Enjeux de société

Pour ne pas oublier : l’installation de repères de crues dans l’espace habité

En Amérique du Nord, comme ailleurs dans le monde, la présence des rivières et des fleuves est étroitement associée au développement de l’agriculture et à la sédentarisation des sociétés humaines. Aussitôt installées, les collectivités pionnières ont dû établir un équilibre entre leur prospérité et la montée des eaux. Des normes sociales, des traditions et des identités sont apparues, contribuant à façonner la culture de ces groupes riverains et la manière dont ils se représentaient le présent et envisageaient leur futur. Un des éléments largement mobilisés dans cette quête est la surveillance de repères visuels pour évaluer le niveau de l’eau, anticiper la montée des eaux et mettre en place des mesures de protection au besoin.

Ces repères visuels — ou repères de crues —, qu’ils soient formels ou informels et à usage métrique ou patrimonial, apparaissent essentiels pour les riverains et les riveraines qui se considèrent comme adaptés aux inondations récurrentes, car ils contribuent à garder une mémoire du risque d’inondation vivante et à tendre vers une culture riveraine du risque (Bouchard-Bastien, 2023). C’est à partir de ces constats, et à la suite d’une mobilisation citoyenne à l’œuvre depuis 2014 pour réfléchir aux manières de mieux gérer les risques d’inondations, qu’un projet pilote financé par le gouvernement du Québec a récemment pris forme dans la municipalité de Saint-Raymond. Ce projet expérimental s’inscrit en lien avec l’objectif du gouvernement du Québec d’institutionnaliser et de déployer des repères de crues uniformes dans certains cœurs villageois de la province, à l’instar de ce qui se fait notamment en France depuis le début des années 2000 (MEDD, 2005). Cette initiative est prometteuse, mais elle comporte également son lot d’enjeux et de défis.

Cet article souhaite examiner la pertinence et l’efficacité des repères de crues dans un contexte d’adaptation aux changements territoriaux, sociaux, politiques et climatiques à l’échelle locale ou régionale. Quels sont les facteurs favorisant leur efficacité ? Quel est le rôle de la mémoire du risque dans l’adaptation aux inondations récurrentes ? Est-ce pertinent d’investir collectivement dans cette initiative qui a fait ses preuves dans le passé, mais qui devra se soumettre à un climat changeant ? Pour répondre à ces questions, un bref survol des écrits scientifiques à propos de la mémoire et de la culture des risques sera effectué, suivi par la description des principaux usages des repères de crues. Dans un deuxième temps, le cas de Saint-Raymond sera présenté, en prenant soin de cerner les bons coups et les défis associés à ce projet pilote.

Culture et mémoire du risque

Le lien entre les repères de crues et l’adaptation aux inondations prend forme dans ce qui est appelé la culture du risque. Ce concept mis de l’avant dans les écrits scientifiques depuis les années 1980 démontre la place du risque dans la construction culturelle des sociétés (Douglas et Wildavsky, 1983). Ces contributions permettent notamment de nuancer l’approche positiviste dominante, qui considère le risque comme étant «  la probabilité qu’un événement indésirable ou dangereux se manifeste dans une situation donnée  » (Flint et Luloff, 2005), alors que dans les faits, tout n’est pas objectivement calculable et mesurable. Ainsi, la culture du risque met en lumière les capacités des sociétés à cohabiter avec un risque grâce au développement des connaissances et des pratiques basées sur les expériences et la transmission.

La mémoire du risque est également basée sur les connaissances historiques, les expériences des proches et les expériences personnelles. Toutefois, contrairement à la culture du risque, elle ne permet pas d’induire systématiquement une conduite et ne garantit pas le sentiment de permanence du risque sur le territoire (Labeur, 2013). En effet, ce n’est pas que le souvenir d’une inondation exceptionnelle qui permettra à la population d’anticiper un prochain événement. Cette nuance positionne néanmoins la mémoire du risque comme étant le substrat de la culture du risque, car elle permet d’alimenter l’imaginaire de l’inondation, d’où son caractère essentiel (Durand, 2014).

Pour transiter de la mémoire du risque à la culture du risque, et ainsi favoriser l’adaptation aux inondations récurrentes, les risques de crues et d’inondations doivent demeurer actifs et valorisés au lieu d’être cachés. C’est ici que la patrimonialisation (fabrique de patrimoines) du risque entre en scène. Elle correspond au processus par lequel on désigne : «  des “ objets1 ” qui visent à être conservés et transmis par la collectivité  » (Metzger et Linton, 2018, p. 7). La patrimonialisation explicite la mémoire et l’oubli, car elle inscrit matériellement et symboliquement la mémoire de l’événement (par exemple, à l’aide d’un repère de crues) à des fins de conservation. Elle est également le fruit d’un rapport négocié entre les groupes les plus touchés et les plus puissants, ce qui rend le contexte de sa mise en œuvre comme contributeur (ou non) à l’activation de la conscience du risque (Ullberg, 2013).

Définitions et usages des repères de crues

Comme il a été évoqué dans l’introduction, les repères de crues sont anciens et peuvent assurer différents usages. Le plus vieux témoignage repéré dans l’histoire est le nilomètre, qui daterait du troisième siècle avant notre ère. Ces repères de crue de type métrique — mesurant le niveau atteint par l’eau en mètres ou à l’aide d’une autre unité — étaient utilisés dans l’Égypte antique sur les berges du fleuve Nil, pour prédire la quantité des récoltes à venir et, de surcroît, les perceptions fiscales qui y étaient associées (Bonneau, 1986). Aujourd’hui, plusieurs repères métriques de crues sont encore utilisés, notamment par les gestionnaires de barrages, qui ont besoin de mesurer régulièrement le niveau de l’eau. Ce type d’installation est également présent sur certains réseaux routiers afin de favoriser des déplacements sécuritaires en cas de crues.

Les repères de crues peuvent également avoir un usage patrimonial lorsqu’ils visent la représentation du risque dans le temps et l’espace, et qu’ils deviennent des marqueurs de référence pouvant être partagés par un groupe et transmis entre les individus (Metzger et Linton, 2018). Généralement installés après la survenue d’une inondation majeure, ces repères se retrouvent sous différentes formes (gravures, lignes peintes, plaques métalliques, carreaux en émail, macarons scellés dans un mur, etc.) et peuvent représenter différents types d’inondations (submersion, remontée de nappe phréatique, ruissellement, etc.). Même si plusieurs repères de crues ont possiblement été détruits au fil de l’évolution des villes, il est encore possible d’en repérer de très anciens, notamment en Europe, où des repères de crues centenaires sont toujours mobilisés.

Contrairement aux repères de crues à usage métrique, les repères de crues à usage patrimonial peuvent être formels ou informels. Un exemple notable repéré sur le territoire du bassin versant de la rivière Sainte-Anne est le monument de la Vierge situé dans la municipalité de Saint-Casimir, et plus particulièrement la structure en forme de bateau qui surplombe les confluents des rivières Noire et Sainte-Anne (Figure 1). Plusieurs résidents et résidentes de ce secteur ont mentionné surveiller le niveau de la rivière en fonction de la zone rouge peinte sur le bateau. Lorsque le rouge n’est plus visible, il y a de l’eau dans les sous-sols, comme l’explique ce citoyen : «  Ça nous donne un bon point de repère par rapport à hier, ou avant-hier, c’est à quel niveau que l’eau est montée […] Quand on ne voit plus le rouge, l’eau commence à rentrer dans le sous-sol, puis la pompe part.  » Outre ce repère, aucun autre exemple n’a été repéré sur le territoire à l’étude, jusqu’à tout récemment (juillet 2022), où plusieurs repères de crues formels à usage patrimonial ont vu le jour dans la municipalité de Saint-Raymond.

Figure 1. Repère de crue sur le monument de la Vierge, Saint-Casimir
Crédit photo : Emmanuelle Bouchard-Bastien, 2018

Le cas de Saint-Raymond

Depuis ses origines, le centre-ville de Saint-Raymond est régulièrement touché par des inondations. C’est toutefois à la suite d’une inondation particulièrement marquante (15-16 avril 2014) que la collectivité s’est mobilisée pour la recherche de solutions aux problèmes engendrés par les inondations. Plusieurs facteurs semblent avoir favorisé cet élan, soit une volonté politique de faire participer la population dans la recherche de solutions, une volonté des acteurs et actrices du territoire qui avaient ciblé les inondations comme enjeu prioritaire dans le plan directeur de l’eau du bassin versant de la rivière Sainte-Anne, une impatience des citoyens et des citoyennes qui venaient de vivre deux inondations importantes en peu de temps (2012 et 2014) et l’élaboration d’un cadre de prévention des sinistres par le ministère de la Sécurité publique (MSP).

C’est dans ce contexte qu’a été créée une table de concertation sur les inondations, appelée le Comité rivière. Coordonné par l’organisme de bassin versant local (la Corporation d’aménagement et de protection de la rivière Sainte-Annela ou CAPSA), ce comité réunissait des personnes sinistrées, des citoyens et des citoyennes, des membres du personnel municipal et des élus et élues de l’échelon municipal, qui avaient l’appui de personnes représentant différents ministères provinciaux et de spécialistes universitaires en génie des eaux. La majorité des solutions proposées par ce groupe ont été techniques et centrées sur l’aléa (diminution de l’ampleur et de la récurrence des inondations). Toutefois, la présence de citoyens et de citoyennes engagés a également permis de mettre de l’avant des initiatives visant à outiller la population à se préparer aux inondations, dont l’installation de repères de crues et de panneaux d’information à des endroits stratégiques de la ville.

Au total, 19 repères de crues (Figure 2) et trois panneaux décrivant l’histoire, l’ampleur et la mémoire des inondations ont été installés dans le cœur villageois en 2022. Or, ces derniers étaient prêts à être installés dès 2019 pour souligner le cinquième anniversaire de l’inondation de 2014. Le délai rencontré entre la réalisation et l’approbation du projet est associé notamment à la source de financement (gouvernement du Québec), car le MSP souhaitait approuver les textes des panneaux d’interprétation réalisés par des membres du Comité rivière, valider la méthodologie utilisée pour déterminer le nombre et l’emplacement des repères et convenir du design de ces derniers. L’installation des repères sur certains bâtiments privés repérés par le Comité rivière a également été associée à certains enjeux qui ont allongé le processus, car quelques propriétaires manifestaient une réticence à marquer leur bâtiment ou étaient difficiles à rejoindre. Des ententes notariées ont également été nécessaires avec les propriétaires ayant donné leur consentement, afin d’offrir une servitude à la Ville pour l’entretien et assurer la pérennité du projet. Un employé municipal dédié à ces démarches administratives innovantes a été un atout dans les dernières étapes de la mise en œuvre, car en plus de faciliter le processus, cette personne a permis d’informer adéquatement les propriétaires concernés des objectifs du projet.

Figure 2. Exemple de repère de crue formel, sur les berges de la rivière Sainte-Anne, à Saint-Raymond, en terrain public
Crédit photo : Emmanuelle Bouchard-Bastien, 2022

Un exemple à suivre ?

L’exemple de Saint-Raymond, qui témoigne du premier déploiement de repères de crues formels au Québec, permet de mettre au jour des bons coups et des défis en lien avec cette initiative et son éventuel déploiement à grande échelle. Par exemple, l’accompagnement des repères de crues par des panneaux d’interprétation a permis indéniablement de valoriser les particularités locales de Saint-Raymond dans les efforts de commémoration, ce qui apparaît fondamental dans l’exercice de la mise en mémoire collective, car cette dernière doit d’être ancrée territorialement pour avoir du sens (Metzger et al., 2018). Le fait que les repères de crues ont été une initiative locale provenant de la population qui cohabite elle-même avec les inondations a également facilité leur implantation et leur acceptation. Les inondations sont de mauvais souvenirs pour certains individus et les repères de crues peuvent devenir potentiellement stigmatisants pour l’évaluation foncière des bâtiments. Ainsi, seuls des individus et des groupes qui ont développé un sentiment d’appartenance avec cette particularité de leur milieu de vie seront enclins à vouloir les commémorer. Finalement, la pérennisation des repères de crues grâce à la servitude notariée entre la Ville et les propriétaires permettra vraisemblablement d’éviter leur démolition ou leur déplacement dans le futur.

Par ailleurs, il est important de noter que les inondations sont très différentes d’une région à une autre, que ce soit concernant leur déroulement ou leurs causes, et qu’un repère de crue similaire dans l’ensemble de la province pourrait «  contribuer à imposer une forme de vision commune et partagée des inondations  » au détriment des particularités locales, de diverses représentations des événements et des savoirs et pratiques qui s’y rattachent, comme le constatent Metzger et ses collaborateurs dans leur examen de l’uniformisation des repères de crues en France (Metzger et al., 2018, p. 14). Dans cette optique, le déploiement uniforme des repères de crues permettrait difficilement de tendre vers une mise en mémoire collective et une culture du risque locale. Concernant particulièrement le cas de Saint-Raymond, la prise en charge de cette initiative citoyenne par le MSP a également généré un sentiment de perte de contrôle chez certains membres du Comité rivière en raison des délais, des demandes de modification des textes, des validations et des autorisations à avoir, des relectures et des approbations finales ayant été engendrées. En fin de compte, les membres du Comité rivière semblent avoir conservé un sentiment d’appartenance et de devoir accompli lors de l’implantation des repères de crues et des panneaux. Ce projet apparaît toutefois difficilement exportable à d’autres municipalités, car l’aplanissement des messages par les autorités responsables est susceptible d’affaiblir l’effort de patrimonialisation et l’émergence d’une culture du risque, qui doivent avant tout demeurer sur le plan local. Les repères de crues apparaissent prometteurs pour contribuer à l’adaptation aux inondations récurrentes, à condition que ces installations soient à l’image des expériences et des savoirs des riverains et des riveraines qui cohabitent avec la montée des eaux.

Les objets de la patrimonialisation peuvent être un espace, un bien, une pratique, et ne sont pas immuables (Linton et Metzger, 2018, p. 7).

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