Enjeux de société

Les savoirs endogènes et locaux au service de l’adaptation aux changements climatiques

Les changements climatiques, une réalité pour les pays francophones des Suds

Les changements climatiques constituent l’une des plus grandes préoccupations actuelles et ne cessent de modifier substantiellement les conditions de vie des populations partout sur la planète. Les inégalités environnementales entre les pays du Nord et ceux des Suds sont bien connues, les premiers étant mieux préparés et relativement moins touchés que les seconds, surtout dans les pays francophones africains et caribéens, qui sont très vulnérables. Dans ces pays, la survie des communautés dépend pour l’essentiel de l’exploitation des ressources naturelles, notamment grâce à l’agriculture et à l’élevage. Les contraintes climatiques actuelles rendent la vie de ces communautés plus difficile, ce qui entraîne des migrations, de l’insécurité alimentaire, des maladies, etc. Les institutions internationales, les chercheurs et les organisations non gouvernementales accordent de plus en plus d’importance à ce phénomène pour tenter d’agir sur les mesures d’atténuation et d’adaptation. Plusieurs initiatives basées sur les mesures des phénomènes climatiques sont présentement mises en œuvre, mais le potentiel de contribution des communautés qui subissent les conséquences des changements climatiques reste à ce jour sous-exploré et est rarement pris en compte comme point de départ dans la réflexion et l’élaboration des politiques d’atténuation ou d’adaptation aux changements climatiques (Piron, 2019).

Pourtant, ces populations, surtout celles des pays francophones des Suds, ont, depuis des décennies, développé des mécanismes de gestion d’un environnement peu favorable. Elles disposent ainsi d’un capital important d’expériences, de savoirs et de connaissances pour s’adapter à leur environnement. Pour une réponse durable aux changements climatiques, il est donc nécessaire de comprendre les vulnérabilités et les stratégies de résilience des communautés locales, et de valoriser leurs savoirs. Cet article présente le projet Yanayi1, se situant dans une approche théorique de l’écologie sociale et de la justice cognitive (Piron et al., 2016 ; Piron, 2018), qui vise à mettre en lumière, à diffuser en libre accès et à archiver de manière pérenne les savoirs et les actions posées par une grande diversité de communautés d’Afrique francophone et d’Haïti, qui sont particulièrement concernées par les changements climatiques.

Une recherche qualitative multi-située et décentralisée : une approche renouvelée à la problématique des changements climatiques

Comment les populations africaines et haïtiennes, notamment en milieu rural, vivent-elles les changements climatiques qui perturbent leur milieu de vie ? Comment identifient-elles et expliquent-elles ces changements ? Qu’ont-elles fait pour y résister, pour les atténuer ou pour s’y adapter ? Quelles stratégies de résilience ont-elles imaginées et quels savoirs ont-elles produits au fil du temps à propos de leur environnement naturel, de ses transformations et de la nécessité de continuer à en tirer des ressources nécessaires à la vie ? Ces questions ont mobilisé dix boutiques des sciences réparties dans huit pays francophones des Suds2. Pour tenter d’y répondre en considérant leurs contextes de recherche parfois difficiles et l’urgence inséparable de l’Objectif de développement durable no 13, une recherche-action multi-située, décentralisée et simultanée employant l’approche des récits de vie et la technologie numérique libre et gratuite a été mise en place (Figure 1). Une centaine d’étudiants et d’étudiantes en sciences sociales et humaines affiliés aux boutiques des sciences sont ainsi partis dans les zones rurales de leur pays respectif pour collecter les récits de savoirs locaux d’hommes et de femmes aînés, gardiens et gardiennes de la mémoire collective, sur les changements climatiques et les stratégies de résilience développées. Ces récits ont ensuite été archivés sur une base de données ouvertes et réutilisables sur l’application Epicollect5.

Définitions

Yanayi : Ce mot signifie « climat » en haoussa et « lutte contre la pauvreté » en fon.

Savoirs locaux, savoirs endogènes : Plus appropriés que savoirs «  traditionnels  », les savoirs locaux sont définis par l’UNESCO (2005  : 233) comme «  des connaissances, interprétations, systèmes de sens sophistiqués accumulés et développés par des peuples ayant une longue histoire d’interaction avec l’environnement naturel  ».

Boutique des sciences : Dispositif de médiation, une boutique des sciences connecte le milieu universitaire et la société en rendant possible la transmission et l’utilisation des connaissances scientifiques par, pour et avec les communautés ou organismes civils locaux qui expriment des problématiques concrètes auxquelles souhaitent répondre la communauté étudiante et le corps professoral (Piron, 2009).

Justice cognitive : En réponse aux injustices relatives aux savoirs non hégémoniques (qui ne proviennent pas de la science occidentale), ce principe éthique vise la démocratie des savoirs et une «  reconnaissance active de la nécessité de [leur] diversité  » et de leur pluralité en bousculant les conceptions de propriété privé, d’expertise et de droit (Visvanathan, 2016).

Libre accès : En enlevant les barrières financières, légales ou techniques aux publications scientifiques en ligne et en «  permettant à tout un chacun de lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral  », le libre accès est une pratique innovante de circulation de savoirs diversifiés entre chercheurs et chercheuses, institutions et sociétés civiles.

Cette recherche multi-située et décentralisée avait deux objectifs : consolider les liens et capacités d’action du réseau des boutiques des sciences, et saisir le continuum des vulnérabilités et des formes d’adaptation dans le contexte des Suds francophones sans minimiser la complexité et la particularité de chaque personne, village et communauté. Cette recherche-action basée sur des récits et des savoirs endogènes visait aussi à provoquer une transformation humaine, sociale, scientifique et politique. La pratique des récits de vie permet de donner la parole à des détenteurs de savoirs marginalisés en favorisant l’interdisciplinarité, l’interaction réflexive et leur reconnaissance comme acteurs sachants, sensibles et actifs, donc comme des acteurs de changement (Piron, 2019). Cette capacité d’autonomisation qu’offrent les récits de vie à partir des voix et des vies des participants et des participantes s’avère cruciale au regard des recherches conventionnelles majoritairement quantitatives – sur les changements climatiques en Afrique et en Haïti, qui montrent habituellement les communautés rurales comme passives ou, au contraire, co-responsables des catastrophes.

Figure 1. Représentation schématique de l’approche utilisée lors du projet Yanayi.

La lutte contre les changements climatiques requérant la prise en compte des dimensions locales et globales et des échelles individuelles et collectives, cette nouvelle méthode co-constructive et intrinsèquement formative répond également à cette exigence, avec la particularité inusitée d’inclure et de valoriser les savoirs locaux. En l’occurrence, elle s’appuie sur leur potentiel d’illuminer la complexité entourant les changements climatiques et de proposer une alternative aux savoirs hégémoniques souvent inadéquats pour les besoins et aspirations des communautés locales, car «  qu’on cherche à les valoriser, qu’on les méprise ou les ignore, il n’en reste pas moins que les savoirs locaux existent et que ce sont eux qui guident en premier lieu les interactions entre les acteurs sociaux et leur milieu de vie  » (Piron et Ringtoumda, 1994).

Les récits des stratégies d’adaptation et de résilience issus de Yanayi

Au total, 478 récits relatant les savoirs locaux et endogènes sur les changements climatiques ont été collectés au cours de l’année 2020, dans des sites géolocalisés (Figure 2).

Articulées autour de six typologies de récits, les informations récoltées auprès d’hommes et de femmes aînés se déploient sur dix territoires ruraux différents, au sein de huit pays. Chaque entretien mené par les étudiants et les étudiantes a été réalisé en langue locale afin de permettre aux personnes interviewées d’utiliser leurs propres référents et de faciliter la restitution de leurs savoirs. Les récits ont ensuite été traduits en français par les mêmes étudiants collecteurs de récits. Ainsi, dans la base de données d’Epicollect, il est possible d’écouter les divers récits de la personne, de sa vie, ses observations, des conséquences, ses résiliences, ses recommandations et enfin son message à l’Afrique, tant dans la langue locale qu’en français. Pour la plupart, les épisodes racontés sont accompagnés de photographies qui permettent d’imager le propos des narrateurs selon chaque type de récit (Figure 3).

Figure 2. Répartition géographique des 478 récits stockés dans la base de données d’Epicollect5.
Figure 3. Représentation schématique des différents récits recueillis lors du projet Yanayi. Ces photos ont été prises lors de l’entretien mené avec madame Rokhaya Diagne, une pêcheuse vivant dans le quartier de Guet Ndar, à Saint-Louis, au Sénégal. Contextualisé dans un environnement côtier où l’augmentation du niveau marin se fait de plus en plus sentir, son récit raconte les répercussions sociales des changements climatiques sur sa communauté ainsi que les mesures d’adaptation mises en place face à la rareté croissante du poisson.

Comptant 478 récits récoltés dans des environnements côtiers, désertiques, montagneux, agricoles, forestiers ou encore pastoraux, le projet Yanayi rassemble une panoplie de réalités locales, dans lesquelles les répercussions des changements climatiques sont très variables. Cela se traduit notamment par une grande diversité de mesures d’adaptation mises en place par les populations locales. Parmi ces stratégies, on pourrait citer la transformation du poisson en produits salés, séchés et fermentés pour les revendre en période d’hivernage ; la mise sur pied de mouvements coopératifs locaux ; le choix de semences à cycle court afin de subvenir au manque de récoltes ; la modification du calendrier agricole et la diversification des activités économiques de subsistance. Ces stratégies d’adaptation développées en contexte local par et pour les communautés mériteraient d’être diffusées à un plus large public pour permettre leur réappropriation.

Par ailleurs, concernant la quantité massive de données collectées, il existe un réel besoin de codifier le contenu des récits afin d’en faire ressortir les passages les plus riches de savoirs et de leur associer des mots clés évocateurs permettant aux lecteurs de la base de données de s’orienter immédiatement vers les fichiers qui leur seront les plus utiles. À la suite de cette codification, la restitution et le partage des données pourraient être mis en œuvre tant à l’échelle des localités qui sont parties prenantes – notamment afin de sensibiliser les acteurs locaux aux différentes mesures d’adaptation qui s’offrent à eux – qu’à une échelle plus globale en partageant les résultats du projet Yanayi dans les sphères scientifiques et politiques.

L’apport des savoirs locaux pour la science et les politiques d’adaptation aux changements climatiques

À l’heure actuelle, la communauté scientifique reconnaît l’apport incontournable que constituent les savoirs locaux et endogènes dans la lutte contre les changements climatiques et la préservation de la biodiversité (Ogar et al., 2020 ; IPCC, 2022). Les effets des changements climatiques étant très variables spatialement, ils touchent donc différemment les écosystèmes, les régions ou les localités. Les savoirs des communautés locales sont qualitatifs, rattachés à des localités ou à des cultures précises, et témoignent d’une longue histoire d’interaction avec leur environnement naturel (Nkoudou, 2015). Ils sont de plus intimement liés à un ensemble de pratiques, de récits et de croyances, ce qui les distingue des savoirs scientifiques. Cependant, les savoirs scientifiques ont toutefois démontré leur fréquente inhabilité à rendre compte des réalités territoriales, et dans certains cas, leur incapacité à aboutir à des solutions efficaces et durables.

Ainsi, la combinaison des savoirs locaux et scientifiques devrait permettre une meilleure compréhension des répercussions complexes des changements climatiques, faciliter l’identification de solutions d’adaptation en accord avec les besoins et les aspirations des communautés locales, et dans un but ultime de faciliter la mise en place de politiques d’atténuation et d’adaptation à ces changements. Le développement d’approches collaboratives ou participatives, qui se situent à la jonction entre les sciences naturelles et les sciences sociales, doit être favorisé afin de valoriser adéquatement l’étendue et la teneur scientifique des savoirs locaux. La mise en place de ce type d’approches implique les acteurs locaux dans la co-production des savoirs et l’élaboration des solutions d’adaptation au changement climatique, et devra se faire dans le respect de la dignité et l’autonomie des peuples autochtones.

Conclusion

Des projets tels que Yanayi permettent de valoriser les connaissances locales sur le climat, de renforcer la résilience et les capacités d’adaptation aux changements climatiques, et d’améliorer l’éducation et la sensibilisation aux stratégies d’adaptation. À la suite de ce projet, une campagne de vulgarisation des résultats sera réalisée en 2023-2024 au Bénin, au Cameroun et au Sénégal. Dans le contexte d’urgence climatique actuel, il est et il sera crucial d’assurer une inclusion collaborative, équitable et respectueuse des savoirs locaux pour identifier et mettre en place des solutions d’atténuation ou d’adaptation efficaces et adaptées aux différentes réalités.

Ce texte est dédié à Florence Piron, instigatrice du Projet Yanayi et pionnière de la science ouverte engagée.

À savoir, la boutique des sciences de Ngaoundéré (Cameroun) ; de Conakry (Guinée) ; de Bobo Dioulasso et de Ouagadougou (Burkina Faso) ; de Port-au-Prince (Haïti) ; d’Abidjan (Côte d’Ivoire) ; de Bambey (Sénégal) ; d’Abomey-Calavi
et de Parakou (Bénin) ; ainsi que de Niamey (Niger).

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