur les plages de ces îles rend leur utilisation déconseillée pour ce type d’activités.

La présence accrue de phoque gris sur les îles du Golfe, notamment lors de la reproduction, pourrait également entraîner des répercussions positives pour les populations humaines du Golfe. La période de reproduction sur la terre ferme est beaucoup plus prévisible et moins variable que celle sur la banquise. Cela pourrait représenter une opportunité de maintenir la chasse traditionnelle aux phoques en mettant l’accent sur les phoques gris des îles du Golfe plutôt que sur les phoques du Groenland sur la banquise. Il s’agit d’une exploitation durable qui, dans son encadrement actuel, pourrait représenter une source de revenus importante pour les habitants du Golfe, advenant le développement du marché pour les produits dérivés du phoque.

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