Enjeux de société

Quel rôle pour les psychologues du travail et des organisations face à la crise climatique ?

La crise socioécologique actuelle forcera le monde du travail à s’adapter radicalement dans les prochaines années. Si les répercussions des changements climatiques apparaissent distantes aux yeux de certains corps dirigeants, à peu près tous les secteurs d’activité seront touchés directement ou indirectement. Déjà, les secteurs de l’agriculture et de la foresterie s’adaptent aux catastrophes climatiques qui agissent directement sur leur rendement.

Au Québec, une majorité croit que ce sont les entreprises qui devraient en faire plus pour lutter contre les changements climatiques, juste devant le gouvernement fédéral et les individus (Champagne St-Arnaud et al., 2023). On observe également des préoccupations grandissantes chez les personnes dirigeant les petites et moyennes entreprises (PME), qui constituent la majorité des entreprises de la province : si la croissance habituellement préconisée au sein de ces organisations doit être remise en question par rapport à ses conséquences sur le plan environnemental, quel avenir peuvent-elles espérer pour leur entreprise et pour la sécurité d’emploi de leur personnel ?

Comment accompagner les entreprises — et les individus qui en font partie — face aux défis que suscitent ces transformations majeures ? Dans le cadre de cet article, nous postulons que les psychologues du travail et des organisations peuvent jouer un rôle clé dans cet accompagnement.

Qui sont les psychologues du travail et des organisations ?

Les psychologues du travail et des organisations (PTO) représentent en quelque sorte des spécialistes de la dimension humaine au travail. À la différence des psychologues cliniciens et cliniciennes qui interviennent en lien avec les enjeux de santé mentale des individus, les PTO portent leur regard sur les humains dans les organisations (p. ex., au sein d’entreprises privées et publiques). Les PTO peuvent intervenir sur le plan organisationnel (p. ex., gestion du volet humain d’un changement), groupal (p. ex., résolution de conflits au sein d’une équipe) et individuel (p. ex., coaching d’un cadre dirigeant). Parmi leurs champs de pratique, on compte également le recrutement de personnel et l’évaluation du potentiel à l’aide de tests psychométriques, la formation en milieu de travail, le soutien aux transitions de carrière et les interventions pour soutenir la santé psychologique au travail.

Le rôle des PTO peut ressembler sensiblement à celui des professionnels en ressources humaines à certains égards. Toutefois, leur formation ancrée dans la psychologie et la recherche les amène à appuyer leur pratique sur une démarche d’intervention systématique et rigoureuse, ancrée dans les données probantes et les cadres de référence en psychologie (p. ex., théories de la motivation, stades de développement de l’adulte, facteurs de risque à la détresse, etc.).

Ainsi, les PTO utilisent leur connaissance approfondie de la personnalité, des relations humaines et des facteurs qui motivent l’humain à passer aux actes et à changer pour soutenir les entreprises dans l’atteinte de leurs objectifs. On peut aisément imaginer que ces facteurs puissent être déterminants dans la transformation des comportements et des pratiques dans les organisations pour faire face à la crise climatique. Mais qu’en est-il réellement ? Dans les prochaines sections, nous explorerons la place des questions environnementales dans la discipline de la psychologie d’abord, puis dans le champ plus précis de la psychologie du travail et des organisations. Les constats relevés s’appuient sur une recension des écrits.

Quelle place pour les questions environnementales en psychologie ?

En faisant un examen des écrits scientifiques liant environnement et psychologie, on constate que ceux-ci apparaissent de manière plus marquée autour de 2005. Pourtant, déjà dans les années 1950, Kurt Lewin, auteur phare en psychologie sociale, intégrait les questions environnementales à son programme de recherche. Dans les années 1970, un premier programme de formation en psychologie environnementale voyait également le jour aux États-Unis (Campbell et Campbell, 2005). Après près de 20 ans de recherches en psychologie environnementale, un constat demeure : la crise socio-écologique et les changements climatiques suscitent généralement peu d’intérêt chez les psychologues. Ces questions sont perçues traditionnellement comme appartenant aux domaines des sciences naturelles, des technologies et de l’administration publique.

Les scientifiques qui s’intéressent à la question s’entendent pour dire que les psychologues gagneraient à prendre davantage part aux débats et aux discussions publics en matière d’environnement, pour plusieurs raisons. D’abord, cette discipline est de plus en plus sollicitée par les décideurs politiques et les groupes militants dans l’espoir de mieux comprendre, prédire et modeler les comportements pour qu’ils deviennent plus durables. La psychologie peut aussi permettre de mieux comprendre les mécanismes psychologiques et les biais cognitifs qui sous-tendent nos décisions en regard de l’environnement. Par exemple, les risques sont perçus comme moins importants lorsque les événements sont éloignés dans le temps et l’espace. Selon les résultats du Baromètre climatique (Champagne St-Arnaud et al., 2023), de 20 à 30 % seulement des Québécois et Québécoises percevaient la crise climatique comme une « menace élevée à court terme pour eux-mêmes, pour leur famille et pour leur municipalité ou leur localité » (p. 14), même si 73 % d’entre eux et elles se disaient « très préoccupé[e]s par les problèmes environnementaux en général » (p. 8).

Les écrits soulignent également de plus en plus les conséquences du déclin de l’environnement et de l’anticipation de la crise climatique sur la santé mentale : émotions négatives, écoanxiété, deuil, trauma, etc. (Kalwak et Weihgold, 2022). Plus particulièrement en psychologie environnementale, une recension de la littérature récente souligne l’abondance des écrits sur les déterminants des comportements pro-environnementaux (p. ex., croyances, valeurs, émotions individuelles), négligeant toutefois bien souvent les facteurs contextuels en jeu (p. ex., politiques publiques, présence d’infrastructures) (Freschi et al., 2023). Dans les articles des cinq dernières années, on remarque d’ailleurs des critiques grandissantes à l’égard des approches préconisées en psychologie de l’environnement, qui ont tendance à être individuelles. On leur reproche notamment d’ignorer les barrières structurelles au changement, de promouvoir une représentation de la nature humaine statique et déconnectée des contextes, puis de négliger l’influence des dimensions sociales sur les comportements individuels (p. ex., relations de pouvoir). Le regard est porté sur la responsabilité individuelle plutôt que collective, ce qui est peu surprenant dans une société néolibérale, et ce, même en contexte militant (Kalwak et Weihgold, 2022).

Qu’en est-il en psychologie du travail et des organisations (PTO) ?

En 2005, Campbell et Campbell argumentaient que les changements climatiques avaient une incidence sur l’ensemble des champs de pratique des PTO. Comme ce sont les organisations (ou entreprises) qui ont le plus de poids dans la balance environnementale — par exemple, en économie et en conservation d’énergie —, les personnes qui jouent un rôle-conseil auprès de ces dernières peuvent avoir une influence importante sur leurs pratiques organisationnelles. Ces auteurs soulignent que les PTO ne peuvent pas changer les systèmes socioéconomiques directement, mais qu’en travaillant avec les personnes détenant le pouvoir décisionnel, ces professionnels et professionnelles sont en mesure d’encourager la mise en œuvre de pratiques plus soutenables.

Quelles sont ces pratiques ? Le Tableau 1 en expose quelques-unes. Les écrits scientifiques qui allient psychologie, environnement et contexte de travail — le plus souvent en gestion des ressources humaines — misent principalement sur la responsabilisation des membres du personnel (Responsabilisation individuelle, dans le Tableau 1).

Par exemple, un PTO pourrait mettre en œuvre un programme de formation qui sensibilise les membres du personnel à l’adoption de comportements pro-environnementaux (CPE) en milieu de travail. Ce serait alors aux membres du personnel d’adopter certains CPE afin que l’organisation atteigne les cibles environnementales fixées. Quelques écrits font aussi mention de pratiques qui responsabilisent l’ensemble des membres de l’organisation (Tableau 1, Responsabilisation collective), telles que l’adoption d’une charte de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Dans ce cas, tous les membres du personnel sont impliqués collectivement dans le changement, par exemple en s’engageant à ce que les départements pertinents s’approvisionnent à des fournisseurs certifiés «  verts  ». Finalement, des écrits plus récents mentionnent la nécessité d’adopter une série de pratiques, autant individuelles que collectives, qui doivent être appliquées en bloc pour mener à un changement de culture en profondeur. Il s’agit d’intégrer ces pratiques aux priorités organisationnelles, dans le cadre d’une stratégie claire et globale (Tableau 1, Stratégie organisationnelle). Dans ce dernier cas, non seulement les pratiques individuelles et collectives sont inclues, mais un changement de postures s’impose. C’est ce qu’illustre la Figure 1 avec la mise en évidence des niveaux de pratique qui s’imbriquent les uns dans les autres, avec les pratiques de moins grande envergure (niveau 1) à celles de plus grande envergure (niveau 3). Les auteurs les plus radicaux, comme la chercheuse en psychologie organisationnelle Edina Dóci, appellent même à un changement de paradigme dans lequel le PTO cesserait de promouvoir la productivité des entreprises et deviendrait le psychologue de l’organisation des changements sociaux (niveau 3).

Toutefois, sur la base de notre recension des écrits et de notre expérience professionnelle (en colloque universitaire et sur le terrain), les pratiques proposées dans le Tableau 1 et leur mise en relation présentée dans la Figure 1 ne sont pas encore appliquées par les PTO.

Des changements comportementaux aux changements de paradigmes

La question de la culture organisationnelle — et du changement de culture — nous apparaît donc particulièrement importante lorsqu’il est question de lutte aux changements climatiques. Or, les PTO sont bien outillés pour accompagner ce type de changement organisationnel en profondeur.

La lutte aux changements climatiques appelle à une remise en question des idéologies, des paradigmes et des croyances. Des conflits de valeurs peuvent également être vécus à la fois sur les plans individuel (p. ex., se préoccuper de la détérioration environnementale due au tourisme de masse par rapport à vouloir s’initier à d’autres cultures) et collectif (p. ex., mettre en œuvre des pratiques durables coûteuses comparativement à viser l’efficience). En contexte de changements climatiques, les changements organisationnels revêtent une complexité particulière, du fait que les perturbations vécues sont à grande échelle, qu’elles peuvent éveiller des enjeux existentiels profonds (p. ex., sens de la vie), que le changement est imposé par des contraintes externes plutôt qu’internes à l’organisation (p. ex., demandes ministérielles, transformation de l’environnement où est localisée l’entreprise) et que les barrières psychologiques au changement sont nombreuses (p. ex., biais de confirmation qui perpétue des croyances climatosceptiques).

Ainsi, la transition socioécologique soulève des enjeux profondément humains. Pourtant, il semble que les PTO tardent à s’investir dans la mise en œuvre des changements nécessaires à cette transition. Comment l’expliquer ? D’abord, accompagner le changement organisationnel implique une volonté des dirigeants et dirigeantes d’entreprises qui embauchent les PTO à cet effet. Quel pouvoir d’influence peuvent-ils avoir lorsque le changement de paradigme nécessaire pour lutter contre les changements climatiques n’est pas sollicité par les clients et clientes qui contractent leurs services ? Une autre piste explicative concerne la posture des psychologues, notamment sur le plan éthique. En effet, l’examen du code d’éthique de l’American Psychological Association (APA) permet de cerner certains principes qui pourraient décourager les psychologues d’agir face à la crise climatique, tels que : l’impératif de demeurer dans son champ de pratique et celui de travailler à partir d’un savoir issu de sa propre discipline. Le devoir de réserve des psychologues implique également d’user de précaution dans leurs prises de position. Or, s’il est vrai que les psychologues guident les personnes, les groupes et les organisations dans la recherche de leurs propres réponses, le contexte des changements climatiques pourrait-il demander de jouer un rôle d’influence plus important qu’à l’habitude ?

À ce titre, le code d’éthique de l’Association canadienne de psychologie soutient l’argumentaire en faveur du rôle d’influence des PTO, en faisant de la responsabilité face à la société un de ses quatre principes éthiques. Dans cette perspective, chercher à comprendre et à intervenir par rapport aux enjeux environnementaux, dommageables pour les générations actuelles et futures, pourrait être vu comme un impératif éthique, comme certains le suggèrent (Swim et al., 2021). Un autre argument en faveur de l’intervention des psychologues en matière de changements climatiques concerne les fondements scientifiques sur lesquels s’appuie cette discipline. La lutte aux changements climatiques n’est pas une lutte politique, au sens de « partisane ». Prendre part à cette lutte ne signifie pas forcément d’agir comme activistes radicaux, mais d’agir avec rigueur à la lumière des preuves scientifiques que nous ne pouvons plus ignorer. Le groupe de travail de l’APA sur les changements climatiques (2022) abonde dans ce sens en invitant les psychologues à agir comme défenseurs au sein des organisations où ils et elles travaillent, en s’inspirant de la psychologie du travail et des organisations.

Et maintenant ?

Vous l’aurez compris : nous nous joignons aux scientifiques qui soulignent la pertinence d’adopter des approches plus critiques en psychologie et de joindre nos forces dans la lutte aux changements climatiques. Un premier examen sommaire des écrits nous a permis de cerner toute la complexité des décisions et des comportements en matière d’environnement, de l’importance du rôle des PTO à cet égard, mais aussi de constater un apparent manque d’intérêt de ces professionnels et professionnelles face aux questions environnementales.

Nous croyons que ces réflexions initiales, notamment sur le plan éthique, peuvent inspirer d’autres professionnels et professionnelles appelés à accompagner des entreprises et leur personnel, tels que les conseillers et conseillères en ressources humaines, les conseillers et conseillères en orientation, les médecins du travail et les ergonomes.

Nos prochaines étapes ? Poursuivre notre exploration des écrits de manière plus systématique et documenter ce qui se fait concrètement sur le terrain, en entreprise, pour lutter contre les changements climatiques. Et surtout, passer à l’action. C’est l’appel que nous lançons à nos collègues psychologues, et à tous les individus qui ont le pouvoir d’influencer les organisations : s’investir dans la transformation socioécologique qui, nous le croyons, est à notre portée à tous et à toutes. Et si les organisations tardaient à agir pour faire face à la crise socioécologique, ou si les actions en restaient sur le plan symbolique, il resterait à vous, à nous, membres du personnel, de prendre collectivement la parole et de revendiquer le profond changement de culture qui s’impose.

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