Enjeux de société

Pour la justice climatique dans les Caraïbes : le cas français

Les économies fondées sur les plantations que les factions coloniales en guerre ont établies dans la région des Caraïbes ont alimenté la révolution industrielle et jeté les bases de la dynamique de pouvoir géopolitique actuelle. Pendant des siècles, les économies des Caraïbes se sont développées autour de l’exportation d’un seul produit agricole ; il n’était pas dans l’intérêt des colonisateurs de promouvoir le développement au-delà du port maritime. En fait, les capitales de la plupart des pays des Caraïbes ont été établies sur leurs côtes dans le seul but d’exporter des matières premières vers l’Europe et d’autres marchés mondiaux. Ces mêmes pays des Caraïbes sont aujourd’hui parmi les plus vulnérables aux conséquences des changements climatiques tels que l’élévation du niveau de la mer, l’érosion côtière et les événements météorologiques extrêmes (GIEC AR6 SYR, 2023, p. 6). En outre, les phénomènes climatiques extrêmes fréquents dans cette zone expliquent en grande partie pourquoi la région de l’Amérique latine et des Caraïbes est la deuxième zone la plus exposée aux catastrophes dans le monde (Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, 2020).

Si la plupart des pays des Caraïbes présentent des profils de risque climatique similaires, notamment en raison de leur taille géographique en tant que petits États insulaires en développement (PEID), leur capacité à réagir de manière adéquate varie en partie en raison de leurs structures de gouvernance postcoloniales (Robinson, 2018). Par exemple, des pays comme la Guadeloupe et la Martinique sont d’anciennes colonies françaises qui appartiennent aujourd’hui aux régions ultrapériphériques de l’Union européenne (UE). En d’autres termes, il s’agit de territoires non souverains régis par les mêmes lois et réglementations que la France métropolitaine, bien qu’ils soient séparés par un océan et des milliers de kilomètres. Les régions ultrapériphériques de l’UE contribuent également à maintenir une présence de l’UE dans les régions géographiques où elles sont situées. Il convient de noter que les régions ultrapériphériques de l’UE diffèrent des pays et territoires d’outre-mer (PTOM) de l’UE. Si les PTOM sont également d’anciennes colonies d’un État membre de l’UE, ils sont semi-autonomes et ne sont pas membres de l’UE comme les pays des régions ultrapériphériques (les PTOM bénéficient toutefois de considérations particulières de la part de l’UE). Cet article met l’accent sur les régions ultrapériphériques de l’UE en raison de leur statut non souverain.

Pourquoi la France devrait-elle être à l’avant-garde de la justice climatique ?

La France, le Portugal et l’Espagne sont les trois États membres qui possèdent des territoires dans les régions ultrapériphériques de l’UE. Six des neuf territoires de ce groupe appartiennent à la France, dont quatre sont situés dans les Caraïbes. En outre, sur les treize PTOM de l’UE, six sont liés à la France, six autres aux Pays-Bas et le dernier au Danemark. C’est donc la France qui détient la plus grande part des territoires non souverains de l’UE. Elle est également le seul État membre de l’UE à posséder à la fois des régions ultrapériphériques et des PTOM. Les zones économiques exclusives et les zones maritimes de la France — dont les territoires d’outre-mer représentent 97  % — font d’elle la deuxième puissance maritime du monde (Ferdinand, 2018). Des mesures d’adaptation au climat, telles que la restauration des zones humides, les infrastructures vertes, les améliorations structurelles, et d’autres encore, sont particulièrement nécessaires pour l’Outre-mer (comme ces territoires français non contigus sont nommés par l’administration du pays) alors que le niveau de la mer continue de monter, que les côtes s’érodent, et cela au milieu des défis de développement postcoloniaux en cours, telles que la réduction de la pauvreté entre autres.

Bien que les conditions socio-économiques des territoires français des Caraïbes — Guyane française, Guadeloupe, Martinique et Saint-Martin — soient similaires à celles de la plupart des pays souverains du Sud, leur statut de régions ultrapériphériques de l’UE les empêche de tirer parti de l’aide à laquelle ils pourraient prétendre (Ferdinand, 2018). Prenons l’exemple du Fonds vert pour le climat (FVC), qui «  est le mécanisme financier le plus important du régime climatique mondial  » (Onifade, 2021). Bien que la France soit le deuxième plus grand contributeur au FVC pour la période 2020-2023, les régions ultrapériphériques françaises ne sont pas en mesure de tirer parti de ces fonds — ou d’autres accords de financement internationaux de ce type — car elles sont politiquement situées dans le Nord global et non considérées comme pays des Suds (Mission permanente de la France auprès des Nations unies à New York, 2020). Cette réalité contribue à ce que les pays et les populations de l’outre-mer soient les plus vulnérables au climat à l’échelle nationale parmi les Français, et sur le plan géopolitique parmi les populations des PEID dans le monde (Ferdinand, 2018). En revendiquant un peu plus de la moitié de la présence géographique postcoloniale de l’UE dans le monde, la France est donc bien placée pour jouer un rôle de chef de file en matière de justice climatique1, même si elle n’est pas le seul État membre de l’UE à posséder des territoires postcoloniaux.

Définir la justice climatique

La justice climatique est un concept qui formalise que les changements climatiques ne sont pas seulement une question environnementale ou économique, mais qu’ils affectent aussi les moyens de subsistance des populations avec des implications sociales et de justice à la fois dans et entre les pays (Sultana, 2021). En outre, la justice climatique exige qu’une plus grande attention soit accordée «  à la façon dont les changements climatiques affectent les personnes de manière différente, inégale et disproportionnée, ainsi qu’à la réparation des injustices qui en résultent de manière juste et équitable  » avec les «  interventions d’adaptation ou d’atténuation poursuivies  » (Sultana, 2021). La justice climatique offre donc un cadre à travers lequel la crise climatique peut être abordée tout en créant simultanément des opportunités pour s’efforcer d’atteindre un monde postcolonial plus équitable, plus inclusif et plus juste — à l’échelle locale, nationale, régionale et internationale.

À cette fin, l’Accord de Paris a été le premier traité mondial à mentionner le concept de justice climatique. Il a également appelé à davantage de mesures d’adaptation au climat de la part des pays en développement, ainsi qu’à une réduction des émissions de carbone par le biais d’engagements volontaires de la part de tous les pays, indépendamment de leur niveau de développement ou de leur taille (Onifade, 2021). Parallèlement, si l’Accord de Paris encourageait les pays développés à soutenir financièrement les besoins d’adaptation des pays en développement, il n’était pas obligatoire (Onifade, 2021). En outre, alors que l’atténuation est une question qui a mieux réussi à obtenir un soutien géopolitique pour une action collective, l’adaptation aux changements climatiques a parfois été considérée comme une question nationale qui relève plutôt de la responsabilité des États-nations individuels (Barrett, 2012 ; Onifade, 2021). Onifade (2021) affirme donc que «  la souveraineté de l’État semble être un défi fondamental pour la justice climatique  ». Si tel est le cas, la responsabilité institutionnelle des mesures d’adaptation au climat dans les territoires non souverains des régions ultrapériphériques de l’UE incomberait alors à l’État européen continental associé, en dépit du fait que les impacts des changements climatiques sont ressentis de manière plus aiguë au niveau infranational dans les communautés locales situées dans l’ensemble des régions ultrapériphériques.

Pour être clair, la justice climatique n’a rien à voir avec le fait de blâmer ou d’ostraciser. Il s’agit plutôt de préserver, au sein des pays, le bien-être des personnes et des communautés locales marginalisées afin qu’elles puissent s’épanouir physiquement, socialement et économiquement dès aujourd’hui et à l’avenir (Onifade, 2021). En ce qui concerne les Caraïbes françaises, cela nécessiterait une évaluation institutionnelle des structures de gouvernance postcoloniales existantes afin de déterminer si des considérations politico-économiques favorisent ou entravent les efforts de planification et de mise en œuvre d’une adaptation climatique résiliente — comme une meilleure gestion des terres et de l’eau, des améliorations structurelles, des infrastructures vertes, une diversification des cultures, etc. — en utilisant une approche multiéchelles (Ferdinand, 2018 ; Onifade, 2021).

Une approche multiéchelles de l’adaptation au climat

Une approche multiéchelles de l’adaptation aux changements climatiques explore l’interaction entre les niveaux de gouvernance mondiale, nationale et infranationale dans leur capacité à réduire les vulnérabilités climatiques des personnes et des communautés les plus touchées mais les moins bien équipées pour répondre au changement climatique (Barrett 2012). Dans le même ordre d’idées, la section «  Gouvernance et politiques  » du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indique : «  Une action climatique efficace est rendue possible par un engagement politique, une gouvernance multiniveaux bien alignée, des cadres institutionnels, des lois, des politiques et des stratégies, et un meilleur accès au financement et à la technologie  » (GIEC AR6 SYR, 2023, p. 34). Et le rapport se poursuit ainsi :

«  Une gouvernance efficace à plusieurs niveaux pour l’atténuation, l’adaptation, la gestion des risques et le développement résilient aux changements climatiques est rendue possible par des processus décisionnels inclusifs qui donnent la priorité à l’équité et à la justice dans la planification et la mise en œuvre, l’allocation de ressources appropriées, l’examen institutionnel, et le suivi et l’évaluation  »

(GIEC AR6 SYR, 2023, p. 34).

Ainsi, la mesure dans laquelle les structures, les politiques et les processus intergouvernementaux s’alignent ou ne s’alignent pas peut avoir un impact sur l’efficacité des mesures d’action climatique — comme les approches d’adaptation au climat mentionnées ci-dessus — conçues et exécutées. Si ces éléments structurels ne sont pas pris en compte, les pays des régions ultrapériphériques de l’UE resteront incapables d’accéder à certains instruments financiers mondiaux (comme le Fonds vert pour le climat), ce qui pourrait accentuer leur vulnérabilité climatique au lieu de la réduire.

Au niveau national, la France engage ses régions et ses localités dans des efforts de planification de l’adaptation aux changements climatiques depuis le début des années 2000. En 2019, le Haut conseil pour le climat (HCC) a été créé en tant qu’organisme indépendant pour suivre les progrès des politiques publiques et des mesures d’atténuation selon l’Accord de Paris de 2015. Le HCC a conclu que : «  en tant que première ligne sur les questions climatiques, les régions doivent jouer un rôle important dans la coordination des actions entre les différents niveaux territoriaux et la gouvernance territoriale du climat  », bien qu’il ne soit pas évident de savoir si les régions ultrapériphériques de France étaient également incluses dans cette référence (Climate Chance, 2021). En conséquence, une attention concertée sur l’arrangement politique et institutionnel unique des régions ultrapériphériques françaises dans les Caraïbes pourrait être utile pour évaluer leur capacité à planifier et à mettre en œuvre des mesures d’adaptation aux changements climatiques robustes, étant donné leur plus grande exposition à l’intensification des saisons cycloniques, à l’élévation du niveau de la mer et à d’autres menaces liées au climat, par rapport à leurs homologues européennes.

En particulier, l’Agence française de développement (AFD) a mis en place une initiative dite de «  stratégie des trois océans  »2 depuis 2019 pour promouvoir l’intégration régionale des activités d’aide étrangère du pays, y compris la résilience climatique. Néanmoins, il semble y avoir une contradiction inhérente entre la façon dont cette stratégie engage la France en d’outre-mer par rapport à ses relations avec les nations souveraines dans les régions où elle coordonne ses efforts. Par exemple, la plupart des financements de la stratégie de l’AFD pour l’océan Atlantique prennent la forme de prêts au développement plutôt que de subventions gouvernementales entre le gouvernement central et les gouvernements locaux (régionaux). L’AFD a engagé 192 millions d’euros pour la Martinique en 2021, dont 152 millions d’euros sous forme de prêts au secteur public et 38 millions d’euros sous forme de prêts au secteur privé (Agence française de développement, n.d.). Les deux millions d’euros restants sont des subventions publiques. La Guadeloupe a également reçu 84 millions d’euros cette année-là, dont seulement trois millions sous forme de subventions. En comparaison, la République dominicaine, en tant que nation souveraine, a reçu 86 millions d’euros en prêts d’aide étrangère de la France, avec un montant nominal de 0,2 million d’euros en subventions (Agence française de développement, n.d.). Il n’est pas certain que les départements métropolitains géographiquement reliés, comme celui du Rhône ou de Paris, aient une relation intergouvernementale similaire avec le gouvernement central, mais le fait que les distributions de prêts et de subventions pour les départements de la Martinique et de la Guadeloupe ne se distinguent pas d’un programme d’aide étrangère à un pays indépendant voisin mériterait une enquête plus approfondie. Le fait de soumettre ses propres départements infranationaux à un tel endettement, en particulier ceux qui sont les plus exposés aux dangers des phénomènes météorologiques extrêmes, semble souligner la probabilité que la France d’outre-mer existe en dehors de l’État français plutôt qu’en tant que composante de celui-ci. Il semble donc pertinent d’évaluer la relation entre le gouvernement central français et ses régions ultrapériphériques à travers
le prisme de la justice climatique.

Conclusion

Le monde se trouve à un moment critique où diverses réponses aux changements climatiques sont plus que jamais nécessaires, et cela à de multiples échelles (Barrett, 2021). En particulier, les pays touchés qui n’appartiennent pas aux catégories traditionnelles d’États «  souverains  » et «  non souverains  » se trouvent dans une position précaire en raison de leur statut d’extension à l’étranger d’un pays du Nord global. Des exemples antérieurs, tels que le Fonds vert pour le climat, ont révélé que cet arrangement institutionnel postcolonial les empêche d’être admissibles à certaines ressources financières mondiales, bien que leurs conditions environnementales, économiques et sociales reflètent davantage celles des Suds. La France, en tant que pays du Nord global avec 12 territoires et 2,6 millions de citoyens dans les Suds, aurait l’occasion d’étendre son leadership mondial sur la réponse aux changements climatiques en travaillant plus intentionnellement avec ses régions administratives d’outre-mer dans les Caraïbes (où la plupart de ses régions non souveraines sont situées) par le biais d’une approche de justice climatique.

Plus précisément, une étude future pourrait porter sur les points suivants :

  • la question de savoir si la France pourrait aider tous les États éligibles — comme les régions ultrapériphériques de l’UE — à accéder aux outils de financement de la lutte contre le changement climatique au niveau mondial, d’un point de vue géopolitique ; si ou comment la France métropolitaine pourrait rationaliser les arrangements institutionnels du gouvernement central avec la France d’outre-mer au niveau national ; et
  • la question de savoir si ou comment la France métropolitaine pourrait promouvoir des mesures d’adaptation aux changements climatiques importantes, adaptées au contexte et résilientes dans ses régions ultrapériphériques au niveau local.

Bien qu’elles ne soient pas exhaustives, les conclusions de ces recherches futures pourraient indiquer de nouvelles voies à suivre, où les impacts distincts des changements climatiques sur l’outre-mer français seraient mieux reconnus et pris en compte, alors que la France s’efforce de préserver le bien-être de tous les citoyens français, qu’ils se trouvent en Europe ou à l’étranger. Il s’agit là d’une question de justice climatique.

Cet article s’appuie sur l’analyse de la justice climatique de Ferdinand (2018) pour l’outre-mer français et propose une approche multiéchelles qui intègre également plusieurs de ses arguments initiaux.

La France possède également des départements et territoires d’outre-mer dans les régions de l’océan Indien et de l’océan Pacifique, en plus des territoires français des Caraïbes dans la région de l’océan Atlantique.

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