Droit et politique

Réflexions sur la séquence d’atténuation « éviter-minimiser-compenser » dans les plans régionaux des milieux humides et hydriques au Québec

Les milieux humides et hydriques (« MHH ») sont reconnus comme étant des écosystèmes qui remplissent plusieurs fonctions écologiques, comme la protection de la biodiversité, la séquestration du carbone et le contrôle du niveau de l’eau. Leur conservation et leur restauration sont importantes pour résoudre les crises conjointes de la perte de biodiversité et des changements climatiques, ces milieux faisant partie des «  solutions fondées sur la nature  » et contribuant à la résilience des communautés.

Au Québec, les municipalités régionales de comté et les villes-MRC (ci-après « MRC ») doivent élaborer et mettre en œuvre des plans régionaux des milieux humides et hydriques (« PRMHH »), comme requis aux articles 15 à 15.7 de la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et favorisant une meilleure gouvernance de l’eau et des milieux associés (« Loi sur l’eau »). Les PRMHH doivent respecter trois grands principes : l’objectif d’aucune perte nette, la gestion cohérente par bassin versant et l’adaptation aux changements climatiques.

Selon l’article 15.2 de la Loi sur l’eau, les PRMHH doivent comprendre les milieux «  présentant un intérêt particulier pour la conservation  », ceux «  pouvant potentiellement être restaurés pour en améliorer l’état et les fonctions écologiques  » et ceux visés pour leur utilisation durable. Ainsi, les MRC deviennent responsables d’ancrer des mesures d’atténuation pour « éviter-minimiser-compenser  » les perturbations aux MHH en réfléchissant à l’échelle des bassins versants, et possiblement les intégrer aux documents d’aménagement du territoire.

Cette séquence est une démarche en trois étapes, couramment appliquée à l’échelle des «  projets  », qui implique de prévenir les conséquences autant que possible, de minimiser les conséquences inévitables et ultimement d’équilibrer les pertes résiduelles par des actions compensatoires. Conformément aux articles 46.0.1 et suivants de la Loi sur la qualité de l’environnement (« LQE »), certains projets se situant dans les MHH sont soumis à une procédure d’autorisation et doivent mettre en œuvre la séquence d’atténuation. Cette analyse «  projet par projet  », telle qu’appliquée par le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP), constitue une approche qui présente d’importantes limites (Dupont et Lavallée, 2021). Le commissaire au développement durable (CDD) a récemment confirmé que l’étape d’évitement, qui prend la forme d’un évitement «  géographique  » par la démonstration de site alternatif, n’était pas appliquée de façon rigoureuse par le MELCCFP (Commissaire au développement durable, 2023).

Intégrer la séquence d’atténuation à l’échelle des bassins versants permet d’identifier des sites alternatifs dans une perspective spatiale plus vaste et de considérer les possibilités de restauration de manière à contribuer au réseau écologique. Cela permet également de considérer des problématiques peu visibles à l’échelle des « projets », comme les pollutions en tête de bassin qui se répercutent sur d’autres municipalités en aval, les conséquences cumulatives d’une multitude de projets (dont ceux exemptés d’autorisation), les régions ayant connu de fortes pertes historiques de MHH, ou encore les pollutions diffuses par différents contaminants, comme les pesticides. En effet, il peut être difficile d’établir un lien de causalité entre un projet précis, spatialement restreint et délimité, et ces pollutions complexes à détecter. De plus, le principe de proportionnalité commande que le porteur d’un projet n’ait à payer que pour les dommages qu’il cause. Ainsi, l’aménagement du territoire permet de spatialiser et d’anticiper les mesures d’atténuation, sans faire reposer une charge disproportionnée sur les maîtres d’ouvrage, en faisant intervenir les acteurs municipaux, mais aussi d’autres acteurs essentiels dans la mise en œuvre des mesures d’atténuation, comme les organismes de bassin versant.

Malgré cela, l’intégration de la séquence éviter-minimiser-compenser aux plans d’aménagement du territoire demeure sous étudiée et sous-exploitée (Bigard, 2018). Dans cette optique, le présent article souhaite faire état du droit relatif aux PRMHH pour mieux comprendre les possibilités de conservation et de restauration lors de l’élaboration de ces plans ainsi que les défis de mise en œuvre concernant les mécanismes de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU). Quelques réflexions sur l’avenir des PRMHH sont proposées au fil du texte.

La planification régionale des MHH par la Loi sur l’eau : possibilités et limites

Les PRMHH sont des outils de planification, développés par des acteurs responsables de l’aménagement du territoire, qui ont des compétences sur des territoires administratifs qui ne concordent pas forcément avec les limites des bassins versants. Par exemple, il est possible qu’une MRC exerce son autorité à l’intérieur d’une certaine portion d’un bassin versant, ou encore sur un territoire qui recoupe plusieurs bassins versants.

Reconnaissant ces problèmes de «  non-concordance  » et les effets pervers d’une approche trop centralisée, l’idée des PRMHH est de laisser une marge de manœuvre suffisante aux MRC au sein d’un système de co-gestion des MHH. Le MELCCFP se voit accorder un rôle de supervision, notamment lors de l’approbation des PRMHH et de la publication d’un bilan de mise en œuvre tous les 10 ans, respectivement prévue aux articles 15.4 et 17.2 de la Loi sur l’eau. Le MELCCFP peut également demander la modification d’un schéma d’aménagement et de développement (SAD) ou d’un règlement de zonage s’il estime qu’il ne protège pas adéquatement les MHH, conformément aux articles 53.13 et 165.2 de la LAU, mais en pratique, ces pouvoirs sont rarement utilisés.

D’emblée, pour renforcer la phase d’évitement, la littérature scientifique rappelle qu’il faut poser des limites à ce qui peut être compensé pour les milieux irremplaçables, difficiles à restaurer ou vulnérables (Dupont et Lavallée, 2021). Les PRMHH sont pertinents à ce sujet, car ils identifient les MHH d’intérêt en évaluant et en priorisant les MHH selon une échelle de valeur écologique tenant compte de leur potentiel de conservation ou de restauration. Toutefois, selon l’article 46.0.4 de la LQE, le MELCCFP a seulement l’obligation de prendre en considération les éléments contenus dans les PRMHH, ce qui permet au ministre d’autoriser des projets même dans les MHH désignés comme étant d’intérêt par les MRC.

Par ailleurs, la Loi sur l’eau prévoit que les plans régionaux ne visent que les MHH, soit des écosystèmes d’une grande valeur qui rendent plusieurs services écologiques. Par souci d’appréhender la biodiversité dans son ensemble, certaines MRC ont inclus d’autres milieux naturels plus communs et moins valorisés. Par exemple, les quatre MRC du Centre-du-Québec ont tenu compte des friches, des boisés, des noyaux de conservation et des corridors naturels. La littérature scientifique reconnaît d’ailleurs que les compensations écologiques affichent un meilleur taux de succès lorsqu’elles prennent la forme de restaurations et ciblent des écosystèmes dégradés ou qui se régénèrent rapidement, soit des écosystèmes écologiquement simples (zu Ermgassen, 2022).

Bien que les PRMHH ne soient pas encore adoptés, il est déjà possible de réfléchir à des éléments de contenu à bonifier pour la prochaine génération de PRMHH, soit en 2032-2042. Selon nous, il serait souhaitable d’intégrer tous les milieux naturels aux PRMHH. Cette proposition permettrait de considérer les corridors écologiques, ainsi que les milieux forestiers, les friches et les prairies agricoles. De plus, le MELCCFP devrait également considérer les MHH désignés comme présentant un intérêt écologique dans un PRMHH comme étant un motif de refus raisonnable à la délivrance d’une autorisation ministérielle.

Une mise en œuvre qui s’annonce difficile au regard des mécanismes de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme

L’aménagement du territoire mobilise les planificateurs et les élus municipaux, qui sont appelés à réfléchir aux mesures de conservation et de restauration à des échelles plus stratégiques lors de l’élaboration des PRMHH. Or, une difficulté rencontrée par les planificateurs en matière de conservation des MHH consiste à convaincre les élus et la population d’adopter des normes opposables ayant pour effet de restreindre les droits d’usage et de limiter les activités économiques qui étaient jusque-là permises.

Rappelons la nature des PRMHH : ni des plans de développement ni juridiquement contraignants, ces plans traduisent une intention de planification en désignant «  symboliquement  » les MHH d’intérêt, mais leur protection nécessite l’adoption de règlements régionaux ou municipaux. Ceci est dû à la préférence du législateur pour une obligation de compatibilité, tel que requis à l’article 15.5 de la Loi sur l’eau.

Contrairement à l’inconciliabilité ou la conformité, la compatibilité est une notion méconnue en droit municipal québécois, ce qui risque d’engendrer quelques débats.

Ainsi, une fois les PRMHH adoptés, les MRC doivent modifier leur SAD pour le rendre compatible avec le contenu du PRMHH. Le SAD est un outil de planification obligatoire qui n’a aucun effet direct sur la population, mais qui doit être repris dans les réglementations municipales. Les municipalités locales devront ainsi se conformer au SAD adopté par les MRC en intégrant les MHH identifiés au SAD dans leurs plans d’urbanisme («  PU  ») et leurs règlements d’urbanisme.

Or, le choix du législateur d’opter principalement pour des mécanismes de conformité régionale (SAD au PU) et locale (PU au zonage) de la LAU nous apparaît sous-optimal, car ils sont associés à un long déroulement et à des retards, ce qui réduit leur efficacité (Rochefort, 2021). Bien que le processus soit clair et obligatoire, il n’en reste pas moins que certains SAD n’ont pas été modifiés depuis plus de 30 ans. De plus, une fois amorcé, le processus de révision du SAD est lent et prend plusieurs années, voire des dizaines d’années. Pour accélérer le processus, les MRC peuvent adopter des règlements de contrôle intérimaire ou des règlements régionaux, notamment sur les contraintes naturelles, l’écoulement des eaux ou le déboisement. Ces règlements présentent des pouvoirs restrictifs intéressants, mais sont facultatifs et laissés à la discrétion des MRC.

Par ailleurs, l’intégration des mesures d’atténuation dans les documents d’urbanisme est nécessaire pour mieux anticiper le déploiement de l’évitement et de la compensation (Bigard, 2018). Ceci représente un progrès important, car il est de plus en plus reconnu que les documents d’urbanisme améliorent l’efficacité de la séquence d’atténuation. Pour y arriver, les municipalités locales disposent de nombreux pouvoirs pour conserver les MHH (bandes tampons, densité, restrictions d’usage, permis à caractère discrétionnaire, etc.).

Dans ce contexte, le droit de propriété n’étant pas absolu, les municipalités locales vont pouvoir limiter les usages, par exemple en restreignant l’abattage d’arbres, conformément à l’article 113 (12.1) de la LAU. Toutefois, l’exercice de ce pouvoir a été interprété comme une expropriation déguisée dans l’affaire Dupras c. Ville de Mascouche (2022). Par conséquent, il semble moins risqué de se fonder sur les zones de contrainte de l’article 113 (16) de la LAU, qui permet de « régir ou prohiber tous les usages du sol », comme est venue le confirmer l’affaire Pillenière, Simoneau c. Saint-Bruno-de-Montarville (2021).

De plus, les décisions récentes de la Cour suprême dans l’affaire Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax (2022) et de la Cour supérieure dans l’affaire Sommet Prestige Canada inc. c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville (2023) semblent justifier une intervention du législateur afin de clarifier la portée des réglementations municipales en matière de conservation des milieux naturels, de manière à accroître la sécurité et la prévisibilité juridiques. Les modifications législatives ayant cours concernant la Loi sur l’expropriation sont à suivre à ce sujet. Il semble également souhaitable
de clarifier la portée des pouvoirs de zonage en ajoutant un principe de non-indemnisation à l’art. 113 de la LAU. Une telle précision permettrait de limiter les indemnisations lorsque des usages sont restreints par voie réglementaire.

En somme, les mécanismes de la LAU peuvent générer d’importants retards, voire des poursuites judiciaires. Pour faciliter le travail des acteurs locaux, il apparaît souhaitable de réviser la LAU pour revoir l’aménagement du territoire à la lumière des enjeux contemporains (Mercier et Simard, 2020), pour ainsi faciliter la conservation de la biodiversité et lutter contre les changements climatiques. Ceci pourrait s’accompagner d’une révision des outils de conservation volontaire, comme les servitudes personnelles, ou par l’introduction d’une «  obligation réelle environnementale  », pour inciter les propriétaires à entreprendre des actions de conservation (Racicot, 2022).

Perspectives des PRMHH dans un contexte législatif et institutionnel hasardeux

Un système de co-gestion des MHH, incluant des plans régionaux, n’est pas nécessairement efficace dès sa mise en œuvre : il le devient par l’apprentissage et l’amélioration continue. L’agilité du système est déterminante pour être en mesure de le bonifier en tenant compte des retours d’expérience. Le bilan décennal prévu à l’article 17.2 de la Loi sur l’eau est encourageant, mais il en faudra davantage pour une gouvernance réellement adaptative. Espérons que la réalisation du bilan global permettra de rendre compte des mesures d’évitement, de minimisation et de compensation, notamment en ce qui concerne leur variété de formes et leur efficacité, de manière à obtenir un meilleur aperçu de ce qui se fait réellement sur le terrain. Pour l’instant, une analyse croisée des PRMHH est difficile en raison de l’hétérogénéité des données et des méthodes suivies par les MRC.

Par ailleurs, ignorer la phase d’évitement, tel que l’a rapporté le CDD, génère trop de besoins en compensation, ce qui risque de (sur)mobiliser les agriculteurs lors de la recherche de surfaces potentielles pour accueillir les compensations. Il semble donc souhaitable d’exempter de l’autorisation de la Commission de protection du territoire agricole du Québec (« CPTAQ ») la restauration active, de manière à limiter le pouvoir discrétionnaire de la CPTAQ sur le sujet. Cela exigerait une modification de l’article 26 de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, afin d’ajouter une mention que «  les activités de conservation et de restauration des MHH permettent de maintenir la fin agricole de la parcelle concernée, même si l’usage qui en est fait n’est pas voué à l’agriculture  ».

En définitive, le monde municipal peut et doit agir de concert avec le gouvernement provincial pour favoriser l’atteinte des objectifs des PRMHH. Plus qu’une obligation légale, les PRMHH représentent une opportunité d’enfin reconnaître et valoriser ces milieux naturels pour arrimer les actions gouvernementales vers une vision commune de l’adaptation aux changements climatiques et de la conservation de la biodiversité.

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