Perspectives

L’éthique sur le terrain de l’adaptation aux changements climatiques

Règle générale, les éthiciens et éthiciennes du climat développent des arguments centrés sur la juste distribution des ressources atmosphériques et des droits d’émissions dans les structures politiques de l’atténuation des changements climatiques. En revanche, les dispositifs éthiques permettant de guider les choix difficiles des différentes parties prenantes locales confrontées aux défis de l’adaptation aux changements climatiques demeurent largement négligés à ce jour. Afin de remédier à cette lacune, cet article vise à examiner les enjeux éthiques et normatifs d’un terrain en particulier, soit la commune de Guttannen, en Suisse, déjà sévèrement vulnérabilisée par les répercussions des perturbations climatiques. Pour ce faire, deux modélisations d’éthique pratique seront mises à profit dans la présente analyse, soit l’éthique environnementale pragmatiste et le principalisme méthodologique (Voisard et Wallimann-Helmer, 2023). En nous inspirant de ces deux approches éthiques, nous souhaitons offrir des avenues pertinentes au développement d’outils d’analyse éthique capables d’informer et d’accompagner la gouvernance climatique locale.

Le cas de Guttannen, en Suisse

Guttannen est une commune suisse située près du col du Grimsel dans les Alpes bernoises1. Cette commune, comprenant un village du même nom, se trouve dans l’arrondissement germanophone d’Interlaken-Oberhasli, l’un des dix arrondissements administratifs du canton de Berne. Selon les standards suisses, la commune occupe un vaste territoire, soit 200 km². En comparaison, la superficie totale de la commune de Guttannen dépasse celle du canton suisse d’Appenzell Rhodes-Intérieures ou équivaut à près au double de la superficie de Paris. Au fil des siècles, les habitants de la commune ont su s’adapter aux conditions souvent difficiles de la vie en haute montagne.

La région de Guttannen demeure toutefois peu peuplée et se compose principalement de rochers et de glaciers. Malgré une qualité de vie relativement élevée dans un cadre d’apparence bucolique, Guttannen est confrontée au phénomène d’exode rural, de même qu’au vieillissement de la population, comme plusieurs autres villages de montagne en Suisse. Le dépeuplement de cette commune d’environ 250 habitants et habitantes fait craindre en particulier la possibilité de la fermeture définitive de l’école primaire. À Guttannen, les habitants doivent composer avec les hivers rigoureux et les avalanches, qui représentent habituellement le principal danger dans cette région alpine. Ces conditions météorologiques difficiles peuvent provoquer la fermeture de la route cantonale, interdisant temporairement l’accès au village par voie terrestre durant la période hivernale. Au cours des dernières années, les coulées de boues et de débris provenant de la montagne locale ont suscité de grandes inquiétudes, tout particulièrement durant la période de 2009 à 2012, ainsi qu’une couverture médiatique abondante en Suisse.

Les changements climatiques accélèrent la fonte des glaciers locaux et provoquent le dégel du pergélisol, et la roche des hautes montagnes environnantes devient alors davantage friable pendant la saison estivale. Lors de précipitations, les rochers fragilisés, dont la taille peut atteindre celle de petits chalets, sont ainsi emportés vers le bas de la montagne. Ce phénomène déclenche d’importantes coulées de boue, de même que de graves inondations, modifiant le cours de la rivière locale, ce qui peut entraîner des dommages importants aux bâtiments résidentiels, à la route cantonale et aux infrastructures énergétiques. Depuis la lave torrentielle de 2012, la situation paraît s’être calmée, et aucun autre événement climatique similaire d’une telle ampleur n’a touché la population locale.

Différentes possibilités d’adaptation climatique ont été évaluées ces dernières années, y compris l’option de la délocalisation d’une partie de la population située dans le hameau de Boden. Sur le plan des mesures prises jusqu’à présent en réponse aux changements survenus, un système d’alerte précoce et un système de surveillance ont été installés pour protéger les zones résidentielles et les infrastructures, et une résidence a dû être abandonnée et démolie. Lors du processus participatif d’élaboration de la stratégie régionale d’adaptation aux changements climatiques, il est toutefois apparu que, contrairement aux hypothèses initiales, les besoins régionaux d’adaptation aux changements climatiques ne concernaient pas uniquement la gestion des risques naturels.

Diverses mesures visant le développement régional ont également été mises en œuvre, comme la construction d’un stupa de glace, l’installation d’une mini-maison futuriste et autosuffisante au cœur du village, et la mise en place d’un audioguide thématique pour sensibiliser le grand public aux changements météorologiques et climatiques dans l’Oberland bernois. Ces initiatives visent à améliorer la qualité de vie, l’économie locale, la vie culturelle et l’attrait touristique de la commune. L’administration municipale espère ainsi attirer de nouveaux habitants et habitantes et freiner l’exode rural.

Vers une éthique climatique de terrain

Du point de vue pragmatiste, l’éthique joue un rôle fondamental dans les questions de politique climatique, qu’il soit question d’atténuation ou d’adaptation aux changements climatiques, car les considérations éthiques résident au cœur des processus décisionnels d’où émergent divers éléments appréciatifs et prescriptifs qui seront nécessairement à évaluer. Nous pouvons identifier au moins dix types de questionnement réflexif qui sont soulevés par les démarches localisées d’adaptation aux changements climatiques (Voisard, Létourneau et Thomas, 2021), et à partir de ceux-ci, discuter du cas de Guttannen en priorisant les dimensions éthiques les plus pertinentes. À notre avis, les champs de questionnement les plus pertinents dans ce cas-ci sont les suivants :

  1. D’abord, la discussion éthique présuppose une prise en compte des facteurs qui influencent l’action climatique, comme les motivations et les valeurs des acteurs locaux. On peut noter, par exemple, un fort attachement de la population au lieu où il demeure : Guttannen représente, dans la conscience collective, une terre natale «  Heimat  » (Gutttannen bewegt, 2021), c’est-à-dire l’endroit où la population locale se sent tout à fait chez elle. De plus, la commune de Guttannen est dotée d’un paysage d’une grande valeur sur les plans écologique et esthétique, que les fermes locales, parmi d’autres, se sont efforcées de préserver avec soin jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit de l’une des communes périphériques intégrées au patrimoine mondial de l’UNESCO dans la région des Alpes Jungfrau-Alestsch. Enfin, en prêtant attention aux discours de cette population de haute montagne, nous postulons que la tolérance aux risques liés aux dangers naturels se révèle relativement élevée : « C’est ce qui façonne un peu l’humain ici. Les dangers […] Et vous ne pouvez pas les éviter, dans un certain sens. Vous devez vivre avec la nature et accepter ce qu’elle apporte. » (Guttannen bewegt, 2021, traduction libre)
  2. Ensuite, à un deuxième niveau de questionnement, il s’agit de tenir compte des opportunités d’accès aux ressources pour la mise en place d’actions d’adaptation aux changements climatiques. Les ressources d’adaptation aux changements climatiques (humaines, technologiques, financières, etc.) ne sont évidemment pas réparties de la même façon sur tous les territoires, et nous pouvons considérer la commune de Guttannen comme étant assez bien privilégiée en ce sens. Cette commune peut, par exemple, compter sur l’appui d’un vaste réseau de collaborateurs et de collaboratrices, tant sur le plan local, régional que national, pour la mise en œuvre de sa stratégie d’adaptation aux changements climatiques.
  3. Troisièmement, du point de vue de la participation procédurale, il faut aussi clarifier qui sera intégré au processus de prise de décision, et quel sera le poids décisionnel de chacune des parties prenantes à la planification d’adaptation aux changements climatiques. À Guttannen, l’engagement et la large participation des personnes concernées sur le plan régional ont joué un rôle crucial dans le succès de la planification d’adaptation aux changements climatiques. L’intégration des perspectives régionales et le recours à des spécialistes crédibles ont contribué à une plus grande acceptation sociale de la stratégie.
  4. Quatrièmement, on devrait arriver normalement à établir des priorités d’action qui seront retenues par les personnes consultées à différentes étapes de la planification d’adaptation aux changements climatiques. La stratégie du Grimsel prévoit un total de six mesures concrètes pour lesquelles des acteurs et actrices responsables sont désignés (Bender-Gàl et al., 2016) :
    1. Mise en place d’un comité de pilotage de la stratégie d’adaptation aux changements climatiques pour la région du Grimsel ;
    2. Réaffectation de biens vacants pour l’habitation à Guttannen et à Boden ;
    3. Amélioration de la diffusion des connaissances sur les risques naturels ;
    4. Préparation pour le développement de l’éventuel chemin de fer du Grimsel ;
    5. Amélioration des communications événementielles dans le secteur du tourisme ;
    6. Commercialisation du paysage et des processus dynamiques naturels.

En résumé, l’approche pragmatiste fournit un éclairage précieux, à la fois descriptif et interprétatif, sur les implications éthiques de l’adaptation aux changements climatiques. Cette méthode met en évidence la nécessité de considérer les valeurs locales, en offrant une compréhension profonde et nuancée des enjeux propres à chaque communauté. En prenant en compte les particularités culturelles et sociales, cette démarche aide à formuler des stratégies d’adaptation qui respectent et intègrent les préoccupations et priorités des populations locales, renforçant ainsi l’efficacité et l’acceptabilité des mesures mises en œuvre. Pour aller un peu plus loin dans notre analyse éthique, nous souhaitons maintenant mettre en évidence les recommandations normatives pouvant ressortir de cette étude de cas. Pour ce faire, une seconde approche de la prise de décision éthique, soit le principalisme méthodologique, peut être mise à profit.

Spécifier et pondérer les principes de la justice climatique

Pour analyser un cas d’une perspective normative, il faut d’abord identifier un champ de questionnement pertinent, pour ensuite formuler une question éthique précise. Nous proposons ici de nous concentrer sur le quatrième champ de questionnement précédemment identifié, en formulant la question éthique ainsi : quelles sont les options les plus appropriées parmi les six mesures jugées prioritaires dans la stratégie du Grimsel ? Le principalisme nous permet de fournir des pistes de réponse à cette interrogation en parcourant deux étapes, soit en spécifiant et en pondérant les principes de la justice climatique. Les principes de la justice climatique sont étroitement liés à l’éthique, car ils concernent avant tout la répartition équitable des bénéfices et des fardeaux associés aux changements climatiques. Trois des principes les plus discutés en matière d’éthique climatique sont susceptibles de nous éclairer dans le cas de Guttannen : le principe du pollueur-payeur, le principe de la capacité contributive et le principe de la justice procédurale. La spécification des principes nécessite une interprétation de ceux-ci pour un contexte donné, en identifiant quelle partie prenante doit faire quoi, pour qui et comment. Voici un exemple de spécification dans le cas de Guttannen :

  • A) Principe du pollueur-payeur : la commune ne peut être accusée d’être responsable des risques accrus dus au changement climatique. Cela serait absurde parce que le changement climatique est causé, en grande partie, par les activités d’une variété d’êtres humains répartis sur plusieurs territoires et plusieurs générations, et non pas précisément par l’administration de cette petite commune des Alpes suisses. La municipalité de Guttannen est toutefois responsable de veiller à ce que les bâtiments demeurent sécuritaires dans la démarche de réaffectation de biens vacants à des fins d’habitation dans le village de Guttannen et le hameau de Boden.
  • B) Principe de la capacité contributive : l’administration communale et les autres institutions publiques sont en mesure d’aider à la mise en œuvre de la stratégie d’adaptation aux changements climatiques, à la diffusion des connaissances sur les dangers naturels et à l’évaluation des risques climatiques. Leur rôle est essentiel pour garantir que les habitants et habitantes de Guttannen savent à quels dangers ils sont confrontés, ce qu’ils peuvent faire pour les éviter et pourquoi ces dangers surviennent.
  • C) Principe de la justice procédurale : la prise de décision et l’évaluation des risques doivent être effectuées par les parties prenantes régionales concernées par le dérèglement climatique et les différentes parties prenantes à la stratégie du Grimsel, y compris son comité de pilotage. Les acteurs régionaux ne restreignent pas leur champ d’action à la gestion des risques naturels. Ils adoptent une vision large de l’adaptation aux changements climatiques : celle-ci comprend le développement régional ainsi que la promotion de la vie culturelle et touristique de la communauté.

La méthodologie principaliste ne suggère pas une hiérarchisation fixe des principes de l’éthique climatique. Au contraire, on suppose que leur poids dans l’analyse éthique diffère d’un cas à l’autre. En effet, la pondération des principes éthiques permet, dans une seconde étape, de clarifier le classement des principes dans un contexte particulier de gouvernance climatique. Cela peut signifier que même si deux contextes concernent l’adaptation climatique, les mêmes principes ne doivent pas nécessairement être utilisés pour trancher l’affaire et que ces principes, même s’ils sont identiques, peuvent conduire à des implications différentes s’ils sont spécifiés différemment dans des contextes donnés.

Dans le cas de Guttannen, le principe du pollueur-payeur nous semble avoir le moins de poids, car les habitants et habitantes contribuent certes aux changements climatiques, mais de manière si marginale que les considérations correspondantes n’ont guère de poids dans la délibération éthique. En revanche, la possibilité de hiérarchiser nettement l’importance du principe de la capacité contributive et le principe de la justice procédurale paraît moins claire, mais en raison de la nécessité d’agir, le principe de la capacité contributive occupe une place prépondérante dans notre analyse. Alors qu’il nous semble pertinent d’associer la population locale aux décisions lors de l’évaluation des risques accrus, leur expérience des dangers naturels environnants pourrait ne pas être suffisante pour estimer ce qui constitue un niveau de risques raisonnables pour les années à venir. L’avis de spécialistes informés demeure essentiel. En outre, l’administration régionale doit continuer de jouer un rôle important dans la diffusion des données et leur vulgarisation auprès de la population locale, tout comme elle doit continuer les efforts de mise en œuvre de la stratégie d’adaptation aux changements climatiques. En même temps, le comité de pilotage de la stratégie pourrait déjà évaluer si de nouvelles mesures seraient pertinentes et nécessaires, et prévoir les mécanismes et les ressources pour les soutenir, dans le cas de l’atteinte des limites de l’adaptation et de pertes et préjudices climatiques dans la région.

En conclusion

Cet article a exploré l’application des perspectives pragmatiste et principaliste à l’éthique climatique, en montrant comment elles peuvent guider les décisions de gouvernance climatique locale. Grâce à l’exemple de Guttannen, nous avons illustré l’importance de considérer les niveaux descriptif, interprétatif et normatif pour offrir un cadre éthique complet et adaptatif. Notre analyse a mis en lumière la capacité de cette approche éthique à s’adapter aux spécificités locales tout en offrant des orientations claires pour l’articulation de décisions environnementales responsables. En conjuguant flexibilité et rigueur éthique, ce cadre permet de répondre aux défis climatiques avec une sensibilité accrue aux valeurs locales et aux exigences de justice environnementale. Les personnes qui prennent des décisions et les praticiens et praticiennes de l’adaptation aux changements climatiques sont encouragés à adopter des approches similaires pour assurer des interventions justes et inclusives. En outre, de futures recherches devraient explorer l’application de cette approche éthique dans divers contextes géographiques et culturels afin d’élargir notre compréhension des enjeux moraux concrets et propres à l’action climatique.

Pour obtenir plus de renseignements sur le cas de Guttannen, veuillez consulter les travaux du réseau interdisciplinaire Knowledge for Climate.

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