Actuellement, un sentiment grandit dans la population que nos biens de consommation ne durent pas aussi longtemps qu’ils le devraient. Cette impression s’est révélée fondée par de nombreuses études dont les résultats indiquent un véritable déclin de la durée de vie de certains produits (Prakash et al., 2016). Pour expliquer ce phénomène, certains évoquent la théorie de l’obsolescence programmée selon laquelle la fin de vie de nos produits de consommation serait « programmée » par les fabricants.
Prélude sur l’obsolescence programmée
Si l’obsolescence programmée a déjà fait l’objet de discussions par le passé (London, 1932), les préoccupations environnementales questionnant les modes de production et de consommation actuels suscitent un regain d’intérêt pour le sujet. Le terme « obsolescence programmée » est d’ailleurs de plus en plus utilisé dans les médias pour marquer la tendance. Dans ces articles de presse et les discussions populaires, le scénario proposé met en scène un véritable conflit opposant producteurs et consommateurs. Les premiers sont accusés de planifier la fin de vie des produits afin d’inciter les seconds à remplacer prématurément leurs produits et de créer in fine des bénéfices économiques. Pour consolider leur argumentation, les partisans de la théorie du complot font souvent référence au cartel Phoebus, identifié comme le premier cas confirmé d’obsolescence programmée. Formé au début du 20e siècle, ce cartel rassemblait les leaders du marché des ampoules électriques qui s’étaient accordés pour les rendre plus fragiles et diminuer ainsi leur durée de vie à 1000 heures (au lieu de 2500 heures). Ainsi, on remarque une tendance des adeptes de la théorie du complot à focaliser sur les cas d’obsolescence qui relèvent de l’agissement et de la volonté des producteurs.
Le concept d’« obsolescence programmée » fait néanmoins l’objet de plus en plus de critiques, soulevées non seulement par les fabricants, mais aussi par de nombreux académiciens. La critique relève, d’une part, du manque de preuves concrètes de telles pratiques. Certains vont même jusqu’à réfuter la possibilité de programmer la fin de vie des produits (Longmuss et Poppe, 2017). D’autre part, la critique souligne que, contrairement à ce que le débat public laisse suggérer, les producteurs sont loin d’être les seuls acteurs en cause. Afin de saisir toute la complexité du phénomène amenant à l’obsolescence prématurée des produits, il est indispensable de prendre en compte le comportement d’autres acteurs, notamment des consommateurs. En effet, il a été démontré que la manière dont ces derniers choisissent, utilisent et entretiennent leurs produits influence grandement la durée de vie desdits produits. Or, il a été constaté que certains consommateurs négligent ou sont indifférents en regard à la réparation ou l’entretien de leurs produits, entrainant leur remplacement trop rapide et fréquent (Evans et Cooper, 2010). Un tel comportement peut s’expliquer par le fait que ces tâches sont considérées comme trop exigeantes par les consommateurs, puisqu’elles requièrent du temps, de l’argent, un effort physique et cognitif et ne font parfois pas partie de la routine (L. Ackermann et al., 2018). En outre, des études ont révélé que la décision de remplacement n’était pas forcément motivée par un défaut du produit, mais aussi par d’autres facteurs tels que l’effet de mode ou le désir de nouveauté (Van Nes et Cramer, 2005 ; Girard et al., 2018).
Le concept d’obsolescence prématurée
Au vu de la controverse entourant le concept d’« obsolescence programmée » et du constat de la responsabilité partagée entre le producteur et le consommateur quant à la durée de vie des produits,
il apparait préférable de se référer plutôt à la notion d’« obsolescence prématurée ». En comparaison avec la notion d’« obsolescence programmée », le concept d’ « obsolescence prématurée » a l’avantage d’être neutre et général. Il ne se limite pas à pointer du doigt le comportement des producteurs, qui ne constitue qu’une facette de la problématique, mais permet d’englober l’ensemble des comportements indésirables.
Différents types d’obsolescence prématurée peuvent écourter la durée de vie des produits. Sur la base de la doctrine et des pratiques existantes, il est possible de dégager quatre catégories distinctes d’obsolescence prématurée. Il y a d’abord l’obsolescence matérielle, qui affecte la qualité matérielle du produit. Cette catégorie inclut les produits conçus avec un dispositif électronique bloquant le fonctionnement de l’appareil après une certaine période d’utilisation2, ceux fabriqués avec une composante plus fragile3 ou encore ceux dont les pièces défectueuses sont (presque) inaccessibles4. Un produit peut ensuite être technologiquement obsolète par l’incompatibilité ou la non-disponibilité des pièces de rechange ou accessoires. Une troisième catégorie consiste à rendre le produit économiquement obsolète, lorsque le prix d’entretien et de réparation est perçu comme trop élevé comparé à la valeur résiduelle du produit et au prix d’achat d’un nouvel appareil5. Enfin, un dernier cas d’obsolescence dit psychologique correspond aux produits devenus non-attrayants et insatisfaisants aux yeux des consommateurs. Ces catégories d’obsolescence prématurée ne sont pas étanches. Il est possible que la mort prématurée de produits soit due à une combinaison de plusieurs d’entre elles, ce qui rend le phénomène d’autant plus complexe à appréhender.
Pour lutter efficacement contre ce phénomène, il est crucial de recentrer le débat sur le concept d’obsolescence prématurée, que ce soit dans le cadre de discussions informelles ou lors de l’élaboration de lois sur le sujet. D’une part, une telle base conceptuelle permet d’avoir une perspective globale sur la problématique et de considérer toutes les mesures nécessaires à prendre pour couvrir ses différents aspects. Comme l’a justement expliqué J. Cox, pour initier un changement radical vers une consommation durable, il ne suffit pas d’améliorer la durabilité des produits au stade de leur conception et de leur fabrication, car cela revient à fermer les yeux sur les facteurs psychologiques, émotionnels et sociaux qui influencent significativement la fin de vie accélérée des produits (Cox, 2013). D’autre part, la requalification du débat sur l’obsolescence prématurée permet d’éviter des perceptions trompeuses sur la problématique, ce qui est particulièrement important pour un sujet aussi controversé. À l’inverse, se focaliser sur l’obsolescence programmée nourrit le sentiment de méfiance, de mécontentement et de déresponsabilisation du côté des consommateurs en plus de stigmatiser le secteur entrepreneurial et commercial, entravant tout dialogue constructif sur le sujet. En ce sens, T. Brönneke souligne à juste titre que l’existence d’une intention d’abréger la durée de vie des produits n’a pas d’incidence particulière sur les objectifs de protection des consommateurs et de l’environnement puisque les répercussions sur les consommateurs et l’environnement restent identiques, qu’il y ait intention ou pas. Ce qui est à déplorer, c’est le fait que les produits ne durent pas aussi longtemps qu’ils le devraient (Brönneke, 2017).
Émergence du concept dans le droit
Si le sujet de l’obsolescence prématurée ne fait encore que quelques apparitions timides dans le vocabulaire des législateurs6, il convient de préciser que l’idée générale promouvant des produits durables ne date pas d’hier. Les préoccupations environnementales ont progressivement trouvé écho dans les agendas politiques, notamment à travers l’idée de « développement durable ».
De nombreux pays industrialisés se sont intéressés et même engagés à l’élaboration d’alternatives au modèle croissanciel et linéaire. Une étape majeure est l’adoption de l’Agenda 21 par les Nations unies en 1992, avec pour but d’atténuer les impacts environnementaux causés par l’activité humaine aux niveaux global, national et local. Ces principes seront réaffirmés durant le Sommet du Développement Durable de 2015, en particulier dans l’Objectif n°12 consacré aux modes de production et de consommation responsables. C’est dans cet élan que naîtra le concept d’« économie circulaire », qui vise à transformer les produits en fin de vie en ressources pour d’autres produits, fermant la boucle de l’écosystème industriel et minimisant les déchets produits (Stahel, 2016). La lutte contre l’obsolescence prématurée sera souvent englobée dans ce projet à long terme, comme l’illustrent les plans d’action de l’Union européenne de 2015 et de 2019 en faveur de l’économie circulaire (respectivement COM (2015) 614 final et COM (2020) 98 final).
Il n’existe, à ce jour, qu’un seul texte de loi se référant explicitement à l’obsolescence prématurée des produits. Celui-ci se trouve à l’Article L. 441-2 du Code français de la consommation. Cet article interdit les pratiques d’« obsolescence programmée », définie comme « le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise sur le marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement ». Cette législation a nourri le débat juridique sur le sujet et a servi d’inspiration à de nombreux projets de loi, que ce soit dans les pays voisins, comme la Belgique7, au niveau européen8, ou même de l’autre côté de l’Atlantique9.
Réponses juridiques au problème de l’obsolescence prématurée
Outre la législation française spécifique à l’obsolescence programmée, il existe une panoplie de mesures contribuant à prolonger la durée de vie des produits. Celles-ci encadrent les différentes étapes du cycle de vie des produits. Certaines règles ont un domaine d’application général, tandis que d’autres s’appliquent à des groupes spécifiques de produits. Prenons l’exemple d’un ordinateur portable. Sa phase de conception est règlementée par des normes européennes d’écoconception qui exigent, entre autres, que les techniques d’assemblage, de fixation ou de scellage n’empêchent pas le désassemblage, à des fins de réparation ou de réutilisation, de certains composants (comme la batterie ou la mémoire) ou encore que la dernière mise à jour de sécurité des micrologiciels (firmware) soit disponible pendant une période minimum10. La phase marketing est encadrée par des règles sur l’étiquetage, comme celles imposant un index de réparabilité11, ou encore par la législation européenne sur les pratiques commerciales déloyales12. Une fois acheté, l’ordinateur est couvert par la législation européenne sur la garantie des biens de consommation qui confère au consommateur, pendant une période (minimale) de deux ans, un droit à réparation en cas de défaut13. Ces avancées juridiques ont néanmoins donné lieu à une fragmentation du droit en la matière, ce qui n’est pas sans poser des risques de vides juridiques, de contradictions, d’incohérence et de chevauchement entre les différentes normes applicables.
L’obsolescence prématurée face au juge
L’obsolescence prématurée s’est déjà retrouvée à maintes reprises face au juge. Parmi les affaires récentes les plus marquantes, il y a les décisions prises par l’Autorité italienne de la consommation contre Apple et Samsung de septembre 201814. Les deux affaires concernaient des problèmes survenus après la sortie de mises à jour pour les téléphones intelligents. Alors que les consommateurs avaient été fortement encouragés par ces deux fabricants à installer ces mises à jour, celles-ci auraient réduit les performances des anciennes versions des appareils encore utilisés par les consommateurs, sans qu’ils aient été informés des risques ou des solutions par rapport à ces mises à jour. Les deux entreprises seront finalement condamnées à une amende administrative d’un montant de dix millions d’euros pour Apple et cinq millions d’euros pour Samsung sur la base de la législation sur les pratiques commerciales déloyales. Apple sera par la suite condamnée à une amende transactionnelle de vingt-cinq millions d’euros pour les mêmes faits par l’Autorité française de la concurrence15. L’affaire a aussi récemment été portée devant les tribunaux belges par l’organisation de consommateurs Test-Achats qui a engagé une action collective contre la firme. Dans un même registre, le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) a introduit une plainte contre Nintendo en janvier 2021 pour dénoncer la durée de vie limitée des manettes de la console Switch (Joy Con)16.
Conclusion
L’obsolescence prématurée de nos produits est un phénomène particulièrement préoccupant. Il est temps de passer à l’action, en évitant cependant de tomber dans le piège de la stigmatisation et en recentrant le débat sur le concept d’obsolescence prématurée. Une telle approche permet non seulement de cerner tous les aspects de la problématique, mais aussi d’impliquer tous les acteurs concernés dans les discussions.
À l’égard au cadre légal existant, on constate qu’il existe d’ores et déjà un arsenal de règles contribuant à la lutte contre l’obsolescence prématurée. De ce fait, il semble préférable d’utiliser et (si besoin) d’adapter cette législation existante plutôt que d’ajouter une nouvelle loi à ce casse-tête législatif déjà très complexe. Cela peut par exemple consister à étendre le champ d’application des normes d’écoconception à d’autres produits (comme les vêtements), à renforcer la législation en matière de garantie et d’information du consommateur ou encore à faciliter l’accès aux recours des consommateurs victimes de pratiques d’obsolescence prématurée. Quant à la fragmentation juridique en la matière, celle-ci n’est pas problématique en soi puisque le phénomène concerne plusieurs domaines du droit. Les risques de vides juridiques, de contradictions, d’incohérence et de chevauchement entre les différentes normes applicables peuvent être évités par l’introduction d’un plus grand nombre de références et de liens entre les différents instruments juridiques.
Doctorante à la KU Leuven (campus Bruxelles) et à l’UCLouvain, aspirante FWO, membre de l’Institut Consumer, Competition & Market et du Cedie, préparant une thèse intitulée « Premature Obsolescence : In Search of a Refined Legal Framework » sous la supervision des Prof. Dr. Bert Keirsbilck (KUL) et Prof. Dr. Anne-Lise Sibony (UCL).
L’un des cas les plus cités concerne les imprimantes dotées d’une puce intelligente (smartchip).
On pense ici aux ampoules du cartel Phoebus, mais aussi à d’autres produits plus récents tels que les ordinateurs fabriqués avec des écrans, batteries et câbles plus fragiles.
Certains smartphones, tablettes et ordinateurs portables sont conçus avec une batterie ou un écran fixé avec de la colle industrielle ou avec des vis non-standard, ou avec de petits composants soudés aux composants principaux ou encore avec un faisceau de câbles rubans longs et fins reliant les différentes parties de l’appareil. Pour des exemples concrets, voyez https://www.ifixit.com/Right-to-Repair/Repairable-Products.
Un exemple pourrait être de fixer le prix de remplacement d’un écran cassé proportionnellement plus cher par rapport au prix d’un nouveau smartphone.
Voy. par ex. la Décision de la Commission européenne du 27 octobre 2017 sur le programme cadre Horizon 2020 – Work Programme 2018-2020, C(2017)7124, ainsi que la Communication de la Commission du 11 mars 2020 au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Un nouveau plan d’action pour une économie circulaire Pour une Europe plus propre et plus compétitive, COM/2020/98 final, p. 4 et p. 6.
Il y a aujourd’hui trois propositions de loi relatives à l’obsolescence prématurée sur la table du législateur belge. Voy. Proposition de loi visant à lutter contre l’obsolescence programmée et à soutenir l’économie de la réparation, Doc. parl., Ch., 2019, 19 juillet 2019, n° 0193/001 ; Proposition de loi modifiant le Code civil et le Code de droit économique, visant à lutter contre l’obsolescence programmée et l’obsolescence prématurée et à augmenter les possibilités de réparation, Doc. parl., Ch., 2019-2020, 19 novembre 2019, n° 0771/001 ; Proposition de loi visant à lutter contre l’obsolescence organisée et à soutenir l’économie circulaire, Doc. parl., Ch., 2019-2020, 7 janvier 2020, n° 0914/001.
La Commission envisage de « présenter une proposition législative visant à donner aux consommateurs les moyens de participer à la transition écologique en les informant mieux sur la durabilité des produits et en leur garantissant une meilleure protection contre certaines pratiques telles que (…) l’obsolescence prématurée ». Voy. l’Action nº 4 de la Communication de la Commission du 13 novembre 2020 au Parlement européen et au Conseil, Nouvel agenda du consommateur visant à renforcer la résilience des consommateurs en vue d’une reprise durable, COM(2020) 696 final, p.11.
Voy. Loi québécoise modifiant la Loi sur la protection du consommateur afin de lutter contre l’obsolescence programmée et de faire valoir le droit à la réparation des biens, projet de loi 197 (adoption du principe – 13 avril 2021), 1re sess., 42e légis. (Qc).
Voy. Annexe II du Règlement (UE) 2019/424 de la Commission du 15 mars 2019 établissant des exigences d’écoconception applicables aux serveurs et aux produits de stockage de données conformément à la directive 2009/125/CE du Parlement européen et du Conseil et modifiant le règlement (UE) n° 617/2013 de la Commission, OJ L 74, 18.3.2019, p. 46–66.
Art. 16 de la Loi française n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, JORF n°0035 du 11 février 2020.
Directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur et modifiant la directive 84/450/CEE du Conseil et les directives 97/7/CE, 98/27/CE et 2002/65/CE du Parlement européen et du Conseil et le règlement (CE) n° 2006/2004 du Parlement européen et du Conseil, OJ L 149, 11.6.2005, p. 22–39.
Directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil, du 25 mai 1999, sur certains aspects de la vente et des garanties des biens de consommation, OJ L 171, 7.7.1999, p. 12–16 ; Directive (UE) 2019/771 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2019 relative à certains aspects concernant les contrats de vente de biens, modifiant le règlement (UE) 2017/2394 et la directive 2009/22/CE et abrogeant la directive 1999/44/CE, OJ L 136, 22.5.2019, p. 28–50.
Autorita Garante della Concorrenza e del Mercato, 25 septembre 2018, Apple; Autorita Garante della Concorrenza e del Mercato, 25 septembre 2018, Samsung.
Voy. le communiqué de presse relatif à cette décision disponible sur : www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dgccrf /presse/communique/2020/CP-Ralentissement-fonctionnement-iPhone200207.pdf.
Voy. le communiqué de presse du BEUC publié le 27 Janvier 2021, ‘BEUC launches Europe-wide complaint against Nintendo for premature obsolescence’, BEUC-PR-2021-002, disponible sur: https://www.beuc.eu/publications/beuc-pr- 2021-002_beuc_launches_europe-wide_complaint_against_nintendo_for_premature_obsolescence.pdf.