Droit et politique

Pour un développement socioéconomique résilient : Prendre des décisions intégrant les risques climatiques

Au Canada, les scientifiques de l’adaptation soulignent combien la prise de décision constitue un enjeu (Boyd, R. et Markandya, A., 2021). Plus particulièrement, les défis principaux consistent à rassembler l’évaluation économique d’une diversité de risques d’impacts des changements climatiques, afin d’estimer les coûts de l’inaction, mais aussi les coûts des solutions d’adaptation, ainsi que leur efficacité et leurs effets, comme les coûts d’opportunité ou l’exacerbation d’inégalités, et les incertitudes.

Cela dit, la notion même de risque climatique évolue. Dorénavant, elle est basée sur l’intersection de quatre axes principaux : les aléas/effets physiques directs ; l’exposition ; la vulnérabilité (sensibilité, capacité d’adaptation) ; et la réponse (GIEC, 2022 ; voir Figure 1). La prise de décision nécessite de s’appuyer sur cette définition autant pour les risques se mettant en place lentement (stress climatiques) ou rapidement (chocs climatiques), dans le contexte actuel, autant que dans le climat futur.

Par ailleurs, avec l’évolution des préoccupations collectives envers les enjeux environnementaux et sociaux, les pratiques probantes d’analyse économique se sont adaptées pour soutenir des décisions collectives efficientes, comme l’illustrent les plus récents guides d’analyse coûts-avantages (ACA aussi appelée analyse coûts-bénéfices [ACB]) (p. ex., OCDE, 2019 ; voir Encadré 1).

Cette démarche visant l’efficience à long terme est à la portée des organisations, mais tient-elle la route dans le contexte de l’adaptation aux changements climatiques au Québec ? Cet article illustre les pratiques probantes pour adapter l’ACA au contexte des changements climatiques, en analysant une étude de cas réalisée au Québec en 2016 sur les risques côtiers à Percé, en Gaspésie (Circé et al., 2016), afin de souligner les bénéfices de cette approche, des leçons, des recommandations et des pistes de recherche.

Figure 1. Évolution du concept de risque dans les rapports du GIEC.
Source : Figure originale, inspirée de GIZ et EURAC (2017), GIEC (2022).
La notion de risque climatique évolue tant sur le plan théorique qu’opérationnel. Partant des années 2000 avec une conception centrée sur la vulnérabilité du côté du GIEC (2007) et centrée sur un risque à deux axes (vulnérabilité et aléas) en gestion des risques (ISO31000), la publication du plus récent rapport du GIEC (2022) définit dorénavant le risque à l’intersection de quatre axes principaux : les aléas/impacts physiques directs, l’exposition, la vulnérabilité (sensibilité, capacité d’adaptation) et la réponse. Cependant, les pratiques opérationnelles actuelles (ex. ISO14090) sont encore basées sur la version intermédiaire du risque à trois axes (aléas, exposition, vulnérabilité) (GIEC, 2014).

Encadré :
Qu’est-ce que l’analyse coûts-avantages dans le contexte de l’adaptation aux changements climatiques ?

[L]’analyse coûts-avantages (ACA) […] permet de comparer la somme des avantages nets de chaque option d’adaptation, du point de vue de la société. Il s’agit d’une méthode largement utilisée, notamment par les différents ordres de gouvernement depuis plusieurs décennies. Sur une période donnée, elle permet d’estimer la valeur économique des retombées d’un projet sur ses composantes économiques, environnementales et sociales. L’ACA permet de comparer dans le temps différentes options d’adaptation sur une base commune à l’aide d’indicateurs (valeur actualisée nette [VAN] ; ratio avantages-coûts [ratio A/C]., et ainsi de classifier les options étudiées en fonction de leur performance économique.

L’ACA se distingue d’une analyse financière par la considération des avantages et des coûts directs et indirects économiques, environnementaux et sociaux d’une option, alors qu’une analyse financière s’intéresse seulement aux flux monétaires pour le promoteur et n’intègre pas les externalités liées à la réalisation d’un projet, telles que les retombées sociales et environnementales.

La réalisation d’une ACA comprend six étapes principales : 1) identification des options d’adaptation ; 2) identification des effets appréhendés des options d’adaptation et de la non-intervention ; 3) monétisation des effets négatifs (coûts) et des effets positifs (avantages) ; 4) estimation des coûts de mise en œuvre des options d’adaptation ; 5) comparaison des coûts et des avantages ; 6) analyse de sensibilité des résultats. (Adapté de Circé et al., 2016, p. 17-18).

Dans le contexte de l’adaptation aux changements climatiques, les solutions désignées comme « optimales » à la suite d’une ACA sont celles qui :

– Minimisent les coûts (de conception, de réalisation, d’entretien, des conséquences sur les groupes vulnérables, etc.) ;
– Augmentent les avantages (coûts évités pour les activités à risque, valorisation des écosystèmes, incluant le coût social
du carbone, valorisation des moteurs économiques régionaux, de la santé et de la qualité de vie) ;
– Offrent une certaine flexibilité et adaptabilité dans le futur, tout en étant robustes (voir le diagramme ci-dessous).

Facteurs à minimiser ou à augmenter pour des solutions d’adaptation optimales à évaluer avec l’ACA
Source: Figure originale

Prendre en compte les coûts et les avantages : le cas de la promenade de Percé face à l’érosion des berges

Pour un choix collectif éclairé : l’ACA basée sur les risques pour faire face aux changements climatiques

La promenade emblématique de Percé donne une vue privilégiée du spectaculaire Rocher Percé, et attire environ 4  000 touristes annuellement (Circé et al., 2016). Cependant, les risques côtiers, principalement d’érosion des berges, ont endommagé la promenade datant des années 1960, avec un taux d’érosion anticipé de 9 à 15  cm par année, mettant en péril les infrastructures. Devant ce constat, autant la municipalité que les gouvernements provincial et fédéral se sont alliés afin de prendre une décision éclairée : faut-il investir collectivement dans la réfection de la promenade ? Si oui, quelle option serait la plus avantageuse à long terme ? Pour Percé, les options étaient donc :

  • Ne pas intervenir ;
  • Reconstruire une promenade résistante aux conditions futures ;
  • Faire une recharge de plage en galets ;
  • Faire une recharge de plage en galets avec épis (structures perpendiculaires à la berge pour
    atténuer l’énergie des vagues).
Figure 2.
A. Localisation (Circé et al., 2016)
B. Promenade de Percé avant sa réfection (2014)
C. Vue du Rocher Percé depuis le quai.
Crédits photos : Ouranos.

Pour réaliser ce choix collectif éclairé, une analyse coûts-avantages comparant plusieurs options d’adaptation a été réalisée. Cependant, certains axes essentiels ont été modifiés pour intégrer les changements climatiques :
1. Allonger la temporalité des décisions.
2. Intégrer les risques climatiques.
3. Choisir des solutions pour tenir compte d’une plus grande complexité.
Les modifications et améliorations apportées à l’ACA pour le cas de Percé sont résumées au tableau 1. Pour refléter l’état de l’art depuis 2016, des ajouts ont été apportés (Guide ACA, OCDE, 2019 et Guide ACA Inondations, Boyer-Villemaire et al., 2021). Un glossaire recense et définit les termes techniques employés.

Tableau 1. Bonnes pratiques de décisions avec risques climatiques, selon le cas de Percé.
Source : Tableau original.
Allonger la temporalité des décisions : période d’étude, conditions de vie à long terme, taux d’actualisation dégressif

La vraisemblance des aléas climatiques change et l’appréciation des risques (l’identification, l’analyse et l’évaluation) en continu devient un besoin. À l’historique s’ajoutent les risques futurs et émergents – typiquement sur quelques décennies, qui s’intègrent mieux sur une planification à long terme. Ainsi, dans le cas de Percé, une période de prise de décision sur 50 ans a été retenue, et la période a été divisée en trois horizons temporels où le climat était considéré comme stable.

De plus, le GIEC appelle à placer le rehaussement des conditions de vie minimales et dignes (development first) au cœur des trajectoires de développement résilient, ce qui inclut de conserver l’intégrité de l’environnement et pousse à redéfinir les bases de la rentabilité. Pour le cas de Percé, ces valeurs ont été exprimées par les différents acteurs, intégrées aux scénarios d’adaptation, puis dans les effets considérés dans la prise de décision.

Enfin, la VAN a été utilisée dans l’ACA comme indicateur économique de l’équilibre entre les coûts et les avantages. Le taux d’actualisation est appliqué comme correctif pour refléter la préférence des individus pour le temps présent, mais cette préférence exacerbe les inégalités entre les générations. Ainsi, dans l’étude de Percé, un faible taux d’actualisation, soit de 4 %, a été utilisé, comparativement à celui de 6 à 8 % recommandé pour les politiques publiques. Depuis le cas de Percé, les pratiques ont évolué et les guides internationaux (p. ex., OCDE, 2019) favorisent les taux faibles et dégressifs
au fil du temps (voir Boyer-Villemaire et al., 2016).

Intégrer les risques climatiques

L’information climatique projette des scénarios climatiques influant sur la vraisemblance des aléas climatiques. Les Portraits climatiques d’Ouranos1 soutiennent l’identification préalable des aléas qui sont ensuite affinés et appliqués à l’étendue géographique faisant l’objet de la prise de décision. La bonne pratique reste d’évaluer l’effet des modèles climatiques et des choix des scénarios sur la décision (Charron, 2016), et le sixième rapport du GIEC a publié de nouvelles simulations climatiques mondiales (ensemble CMIP6) et de nouveaux scénarios mondiaux (shared-socioeconomic pathways — SSP).
À Percé, deux scénarios d’émission ont été utilisés dans l’évaluation économique, le RCP 4.5 et le RCP 8.5, afin de tester la sensibilité de la décision à l’un ou l’autre.

Une fois les scénarios et variables climatiques déterminés, les chaînes d’impacts climatiques sont intégrées aux systèmes grâce à des standards d’appréciation des risques (ISO14090, -91, -92) et à des outils opérationnels (CVIIP, BARC de ICLEI, VACCIn). Ces chaînes d’impact se caractérisent par :

  • leurs niveaux de conséquences (directes, indirectes et systémiques) ;
  • leur degré d’intégration : une diversité d’éléments exposés (vulnérabilité propre aux actifs et aux activités), mais aussi de répercussions sur l’environnement et sur la santé et la sécurité des populations.

À Percé, l’analyse des risques était issue d’une modélisation s’appuyant sur des contrats d’expertise. Les conséquences de l’aléa d’érosion ont été considérées de manière directe (p. ex., perte de terrain) autant qu’indirecte (p. ex., perte d’achalandage). La submersion n’étant pas un enjeu, seul le rehaussement marin a été considéré dans la conception des solutions. Par ailleurs, des indicateurs des trois piliers du développement durable ont été utilisés pour l’évaluation intégrée des répercussions (voir section suivante).

Choisir des solutions pour tenir compte d’une plus grande complexité

Par un ensemble de paramètres qui évoluent dans le temps et l’espace, la complexité est au cœur de la décision d’adaptation climatique. Cela exerce une influence sur le scénario de référence, les chaînes d’impacts intégrés, le traitement des incertitudes et le besoin d’analyses complémentaires.

Le choix du scénario de référence se fait entre celui du statu quo (pratiques courantes) et celui de la non-intervention. Dans l’étude de Percé, c’est la non-intervention qui a été utilisée, ce qui reflète l’ouverture à revisiter les choix antérieurs.

En adaptation climatique, la diversité des effets — au-delà des répercussions financières — est centrale et inclut :

  • Les coûts évités maximisés : la solution retenue présente une efficacité à réduire les dommages
    (60-70 % du statu quo, Boyer-Villemaire et al., 2021), à un coût total abordable.
  • La quantification des biens et services environnementaux : la décision optimale implique une absence d’effets, voire des avantages marqués pour l’environnement (évalués entre autres grâce à la classification des services environnementaux de Markandaya [OCDE, 2019]).
  • Le coût social du carbone (CSC) : la solution optimale atténuera le flux de carbone en plus d’être efficace pour réduire les risques. La valeur du CSC est déterminée par Environnement et changements climatiques Canada et est établie à 50  $ CA/tCO2 (ECCC, 2016) (la recherche suggère dorénavant 290  $ CA2023/tCO2 ; [Rennert et al., 2022]).
  • La quantification des répercussions sur la santé : analyse des dépenses supplémentaires en soins de santé (pertes de productivité, perte de qualité de vie et dépenses supplémentaires).
  • Les coûts de gestion des urgences : la réduction des coûts de gestion des urgences différencie certaines solutions, réduisant considérablement les actifs exposés.

À Percé, la solution retenue permettait d’éviter 100  % des dommages. Les répercussions environnementales des solutions ont été considérées par transfert de bénéfices selon l’empiétement et les coûts de compensation, mais le carbone n’a pas été considéré. En ce qui concerne la santé, la répercussion retenue était la perte d’accès à un lieu bénéfique (marche quotidienne) et a été estimée
par le temps de transport supplémentaire vers un lieu de rechange. Enfin, les coûts de gestion des urgences n’ont pas été considérés.

Finalement, réaliser des analyses complémentaires est nécessaire et permet d’évaluer la robustesse de la décision. À Percé, des analyses quantitatives de sensibilité (taux d’actualisation, modélisation climatique, aléas) ont été réalisées, mais plus récemment, une démarche multicritère a posteriori a été recommandée pour intégrer davantage d’incertitudes dans la décision, comme la considération des effets intangibles et aspects sociaux (p. ex., méthode ACS+), les risques résiduels et autres (Boyer-Villemaire et al., 2016).

Figure 3. Valeurs actuelles nettes (VAN) des scénarios d’adaptation évalués à Percé
Source : D’après Circé et al. (2016)
Résultats de l’ACA de Percé

Selon les valeurs actuelles nettes (VAN) du segment au cœur de Percé (Figure 3), la non-intervention engendrerait des pertes de 700  M$ ; les solutions de contrôle de l’aléa (enrochement, mur de béton, riprap), de 300 à 400  M$ ; et deux solutions nettement avantageuses (recharge de plage et recharge avec épis) permettent de conserver l’achalandage touristique à un faible coût de réalisation.

Les leçons et recommandations

Les bénéfices observés de cette démarche

Le projet des ACA zones côtières a non seulement soutenu la municipalité de Percé et d’autres acteurs régionaux dans la gestion améliorée des aménagements et actifs côtiers, mais a aussi convaincu le gouvernement du Québec d’agir. En effet, encore aujourd’hui, des retombées se matérialisent à la suite de cette série d’analyses coûts-avantages (Tableau 2).

  • Au premier niveau : justification d’un point de vue collectif d’investir localement ;
  • Au deuxième niveau : transfert de cette démarche d’ACA basées sur les risques côtiers sur d’autres territoires ou concernant d’autres aléas climatiques ;
  • Au troisième niveau : transformation des institutions et de la gouvernance des zones côtières, l’ultime niveau d’apprentissage collectif pour la société.

Enfin, il est à noter que le suivi de ces retombées a été réalisé par contacts sporadiques, qui gagneraient à être plus structurés.

Tableau 2. Retombées du projet ACA zones côtières en trois niveaux
Pour un dialogue multidisciplinaire vers des décisions robustes

La mise à contribution de plusieurs savoirs et compétences disciplinaires (sciences du climat et de l’environnement, gestion des risques de catastrophes, sciences économiques et de la gestion) a certainement renforcé la démarche. Il s’avère toutefois essentiel de planifier un rôle de coordination multidisciplinaire de projet.

La démarche d’adaptation aux changements climatiques révèle aussi l’importance d’accepter de prendre des décisions dans un contexte de croissance des incertitudes (modélisation, climat, évolution socioéconomique). Pour une prise en compte robuste de l’incertitude sans freiner la prise de décision, il convient :

  • D’adopter un cadre participatif qui engage les parties prenantes dans le dialogue pour créer un consensus sur les notions de risque acceptable, d’équité intergénérationnelle, d’intégrité de l’environnement et de reconsidération des choix antérieurs.
  • D’intégrer l’évolution du climat en analysant les nombreuses incertitudes (Charron, 2016) et en prévoyant la mise à jour.

La crise climatique et la crise de la biodiversité sont interreliées. Il importe donc d’intégrer des avantages environnementaux dans la prise de décision, dans l’évaluation de répercussions environnementales, mais aussi dans les variantes potentielles d’adaptation fondées sur la nature, d’infrastructure naturelle ou hybride.

Besoin d’accélérer la prise de décision basée sur les risques et l’accompagnement

Enfin, en guise de réflexion, il s’avère que les différents acteurs de l’adaptation souhaitent trouver des solutions avant tout, ce qui nécessiterait une meilleure opérationnalisation du cadre conceptuel du risque issu du sixième rapport du GIEC. Il existe également un besoin d’outils accessibles et d’accompagnement pour généraliser et accélérer la prise de décision basée sur les risques climatiques, autant dans les organisations publiques que privées. Ces outils et méthodes peuvent exister à la frontière de la recherche et de la société, mais les questions suivantes demeurent : quels outils opérationnels, accessibles et efficaces la science peut-elle offrir et quel accompagnement fournir aux organisations pour adopter ce virage de l’intégration des risques climatiques dans leurs décisions ?

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