Dans cet extrait d’article de presse, il est question de nouveaux projets qui visent à contribuer à la lutte aux changements climatiques. Il est en réalité question d’un projet de mine de lithium à ciel ouvert contesté pour ses conséquences environnementales, en Abitibi-Témiscamingue. Cette ligne argumentaire se rencontre dans de nombreux projets extractifs de minéraux critiques et stratégiques. Comment en arrive-t-on à légitimer un projet d’extraction de ressources naturelles en recourant à un argument de lutte contre les changements climatiques ? N’y a-t-il pas une tension fondamentale à légitimer des projets qui ont des conséquences environnementales indéniables sous couvert d’un discours vert ? Le présent article propose un regard critique sur ces modes de justification en centrant la réflexion autour de la conception de la nature et de la relation entre l’humain et la nature.
Le concept d’extractivisme et les propositions de l’anthropologue Arturo Escobar permettent d’alimenter les réflexions sur le caractère contradictoire des discours et des stratégies de lutte contre les changements climatiques qui reposent sur l’intensification de l’extraction de ressources minérales. Tandis que la transition énergétique s’enclenche, il semble nécessaire d’ouvrir les perspectives sur cette facette de la transition qui repose sur l’intensification de l’exploration minière au Québec.
Des projets miniers présentés comme indispensables à la transition énergétique
Dans un contexte de crise climatique globale avérée, les gouvernements cherchent à proposer une série de solutions pour lutter contre les changements climatiques, notamment à l’aide d’initiatives soutenant la « transition énergétique ». Cette transition vise principalement à revoir nos modèles énergétiques en les décarbonant. Le gouvernement du Québec identifie ainsi l’électrification des transports comme un élément essentiel à cette décarbonation. Il s’agit d’une vision technocentriste et interventionniste : la transition vers une économie bas carbone se fera grâce à la technologie, aux investissements et aux politiques publiques (Audet, 2016).
Pour soutenir cette vision de la transition énergétique, à la fin 2020, le gouvernement du Québec a lancé le Plan québécois pour la valorisation des minéraux critiques et stratégiques 2020-2025 (PQVMCS). Il y identifie 44 projets extractifs de minéraux critiques et stratégiques (MCS). Le lithium, le graphite et les terres rares font partie de ces minéraux considérés comme indispensables pour la fabrication de technologies dites « vertes ». Ces projets miniers de la transition sont répartis sur l’ensemble du territoire québécois, y compris dans les régions situées plus au sud de la province et historiquement moins soumises au développement minier. Parmi ces projets, plusieurs suscitent des controverses et rallient ou opposent différents acteurs autour d’arguments divergents. Certaines personnes valorisent ces projets au nom de la lutte contre les changements climatiques, de la croissance économique, du rayonnement international du Québec, etc., tandis que d’autres s’y opposent au nom de la défense de leur territoire, de la protection de leurs eaux souterraines, etc.
De même que le gouvernement, l’industrie minière présente ces nouveaux projets miniers comme nécessaires à la transition énergétique et, plus largement, à la lutte contre les changements climatiques. On peut ainsi lire sur les sites d’entreprises minières que ces projets permettront « [d’]alimenter les voitures électriques qui font partie de la solution contre les changements climatiques » ou encore de « propulser la transition énergétique ».
Or, de nombreuses études documentent les conséquences environnementales de l’activité minière, telles que la raréfaction de la ressource en eau, la contamination des sols ou la destruction des écosystèmes. Certaines études indiquent d’ailleurs que l’intensification des projets miniers pour alimenter les énergies renouvelables pose des menaces additionnelles à la biodiversité. C’est le cas d’un article publié dans Nature Communications en 2020. Les auteurs et autrices y soulignent que les nouvelles pressions sur la biodiversité pourraient dépasser celles évitées grâce aux mesures d’atténuation du changement climatique basées sur l’utilisation des énergies renouvelables (Sonter et al., 2020). En d’autres termes, ces études remettent fondamentalement en question la solution proposée d’augmenter le nombre de projets miniers pour lutter contre la crise écologique.
L’extractivisme, une autre facette de l’extraction minière
L’extraction de ressources naturelles a fait l’objet de nombreux débats, notamment au sujet des enjeux environnementaux et sociaux des opérations minières. Parmi les concepts qui ont été proposés pour mieux comprendre l’arrière-scène des industries extractives, on retrouve le concept d’extractivisme. Ce terme apparaît initialement pour qualifier les pillages et le mode d’accumulation des ressources naturelles par les puissances coloniales sur le continent latino-américain. Il est autant repris par les groupes militants que par le monde universitaire investi dans les débats critiques du développement (Svampa, 2011 ; Bednik, 2019). Pour certaines personnes, il renvoie exclusivement à l’extraction massive de ressources non renouvelables, comme les minerais et les hydrocarbures. Pour d’autres, il renvoie aussi aux grands projets de barrages hydroélectriques, à l’agriculture industrielle ou aux monocultures forestières (Bednik, 2019). Quel que soit le type de ressource, le concept est défini comme l’exploitation et la marchandisation massive de la nature, sans bénéficier aux communautés locales qui en supportent pourtant les coûts environnementaux et sociaux (les matières étant extraites essentiellement pour être transformées en dehors du site extractif ou à des fins d’exportation). Il prend racine dans des rapports de domination coloniale qui se perpétuent encore aujourd’hui au travers de l’appropriation des ressources à des fins commerciales.
L’extractivisme repose sur une vision particulière de la nature. Cette dernière devient une marchandise inerte que l’humain s’approprie pour l’exploiter au profit d’une logique moderne de développement, de progrès et de croissance. L’humain est séparé de la nature et le progrès (identifié à la modernité) est établi comme l’objectif universel à atteindre par tous. Or, le gouvernement québécois justifie l’intensification de l’extraction de MCS sur la base de cette rhétorique de la modernité (développement, progrès, croissance). La proposition du PQVMCS est en effet de « présenter des mesures concrètes pour tirer profit de minéraux indispensables à la transition énergétique et technologique, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Ce plan nous offre la possibilité de faire rayonner le Québec partout dans le monde » (PQVMCS, 2020).
Le concept d’extractivisme permet donc de penser différemment les projets miniers de la transition qui proposent d’extraire davantage de MCS pour lutter contre les changements climatiques. Il met en lumière les rapports de domination sur lesquels repose l’extraction minière. Cette extraction apparaît ainsi comme la perpétuation d’un modèle extractiviste basé sur l’exploitation de la nature, qui ne se fait pas au bénéfice des populations locales. Présenter les projets miniers comme une solution de lutte aux changements climatiques devient intenable à partir d’une lecture extractiviste de ces projets. Pour sortir de cette logique extractiviste, il semble nécessaire de penser à des solutions de rechange ne reposant pas sur la marchandisation de la nature.
L’ontologie relationnelle d’Arturo Escobar pour changer notre rapport à la nature
Une manière de sortir de cette interprétation productiviste et désincarnée de la nature serait de revoir notre relation avec cette dernière. L’idée selon laquelle la nature est au service de l’humain capable de la modifier et de la dominer à l’infini n’a pas toujours existé (White, 1967). Plusieurs chercheurs et chercheuses proposent de riches réflexions pour sortir d’une vision de marchandisation de la nature et pour comprendre comment on en est arrivé à donner un rôle passif à la nature. C’est le cas notamment de l’anthropologue colombien et états-unien Arturo Escobar, connu pour sa critique du développement et de la modernité occidentale. Plus particulièrement, il propose de mettre en lumière les logiques et les discours qui tendent à imposer une seule vision du développement et de la modernité comme des idéaux universels à atteindre par tous.
Dans un article publié en 1996, Escobar déconstruit et critique le discours de développement durable dans lequel la nature se trouve réinventée en tant qu’« environnement ». Dans ce discours, la nature n’est plus une entité à part entière ayant sa propre capacité à agir. Elle est transformée en « environnement », concept dans lequel l’humain est le principe actif tandis que la nature acquiert un rôle passif (Escobar, 1996). Si le PQVMCS propose de concevoir les projets miniers de la transition comme solution à la lutte aux changements climatiques, le document ne mentionne nulle part le mot « nature ». Cette dernière n’est pas active, mais foncièrement inerte et donc gérable et exploitable à la manière d’une marchandise.
Escobar poursuit ses réflexions dans un livre paru en 2018. Il articule son ouvrage autour du concept de « sentir-penser », qui propose de repenser notre expérience du monde. Il décrit ce concept de la façon suivante : « [i]l revient à chacun de nous à présent d’apprendre à sentir-penser avec les territoires, les cultures et les connaissances des peuples ― leurs ontologies ― au lieu de penser à partir des connaissances décontextualisées qui sous-tendent les concepts de “développement”, de “croissance”, et même d’“économie” » (Escobar, 2018, p. 29). En d’autres termes, Escobar nous invite à remettre en cause radicalement la séparation préconisée par la pensée moderne entre le corps et l’esprit, la raison et les émotions. Il nous propose de changer notre manière d’être au monde en pensant simultanément avec le cœur et l’esprit.
À la manière de Bruno Latour, Escobar propose une « ontologie relationnelle », c’est-à-dire une réalité ou un ensemble de mondes formé par un dense réseau d’interrelations et de matérialité entre les êtres (humains et non humains) et les différents mondes qu’ils habitent. Par exemple, la nature (la roche, la montagne, l’arbre, etc.) est considérée comme un être « sentant » et non plus comme un être isolé, inerte et séparé de l’humain. La nature se trouve revitalisée. Cette proposition est particulièrement puissante lorsqu’on pense aux projets miniers. Un site minier devient un grand réseau d’interrelations entre minéraux, roches, cours d’eau, flore (arbres, buissons) et faune (fourmis, papillons, orignaux). Dès lors que la roche devient un être « sentant », son exploitation et sa destruction, comme dans le cas d’un projet minier, se posent de façon complètement différente. Présenter l’augmentation de projets d’extraction industrielle de ressources naturelles comme une solution vers un monde plus habitable devient questionnable dans cette perspective relationnelle.
Repenser notre relation à la nature pour ouvrir la voie aux alternatives
En proposant les projets miniers de la transition comme solution à la lutte aux changements climatiques, le discours des autorités et de l’industrie minière s’ancre dans une vision du monde qui sépare nature et culture, humain et non-humain en les hiérarchisant (Escobar, 2018). L’approche technocentriste et interventionniste de la transition énergétique proposée dans le PQVMCS s’inscrit dans cette même vision du monde qui mène pourtant à une destruction de la nature (la crise climatique actuelle en est un exemple cinglant). Il existe toutefois des trajectoires alternatives de la transition permettant de « dépasser les modèles de la modernité capitaliste au sein desquels l’humain prospère invariablement au détriment du non-humain » (Escobar, 2018, p. 28).
En posant pour acquis qu’une exploitation croissante des MCS est nécessaire à la transition énergétique, le gouvernement perpétue une politique extractiviste sous couvert de la lutte aux changements climatiques. Mais l’exploitation massive de ressources naturelles ne semble pas être une solution à privilégier dans le contexte de crise majeure actuelle. Il semble donc essentiel de repenser la trajectoire d’une transition énergétique qui placerait la défense du vivant (Gabriel, 2017) au cœur des réflexions.
Escobar (2018) propose de penser notre rapport au monde différemment et de redonner à la nature un rôle d’actrice à part entière. L’humain et la nature ne sont plus séparés et le rapport de domination du premier sur le second disparaît. Chaque humain pense à la fois avec le cœur et l’esprit, et existe en relation avec les autres humains et les entités naturelles. Cette proposition apparaît comme une voie prometteuse pour lancer des réflexions collectives et tracer d’autres solutions à la politique minière actuelle. Ces solutions alternatives ne poseraient plus alors comme une évidence de faire un choix entre un projet extractif « durable » en Abitibi-Témiscamingue et un projet « difficile pour l’environnement » en Amérique latine, tel que présenté dans l’extrait en début d’article.